Paco Ibanez « La rage au cœur et au corps »

vendredi 19 août 2011.
 

« La plus espagnole de toutes les voix », selon Dali, revient 
à la fin de l’année pour entonner 
la poésie du continent sud-américain. 
À soixante-dix-sept ans, ce symbole de l’anti franquisme reste une voix 
de combat.

Vous venez de présenter en avant-première au festival les Suds à Arles un nouveau répertoire composé de poèmes latino-américains. Au cœur du Théâtre antique, vous avez beaucoup joué avec le silence. Quelle est cette musique  ?

Paco Ibanez. Le silence est une musique céleste, la plus belle du monde. Il fait partie de l’espace. S’il n’y avait pas de vide où mettrait-on le plein  ? Je chante en plusieurs langues et je fais également chanter le public. C’est incroyable comme les chansons prennent une autre dimension quand les gens reprennent No soy de aqui (je ne suis pas d’ici). Les voix deviennent harmonie totale. C’est un moment magique. J’ai eu du mal à finir la chanson. Après des moments d’émotion comme celui-ci, la gorge se serre et rien ne passe. Cela me rappelle un concert que je donnais en Argentine, à la Escuela mecanica, là où les fascistes torturaient les femmes et les hommes. La dernière chanson était Palabras para Julia (paroles pour Julie). Il planait un silence tellement fort qu’il m’aurait été impossible de chanter après cela. Il faut rappeler que les femmes entonnaient ce morceau pour se donner du courage lorsqu’elles étaient torturées. Ce fut une impression très forte…

Ces moments d’émotion ont-ils fait évoluer votre rapport à la musique, et à votre instrument  ?

Paco Ibanez. Ce qui a évolué n’est pas très visible, cela se passe à l’intérieur, dans la façon de chanter, le tempo. Aujourd’hui, je prends plus de temps pour chanter. Je n’ai pas pensé le silence, cela n’a rien d’arithmétique. Au fur et à mesure, la chanson s’installe et m’indique quand je l’ai chantée trop rapidement. De retour à la maison, elle m’engueule jusqu’à ce que je la chante au bon rythme. Concernant la guitare, elle s’adapte désormais aux notes que la chanson exige, pas une de plus. Impressionner par mon jeu de guitare ne m’intéresse pas, la guitare est un accompagnement. À aucun moment, elle n’est mise en évidence si ce n’est « à l’intérieur ». Ces accords-là, ces harmonies, collent au texte.

Comment est né ce projet autour
des poèmes latino-américains  ?

Paco Ibanez. On a décidé d’aller le déclarer à la mairie aujourd’hui, mais cela fait longtemps que je vis avec l’idée de ces chansons. Ce n’est pas moi qui décide, encore une fois, cela se passe à l’intérieur. Comme si la décision appartenait aux chansons elles-mêmes. À partir de là, elles entrent dans le corps et donnent le coup d’envoi pour enregistrer le disque. Sans cela, impossible de chanter. J’ai la chair de poule en pensant à Pablo Neruda. Je chante ses Veinte Poemas de amor y una canción desesperada (Vingt Poèmes d’amour et une chanson désespérée), Juventud (jeunesse), trésor divin du poète nicaraguayen, Ruben Dario. On trouve aussi des textes du Cubain Nicolas Guillén sur Che Guevara, et de la tragédienne argentine Alfonsina Storni.

Vous avez toujours été un amoureux du futur et vous chantez encore
ce poème de Léon Felipe, Como tu. « Je suis une pierre qui servira peut-être un jour à une fronde. »
Quel sens donnez-vous aujourd’hui
 à cette chanson  ?

Paco Ibanez. Généralement, les gens perçoivent la fronde comme quelque chose de concret. C’est l’histoire de David et Goliath. Je la prends également dans ce sens-là, celui du petit qui l’emporte sur le grand. Aujourd’hui, nous luttons contre l’impérialisme américain et les valeurs qu’il introduit dans le monde. Je ne sais pas comment on parvient à trouver le sommeil face à la rage que tout cela provoque. Au Portugal, une famille parlait l’anglais parfait d’Oxford… sans même comprendre cette langue, je sentais que c’était une belle musique. Je n’allais pas à la plage pour les écouter parler, ce qui prouve bien que je ne suis pas fondamentalement hostile à l’anglais. Mais cette langue, devenue instrument de l’impérialisme, m’est aujourd’hui insupportable. Je ne peux m’empêcher de la percevoir comme l’outil de la colonisation, elle est porteuse de la décadence de la société. Partout, la musique anglo-saxonne est présente et efface les autres cultures. J’adore les musiques traditionnelles mais amusez-vous à chercher sur Internet de la musique pakistanaise. Vous trouverez deux ou trois morceaux typiques quand tout le reste ne sera que bruit et uniformité. Le sarod aujourd’hui reste au placard pour laisser place à la guitare électrique et à la machine à broyer les esprits. Chaque jour, l’Amérique avance un peu plus, des salles de musique sont rachetées… C’est la guerre propre, une autre forme de colonisation séduisante, qui passe par des « valeurs » détestables  : McDonald’s, le chewing-gum, l’équivalent de l’analphabétisme… Je dis toujours que nous sommes « mésopotamiques », nous avons dans le sang cette culture ainsi que celle de la Grèce, de la Rome antique, des Arabes et de la Révolution française. Eux sont « hippopotamiques ». Dans cette culture, tout est matériel et concret. Seul l’argent importe. Pour exister, les gens vendent leur identité pour avoir leur part du gâteau.

Vous avez chanté Plaza Catalunya, à Barcelone, pour les Indignés. Comment avez-vous accueilli
 ce mouvement  ?

Paco Ibanez. Comme quelqu’un qui n’en croit pas ses yeux  ! Je ne cessais de me demander où était la jeunesse. Voire même si elle existait encore. Je les trouvais tous bien dressés et muets, mastiquant du chewing-gum. Et, d’un seul coup, on entend cette voix indignée qui crie son ras-le-bol de la même manière que tu te le dis chaque jour. Les jeunes aussi subissent l’insupportable chaque jour et ils se sont fait entendre, voilà de quoi redonner espoir. Un peu de soleil est sorti de cette nuit de l’horreur que nous sommes en train de vivre. La rage au cœur et au corps  !

Entretien réalisé par Lina Sankari, L’Humanité


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