"Les nouvelles générations arabes se sont en fait repolitisées" Samir Amin

mardi 16 août 2011.
 

Pour l’universitaire 
et chercheur égyptien, plus rien ne sera comme avant :
ce mouvement 
de protestation remet en cause à la fois l’ordre social interne aux pays et la place des pays arabes dans l’échiquier politique régional et mondial.

Quel regard portez-vous sur ce qui se passe dans le monde arabe six mois et plus après la chute de Ben Ali en Tunisie et d’Hosni Moubarak en Égypte  ?

Samir Amin. Ce qui est sûr, c’est que plus rien ne sera comme avant. Car il ne s’agit pas d’un soulèvement avec pour seul objectif celui de se débarrasser des dictateurs en place, mais d’un mouvement de protestation de très longue durée, qui remet en question à la fois l’ordre social interne dans ses différentes dimensions, notamment les inégalités criantes dans la répartition de revenus, et l’ordre international, la place des pays arabes dans l’ordre économique mondial, c’est-à-dire la sortie de la soumission au néolibéralisme, et dans l’ordre politique mondial, c’est-à-dire la sortie de la soumission au diktat des États-Unis et de l’Otan. Ce mouvement, qui a aussi pour ambition de démocratiser la société, réclamant la justice sociale et une autre politique économique et sociale, nationale et, je dirai, anti-impérialiste, va donc durer des années, avec, bien sûr, des hauts et des bas, des avancées et des reculs parce qu’il ne va pas trouver sa solution dans les semaines ou les mois à venir.

Cela vous a-t-il surpris que 
ces soulèvements soient portés, 
voire impulsés, par de nouveaux acteurs – les jeunes en particulier  ?

Samir Amin. Non, et c’est très positif. Les nouvelles générations se sont en fait repolitisées. En Égypte, par exemple, la jeunesse est très politisée. Elle l’est à sa manière, en dehors des partis traditionnels de l’opposition qui, dans la tradition égyptienne, sont les partis de tradition marxiste. Mais elle ne s’est pas repolitisée contre ces partis. Je peux vous dire qu’à l’heure actuelle il y a une sympathie profonde et spontanée entre ces jeunes et les partis de la gauche marxiste radicale, à savoir ceux de tradition socialiste et communiste.

Vous dites que c’est un 
mouvement de longue durée, 
mais si on prend l’exemple 
de l’Égypte, est-ce qu’il n’y a 
pas un risque que ces révolutions soient récupérées par les forces conservatrices  ?

Samir Amin. Il y a certes des risques de natures diverses, dont celui à court ou à moyen terme de mise en place d’une alternative islamiste et réactionnaire. C’est d’ailleurs le projet des États-Unis et, malheureusement, l’Europe les suit, du moins en ce qui concerne l’Égypte, c’est-à-dire l’alliance entre les forces réactionnaires égyptiennes et les Frères musulmans, avec de surcroît le soutien des alliés de Washington dans la région, Arabie saoudite en tête, et même d’Israël. Alors est-ce que cela réussira ou non  ? Il est possible que cela fonctionne dans le moyen terme, mais cela n’apportera aucune réponse aux problèmes du peuple égyptien. Par conséquent, le mouvement de protestation et de lutte continuera et s’amplifiera. En outre, il faut savoir que les Frères musulmans sont eux-mêmes en crise…

En rapport avec ce que vous venez d’évoquer, que pensez-vous 
de ce qui se passe d’abord en Syrie, où le régime de Bachar Al Assad vient d’autoriser le multipartisme, escomptant ainsi ramener le calme  ?

Samir Amin. La situation syrienne est extrêmement complexe. Le régime du Baas, qui avait été légitime il y a longtemps, ne l’est plus du tout  : il est devenu de plus en plus autocratique et policier, et en même temps, sur le fond, il a fait une concession gigantesque au libéralisme économique. Je ne crois pas que ce régime puisse se transformer en régime démocratique. Aujourd’hui, il est contraint à des concessions, ce qui est une bonne chose, parce qu’une intervention extérieure comme celle en Libye – heureusement elle n’est pas possible dans le cas de la Syrie – serait une catastrophe supplémentaire. En outre, par rapport à l’Égypte et à la Tunisie, la faiblesse en Syrie est que les mouvements de protestation sont très disparates. Beaucoup, je ne veux pas généraliser, n’ont même pas de programme autre que la protestation et ne font pas le lien entre la dictature du régime et ses options libérales en matière économique.

Ne craignez-vous pas une implosion de la Syrie en raison d’un risque d’affrontement interconfessionnel entre sunnites et alaouites, druzes, chrétiens  ?

Samir Amin. C’est un risque. L’implosion des États de la région est un projet des États-Unis et d’Israël. Mais ce ne sera pas facile parce que le sentiment national syrien est une composante forte et présente dans tous les mouvements qui contestent aujourd’hui le régime, et ce en dépit des divergences existantes entre eux.

Il y a aussi le Yémen, allié 
des États-Unis  ?

Samir Amin. Les États-Unis soutiennent le régime d’Ali Abdallah Saleh. La raison est leur crainte du peuple yéménite, surtout dans le sud du pays. Ce dernier avait eu un régime progressiste marxiste, légitime, bénéficiant d’un soutien populaire puissant, et dont les forces aujourd’hui sont présentes et actives dans le mouvement de protestation sociale. Washington et ses alliés craignent donc un éclatement du pays et le rétablissement du régime progressiste dans le Sud-Yémen. Par conséquent, en laissant al-Qaida, qui est un instrument largement manipulé par les États-Unis, occuper des villes du Sud, le régime yéménite, avec l’aval américain, veut faire peur aux couches progressistes afin de leur faire accepter le maintien de Saleh au pouvoir.

Et s’agissant de la situation en Libye, où le risque d’implosion existe  ?

Samir Amin. La situation est dramatique mais très différente de celles de l’Égypte et de la Tunisie. Les forces qui s’opposent en Libye ne valent guère mieux les unes que les autres. Le président du Conseil national de transition (CNT), ­Moustapha ­Abdeljalil, est un démocrate très curieux  : c’était le juge qui avait condamné à mort les infirmières bulgares avant d’être promu ministre de la Justice par Kadhafi. Le CNT est un bloc de forces ultraréactionnaires. Quant aux États-Unis, ce n’est pas le pétrole qu’ils recherchent, ils l’ont déjà. Leur objectif, c’est mettre la Libye sous tutelle afin d’y établir l’Africom (commandement militaire pour l’Afrique) – aujourd’hui basé à ­Stuttgart en Allemagne – après que les pays africains, et ce, quoi qu’on en pense, ont refusé son établissement en Afrique. Concernant le risque d’éclatement du pays en deux ou trois États, Washington peut très bien opter pour le schéma irakien, à savoir maintenir formellement une unité sous la protection militaire occidentale.

Entretien réalisé par 
Hassane Zerrouky, L’Humanité


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