Mariage, domination et amour... (Stéphanie Coontz)

mercredi 25 avril 2018.
 

Stéphanie Coontz enseigne au Evergreen State College (Olympia, Washington). C’est une historienne de la famille qui a publié de nombreux livres, dont le plus récent est sous-titré : « De l’obéissance à l’intimité ou comment l’amour a conquis le mariage » [1]. Nous avons repris et traduit ici quelques extraits d’une interview qu’elle a donnée au mensuel Against the Currentdes (Etats-Unis). [red. de solidaritéS] [2]

Vos premiers livres s’intéressaient aux rôles des femmes dans les sociétés sans classe ou au tout début des sociétés de classe. Qu’est-ce qui vous a poussée à partir de là ? Quels éléments ce travail vous a-t-il apporté pour votre réflexion sur le mariage dans les sociétés mo-dernes ?

J’ai été influencée par les visions féministes des années 70, qui défiaient l’idée traditionnelle selon laquelle le rôle de la famille était de protéger la femme et les enfants. D’abord, j’avais été persuadée par certaines des premières auteures féministes, qu’il y avait eu une sorte de « chute » originelle d’une société matriarcale vers une société patriarcale, avant de me convaincre rapidement que les faits ne corroboraient pas l’idée qu’une société matriarcale ait jamais existé. Il devenait aussi clair que le « patriarcat » était beaucoup plus variable et complexe que nous ne l’avions initialement pensé, et que parler de « patriarcat » était aussi abstrait et peu utile que de parler de « société de classe » en général (...)

Qu’est-ce que vous considérez comme le véritable mariage traditionnel ?

La forme la plus commune de mariage du passé n’était pas celui d’un homme et d’une femme, mais d’un homme avec plusieurs femmes. La polygamie [désigne n’importe quelle alliance matrimoniale allant au-delà du simple couple] est la forme de mariage qui a été adoptée par le plus grand nombre de sociétés. Mais il y a eu d’énormes variations dans le passé, incluant la polyandrie (une femme et plusieurs hommes), les mariages fantômes [3], les « female husbands », etc. La chose principale qu’il faut garder à l’esprit, c’est que pendant des milliers d’années, le mariage n’avait rien à voir avec l’amour ou l’attraction mutuelle, mais avec des alliances politiques ou économiques, pour sceller des traités de paix, voire pour accroître la force de travail de la famille. (...)

Vous indiquez que l’amour dans le mariage est la conséquence de la révolution bourgeoise. Pourtant, vous ajoutez que ce n’est que depuis les années 60, avec la mise au point d’une contraception sûre, le maintien des femmes mariées dans le monde du travail et les services qui ont permis de réduire le temps et l’énergie nécessaire pour s’occuper d’un foyer, que les gens ont pu vraiment choisir de se marier par amour ou de ne pas se marier. Nos notions de famille et d’âge adulte ont-elles intégré ces réalités ?

Nous envisageons souvent les femmes comme le sexe romantique, mais ce sont en réalité les hommes qui ont en premier adhéré à la révolution de l’amour. La dépendance économique et légale des femmes les forçait à se montrer plus calculatrices. Encore en 1967, les deux tiers des étudiantes, contre seulement 5% des étudiants, disaient qu’elles pouvaient envisager d’épouser quelqu’un qu’elles n’aimaient pas, s’il répondait à tous leurs autres critères de choix. Aujourd’hui, 80% des membres des deux sexes disent qu’ils cherchent une « âme sœur ». Ainsi, le triomphe du lien amoureux est complet, ce qui implique que vous ne devez pas épouser quelqu’un que vous n’aimez pas, même si vous tombez enceinte, et que vous avez le droit de quitter un mariage malheureux. Ainsi, notre romantisation du mariage coexiste, en une tension difficile, avec la maternité hors mariage, le célibat volontaire et le divorce. Nous sommes toujours en grande difficulté pour comprendre comment aborder un monde où le mariage comme relation est toujours hautement valorisé, tandis que le mariage comme institution a perdu sa capacité d’organiser la vie sociale et personnelle.

Il y a une vielle histoire de nonne travaillant dans une colonie de lépreux. Un visiteur lui fait la remarque suivante : « Ma sœur, je ne ferais pas cela pour tout l’argent du monde ». A quoi la nonne répond : « Moi non plus, si la notion d’amour n’était pas utilisée comme un bâton contre les femmes pour les enfermer dans un rôle à cause de leur amour ». Qu’y a-t-il de différent aujourd’hui ?

Lorsque le lien amoureux est devenu en vogue, il y a un peu plus de 200 ans, les vieilles et pénibles réalités de la subordination féminine au sein du mariage ont commencé à être moins visibles. Le travail des femmes, requis précédemment sous la contrainte d’une punition, commençait à être considéré comme quelque chose de volontaire, accompli pas amour. Ainsi, d’une certraine manière, l’idée de l’amour rendait plus facile pour les femmes d’intérioriser leur dépendance. D’autre part, cela leur donnait plus d’influence sur leur mari sous de nombreux rapports et, puisque les femmes avaient gagné le droit légal et les ressources économiques de quitter le mariage, l’amour a pu être utilisé pour négocier des mariages plus honnêtes et satisfaisants. Je pense que le grand combat d’aujourd’hui, c’est d’équilibrer notre désir compréhensible d’amour avec nos besoins aussi significatifs de réseaux de soutien social et d’amitiés au-delà du couple. (...)

Le mariage est une stratégie encouragée par la droite pour les femmes pauvres. L’administration Bush a dégagé 100 millions de dollars par an pour encourager le mariage des femmes. Quelle stratégie sociale serait un appui pour les femmes pauvres ?

(...) Résoudre la pauvreté par le mariage est une dangereuse illusion. Une femme pauvre qui accède à un mariage stable fait certes un gain économique. Mais si elle se marie et divorce ensuite, elle se retrouvera dans une position pire encore - et ses enfants finiriont souvent plus mal émotionnellement que si elle ne s’était jamais mariée. Un moyen plus sûr et à long terme de réduire la pauvreté au féminin, c’est d’améliorer l’accès des femmes à l’éducation supérieure et de financer une prise en charge des enfants accessible et de qualité. Le taux de pauvreté des mères célibataires disposant d’un diplôme universitaire et travaillant à plein temps est inférieur à 2%. (...)

COONTZ Stephanie

Notes

[1] Stéphanie Coontz, Marriage, A History : From Obedience to Inti-macy or How Love Conquered Marriage, New York, Vintage Press, 2005.

[2] L’interview dans sa version intégrale en anglais se trouve sur le sit d’ESSF. Voir Marriage Demystified

[3] Lorsque le dernier descendant d’une lignée (la lignée étant l’ensemble de ceux qui descendent d’un même ancêtre) meurt sans avoir d’enfants, il épouse à titre posthume une femme qui va concevoir des enfants avec un géniteur tiers, et ceux-ci seront les enfants du mort (ndt.)


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