Ilya Ehrenbourg Le journaliste dont les mots étaient des obus

samedi 11 juin 2016.
 

Écrivain, pétri de culture et d’art, familier des artistes et intellectuels des capitales européennes dont Paris, il fut un acteur de la lutte contre le fascisme en Espagne et de la terrible guerre de l’Union soviétique contre la barbarie nazie. En 1954, 
son roman le Dégel fut le premier de la déstalinisation.

On a dit que ses articles dans le journal de l’armée, l’Étoile rouge, ses chroniques à la radio étaient «  autant d’obus tirés contre l’envahisseur nazi  ». Le commandant d’une unité de partisans précisera à ses hommes qu’ils pouvaient rouler leurs cigarettes dans du papier journal, «  sauf avec les articles d’Ilya Ehrenbourg  ». Ehrenbourg, journaliste, écrivain, né à Kiev en 1891. Il appelle à une lutte sans merci et, s’il trouve les mots de la colère, il trouve aussi ceux de l’esprit et de l’universalité  : «  Notre armée défend ici, sur les rives de la Volga, non seulement les trésors de l’Ermitage et de la galerie Tretiakov, mais aussi les toiles du Vatican et du Prado, des Offices et de la Pinacothèque, de la chapelle Sixtine et de la National Gallery.  »

Mais avant de connaître le journaliste Ilya Ehrenbourg, on avait connu l’écrivain, il y a de cela pas mal d’années, disons dans les années soixante. Qu’est-ce qui poussait alors un adolescent à lire le roman d’un écrivain russe – soviétique – ? Sûrement le besoin de comprendre ce qu’était devenu le petit portrait de Staline au fusain posé sur le bureau paternel, et pourquoi le sentiment d’un désarroi profond s’était installé à la maison pendant quelque temps. Le Dégel, d’Ilya Ehrenbourg, était, si l’on peut dire, le premier roman de l’après-stalinisme, au titre emblématique, paru en 1954, tout juste un an après la mort du «  Petit Père des peuples  », comme on crut longtemps pouvoir appeler Staline et deux ans avant la révélation des crimes et de l’ampleur de la déportation, de l’arbitraire et de la torture par Nikita Khrouchtchev, au 20e congrès du PCUS.

Le Dégel, donc. Au fond, il n’y avait pas en apparence, dans ce roman, de quoi brûler le Kremlin et renverser des statues. Non, mais simplement des hommes et des femmes qui discutaient à cœur ouvert des échecs de la production, un peintre qui disait que «  rompu à la confection de poncifs  », il voulait «  revenir à l’art véritable  ». Peu de choses, mais qui désignaient, en creux, les chapes de plomb posées sur la parole et l’art, et qu’Ehrenbourg avec d’autres commençaient à soulever. Ehrenbourg qui dans ses mémoires a écrit ceci  : «  Je n’ai jamais éprouvé la peur, ni sur les fronts, ni en Espagne, ni dans les bombardements, mais seulement en temps de paix, quand j’entendais un coup de sonnette.  »

L’Espagne, où, journaliste, il croise Hemingway, Mikhail Koltsov, brillant journaliste lui aussi et victime peu de temps après de Staline, Malraux bien sûr, un ami de plusieurs années déjà, depuis le congrès des écrivains de Moscou où l’un comme l’autre ont tenté de défendre une littérature vraie contre l’ahurissante irréalité du réalisme socialiste. Depuis le congrès des écrivains pour la paix de Paris en 1936, marqué par un vif incident avec les surréalistes et le suicide de René Crevel. Mais c’est bien avant, à Paris, qu’Ilya Ehrenbourg était devenu journaliste, selon ses propres termes «  par hasard  » et «  uniquement parce que (j’)étais en colère  ». Paris, avant la grande boucherie de 1914. Ehrenbourg avait participé, en Russie, à la révolution vaincue de 1905. Il avait passé six mois en prison. En France, il croise Lénine et les révolutionnaires en exil, mais il n’est encore qu’un jeune postulant poète qui côtoie tout de même Apollinaire, Picasso, Modigliani… Il apprend à regarder la peinture et dit, en évoquant les Memling vus à Bruges  : «  Pour la première fois, je regardais les peintures autrement que pour leur sujet.  » La colère, donc, qui le fera devenir journaliste, c’est quand, dans ces années, il lit, dans les Nouvelles de la Bourse, journal russe, une série d’articles sur Paris qui ne sont que clichés, vrais mensonges et fausses vérités. Il prend sa plume, envoie ses propres articles – ils seront publiés – et commence alors une longue collaboration avec ce journal puis d’autres, dont Izvestia, en Espagne.

Les années qui suivront seront faites d’allers-retours entre la Russie soviétique qui semble construire ce monde nouveau auquel il aspire et les capitales européennes où il trouve le bouillonnement artistique et intellectuel qui tisse sa propre vie d’écrivain, auteur au total de plus d’une trentaine de romans. La réalité soviétique, pourtant, s’assombrit déjà. Son ami et camarade de lutte des jeunes années, Boukharine, l’une des grandes figures de la révolution, est condamné à mort lors d’un procès inique monté de toutes pièces.

La guerre, la «  grande guerre patriotique  » de l’Union soviétique, va balayer pour un temps les ombres. On le croit du moins. Elle sera, pour Ehrenbourg qui le revendique, «  un apprentissage de la haine  », devant la barbarie. La petite ville d’Istra, parmi des milliers d’autres  : trois maisons sur mille demeurent, 300 habitants sur 16 000. Les derniers mois de ce combat titanesque sont ceux de la découverte des camps et de l’Holocauste. «  Nous savons pardonner le mal qui nous a été fait, mais pas celui qui a été fait aux enfants. Nous savons être indulgents avec les fous, mais pas avec les inventeurs des camions à gaz.  » Mais Ehrenbourg le sait déjà, «  les éléments du fascisme peuvent se nicher ailleurs que chez les fascistes  ». Ehrenbourg, qui est juif, se veut avant tout soviétique. Il combattra le sionisme, mais lorsqu’il retourne à Kiev voir sa maison natale et questionne le concierge qui l’a connu  : «  Mais où sont les juifs  ?  », ce dernier lui répond simplement  : «  Dieu merci, les Allemands les ont tous tués.  »

En 1953, il refuse de signer une pétition contre les médecins du complot dit «  des blouses blanches  », tous juifs. Il écrit à Staline pour expliquer son refus. Staline meurt quelques jours plus tard et il ne faudra qu’un mois à son âme damnée, Béria, pour avouer que le prétendu complot n’était qu’une machination. Les années d’après le Dégel seront faites d’ombre et de lumière. Ehrenbourg sera tantôt accusé d’avoir été la face présentable de Staline pour les intellectuels et l’Occident, tantôt suspecté quand il évoquera, dans les débats littéraires, James Joyce ou Marcel Proust. Il sera victime d’un dernier tour, à sa mort, en 1967. Alors que des milliers de personnes attendent le cortège à une porte, on le sort par une autre, pour l’enterrer sans public. Quelques mois avant, il avait répondu à propos de Staline et du stalinisme  : «  Je n’ai pas de réponse à ces questions. Des millions de personnes allaient à la mort avec son nom à la bouche. Je vois un lapin devant la gueule du boa et je ne comprends pas. Je cherche avidement la réponse.  »

À lire : La Vie tumultueuse d’Ilya Ehrenbourg, juif, russe et soviétique, de Ewa Bérard. Éditions Ramsay. 380 pages.

Maurice Ulrich


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