Lénine - Lettre à Sylvia Pankhurst (1919) [sur les élections, la révolution...]

mardi 30 août 2011.
 

28 août 1919

Chère Camarade ! Je n’ai reçu qu’hier votre lettre du 16 Juillet dernier. Je vous suis infiniment reconnaissant pour les renseignements que vous me donnez concernant l’Angleterre et je vais tacher de satisfaire votre désir en répondant à votre question.

Je ne doute pas que, parmi les représen­tants du prolétariat, un grand nombre d’ou­vriers, les meilleurs, les plus honnêtes, les plus sincèrement révolutionnaires soient en­nemis du parlementarisme et adversaires de toute action au parlement. Plus la culture ca­pitaliste et la démocratie bourgeoise sont an­ciennes dans un pays donné, et plus c’est là un phénomène compréhensible, car la bour­geoisie, dans les vieux pays parlementaires, a remarquablement appris le jeu de l’hypocrisie et connaît mille tours pour tromper le peuple, en présentant le parlementarisme bourgeois comme la « démocratie en général » ou la « démocratie pure », etc., en dissimulant avec habileté lés innombrables liens du parlement avec la bourse et les capitalistes, en ti­rant parti d’une presse vénale, en se servant de toutes les façons de l’argent, puissance du capital.

On ne peut en douter : l’Internationale Communiste et les partis communistes des divers pays commettraient une faute irrépa­rable en repoussant les ouvriers, partisans du pouvoir des Soviets, mais qui ne consentent pas à prendre part à la lutte parlementaire. Si on pose la question d’une façon générale, théoriquement, c’est précisément ce program­me, celui de la lutte pour le pouvoir des So­viets, pour la république des Soviets, qui peut et doit unir maintenant, sans conteste, tous les révolutionnaires honnêtes et sincères des milieux ouvriers. Beaucoup d’ouvriers anar­chistes deviennent maintenant de sincères partisans du pouvoir des Soviets, ce qui nous prouve qu’ils sont nos meilleurs camarades et amis, qu’ils sont parmi les meilleurs révolu­tionnaires et ne furent adversaires du marxis­me que par malentendu ou, plus exactement, non par malentendu, mais parce que le socia­lisme officiel, dominant à l’époque de la se­conde Internationale (1889-1914) trahit le marxisme, mutila l’enseignement révolution­naire de Marx en général et son enseignement sur l’expérience de la Commune de Paris (1871) en particulier. Je l’ai exposé dans mon livre L’Etat et la Révolution ; je ne m’arrêterai donc plus sur cette question.

Que faire donc si, dans un pays, des com­munistes convaincus et disposés à se consacrer à l’œuvre révolutionnaire, — des partisans sincères du pouvoir des Soviets (du « sys­tème des Soviets », comme on dit quelquefois hors de Russie) — ne parviennent pas à s’unir par suite de leur désaccord sur la question de l’action parlementaire ?

Je considérerais volontiers ce désaccord comme n’ayant pas d’importance essentielle en ce moment, la lutte pour le pouvoir des So­viets étant la lutte politique du prolétariat dans sa forme la plus haute, la plus consciente, la plus révolutionnaire. Mieux vaut être avec les ouvriers révolutionnaire quand ils se trom­pent sur une question de détail ou d’impor­tance secondaire, qu’avec les socialistes offi­ciels ou avec les social-démocrates s’ils ne sont pas des révolutionnaires fermes et sincères, s’ils ne savent pas, s’ils ne veulent pas faire dans les masses ouvrières un travail révolu­tionnaire, mais professent pourtant sur la question donnée des opinions conformes à la bonne tactique.

Or la question parlementaire est maintenant une question de détail, secondaire, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht avaient rai­son, à mon avis, quand ils défendaient, à la Conférence de janvier 1919 à Berlin contre la majorité la participation des spartakistes aux élections pour le parlement bourgeois allemand, à l’Assemblée Natio­nale Constituante.1

Mais il va de soi qu’ils eu­rent raison davantage encore en demeurant avec le Parti Communiste qui commettait une faute secondaire, plutôt que de suivre les re­présentants droitiers du socialisme, tels que Scheidemann et son parti, ou les âmes serviles, les doctrinaires, les poltrons, les ser­viteurs muets de la bourgeoisie, les réformis­tes en fait, tels que Kautsky, Haase, Daumig et tout ce parti des « indépendants » alle­mands.

Je suis personnellement convaincu, que le refus de participer aux élections parlementai­res est, chez les ouvriers révolutionnaires an­glais, une faute, mais il vaut certes mieux commettre cette faute que de retarder la for­mation, par tous les éléments sympathisant avec le bolchevisme et sincèrement partisans de la république des Soviets que vous énumérez, d’un puissant parti ouvrier commu­niste anglais. Si par exemple, il y avait dans le B. S. P.2

des bolcheviks sincères qui, par suite du désaccord sur la question parlemen­taire, refusaient de se fondre dans le Parti Communiste avec les groupes 4 — 6 et 7, ces bolcheviks commettraient à mon avis une faute mille fois plus grave que celle qui consiste à refuser de participer aux élections pour le parlement bourgeois anglais. Naturellement, je suppose en disant cela que les groupes 4 — 6 et 7 pris ensemble sont réellement liés à la masse ouvrière et ne représentent pas exclusivement de petits groupes intellectuels, com­me cela arrive assez souvent en Angleterre ». Sous ce rapport les Workers’ Committees et les Shop Stewards, qui ont sans doute des liens étroits avec la masse, ont une grande importance.

Le lien ininterrompu avec la masse ouvrière, l’aptitude à y entretenir une agitation cons­tante, à prendre part à chaque grève, à ré­pondre à toutes les interrogations formulées par la masse, c’est là l’essentiel pour le Parti Communiste, surtout dans un pays tel que l’Angleterre, où jusqu’à présent (comme d’ail­leurs dans tous les pays impérialistes) seuls de petits groupes ouvriers, composés de re­présentants de l’aristocratie ouvrière, pour la plupart complètement et irrémédiablement pourris de réformisme, captifs des préjugés impérialistes et bourgeois, ont pris part au mouvement socialiste et en général au mou­vement ouvrier. Sans lutte contre ces éléments, sans destruction totale de leur autorité, sans enracinement au sein de la masse de la con­viction de leur absolue corruption bourgeoise, il ne peut être question d’un mouvement ou­vrier communiste sérieux.

Ceci se rapporte à la fois à l’Angleterre, à la France, à l’Amérique et à l’Allemagne.

Les ouvriers révolutionnaires qui font du parlementarisme le point de mire de leurs at­taques ont pleinement raison dans la mesure où ils expriment ainsi le rejet de principe du parlementarisme bourgeois et de la démocra­tie bourgeoise. Le pouvoir des Soviets, la Ré­publique des Soviets, voilà ce que la révolu­tion ouvrière a institué à la place de la démocratie bourgeoise ; voilà la forme de transition du capitalisme au socialisme, la forme de la dictature prolétarienne. Et la critique du par­lementarisme est non seulement légitime et nécessaire pour motiver le passage au pouvoir des Soviets, mais elle est absolument juste, en tant que manifestant la conscience du carac­tère historique conditionnel et borné du par­lementarisme, de ses liens avec le capitalisme, de son rôle progressif par rapport aux insti­tutions du moyen âge et réactionnaire par rapport au pouvoir des soviets.

Mais les critiques du parlementarisme en Europe et en Amérique, quand ils appartien­nent aux milieux anarchistes et anarchistes-syndicalistes, ont souvent tort quand ils se refusent à toute participation aux élections et à l’activité parlementaire. Nous ne voyons ici qu’une insuffisance d’expérience révolution­naire. Nous, russes, qui avons traversé au XXe siècle deux grandes révolutions, nous sa­vons quelle influence il possède en fait pen­dant les périodes, révolutionnaires en général et surtout au moment même de la révolution. Les parlements bourgeois doivent être dissous et remplacés par des institutions soviétistes. On n’en peut douter. On ne peut douter maintenant, après l’expérience de la Russie, de la Hongrie, de l’Allemagne, que cette transformation s’accom­plira certainement pendant la révolution pro­létarienne. C’est pourquoi il convient d’y pré­parer systématiquement les masses ouvrières, de les éclairer à l’avance sur les tâches du régime des soviets, et cette propagande et cette agitation pour les soviets constituent pour l’ou­vrier qui veut être un révolutionnaire en fait, un devoir indiscutable. Mais nous, Russes, nous avons rempli cette tâche en agissant aus­si dans l’arène parlementaire ; dans la misérable douma tsariste, composée de grands propriétai­res, nos représentants ont su faire de la propagande révolutionnaire et républicaine. On peut et on doit ainsi faire à l’intérieur même des parle­ments bourgeois une propagande soviétiste.

Il se peut que ce but ne soit pas facile à at­teindre tout de suite, dans tel pays ou dans tel autre, mais c’est là une autre question. Il faut faire tous les efforts nécessaires pour que cette tactique juste soit admise des ouvriers révolutionnaires dans tous les pays. Et si le parti ouvrier est vraiment révolutionnaire, s’il est vraiment ouvrier (c’est-à-dire étroitement lié à la majorité des travailleurs, aux couches inférieures du prolétariat et non uniquement à ses couches superficielles), s’il est vraiment un parti, c’est-à-dire une organisation de l’avant-garde révolutionnaire possédant une forte cohésion, sachant employer tous les moyens pour faire, parmi les masses, œuvre révolutionnaire, — s’il en est ainsi, ce parti saura certainement tenir en mains ses parlementaires, en faire de véritables propagan­distes, comme Karl Liebnecht, et non des opportunistes, non des conducteurs du prolétariat usant des procédés bourgeois, des habitudes bourgeoises, des idées bourgeoises et de l’absence bourgeoise d’idées...

Si l’on ne pouvait atteindre d’un coup ce résultat en Angleterre et si, en outre, l’union des partisans du système des Soviets s’y montrait impossible précisément à cause du désaccord sur la question parlementaire et uni­quement à cause de ce désaccord, je considérerais alors comme un pas utile vers l’unité com­plète la formation de deux partis communistes partisans du passage du parlementarisme bourgeois au gouvernement des Soviets. Que l’un de ces partis participe à l’action parle­mentaire, que l’autre s’y refuse ; ce désaccord est actuellement tellement insignifiant que le plus raisonnable serait de ne pas se diviser pour si peu. Mais l’existence simultanée de deux partis communistes serait un immense pro­grès par rapport à la situation actuelle et cette dualité ne serait très vraisemblablement ap­pelée à ne durer que pendant une courte pé­riode de transition, avant l’unité complète et la prompte victoire du communisme3.

Le pouvoir soviétiste n’a pas seulement mon­tré en Russie, en s’appuyant sur une expé­rience de près de deux années, que la dicta­ture du prolétariat était possible même dans un pays agricole, et qu’elle était capable, grâce à la création d’une armée forte (meilleure preuve d’organisation et d’ordre) de se main­tenir clans des conditions incroyablement dif­ficiles.

Le pouvoir soviétiste a fait encore d’avantage : il a déjà moralement triomphé dans le monde entier, car partout la masse ouvrière, bien qu’il ne lui parvienne que des bribes de vérité sur le pouvoir soviétiste, bien qu’elle soit assaillie de milliers et de millions de com­munications mensongères relatives à ce pou­voir, s’est déjà prononcée pour lui. Le prolétariat du monde entier comprend déjà que ce pouvoir est celui des travailleurs, que seul il libère du capitalisme, du joug du capital, de la guerre entre impérialistes et conduit à une paix solide.

C’est précisément pour cela que si les impérialistes peuvent remporter des victoires sur des républiques soviétistes iso­lées, il leur est impossible de vaincre le mou­vement soviétiste mondial du prolétariat.

Salutations communistes.

N. LENINE.

P. S. — Cette coupure de la presse russe vous donne un échantillon de nos informations concernant l’Angleterre :

Londres, 25 août (par Béloostrov). Le correspondant londonien du Berlingske Tidende de Copenhague communique le 3 août dernier à propos du mouvement bolchevik en Angleterre : « Les grèves de ces derniers jours et les récentes révélations ont ébranlé la foi des Anglais en l’immunité de leur pays contre le bolchévisme. Actuellement, les journaux discutent vivement de cette question et l’administration fait tous ses efforts pour établir que le « complot » existait depuis longtemps déjà et visait à renverser le régime actuel, ni plus ni moins. La police anglaise a arrêté le bureau révolutionnaire qui disposait, comme l’assurent les journaux, de fonds et d’armes. Le Times

publie certains documents trouvés sur les personnes arrêtées. Ils contiennent un programme révolutionnaire complet, selon lequel toute la bourgeoisie doit être désarmée ; des armes et des munitions doivent être trouvées pour les Soviets des députés ouvriers et soldats rouges, et une Armée Rouge doit être formée ; tous les postes publics doivent être occupés par des ouvriers. Ensuite, il était question d’instituer un tribunal révolutionnaire pour juger les inculpés politiques et les personnes coupables de mauvais traitements vis-à-vis des emprisonnés. Il était proposé de confisquer tous les vivres. Le parlement et les autres organes d’administration publique doivent être dissous, et des Soviets révolutionnaires institués à leur place. La journée de travail doit être limitée à six heures, et le salaire hebdomadaire minimum porté à 7 livres. Les dettes publiques ainsi que toutes les autres doivent être annulées. Toutes les banques, toutes les entreprisesindustrielles et commerciales et tous les moyens de transport sont déclarés nationalisés,

Si cela est vrai, je dois exprimer aux impérialistes et aux capitalistes anglais, en la personne du Times, leur organe, le plus riche journal du monde, ma reconnaissance et ma gratitude très respectueuse pour leur excellente propagande en faveur du bolchévisme. Poursuivez dans cet esprit, messieurs du Times : vous amènerez on ne peut mieux l’Angleterre à la victoire du bolchévisme !

Notes

1 Il est question du Congrès constitutif du Parti communiste d’Al­lemagne, qui se tint à Berlin du 30 décembre 1918 au 1er

janvier 1919. Malgré l’intervention de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, qui proposaient de participer aux élections de l’Assemblée nationale, le Congrès prit à la majorité des voix (62 con­tre 23) la décision erronée de ne pas prendre part à la campagne électorale. (Note des Editions du Progrès)

2 Parti socialiste britannique [British Socialist Party], fut fondé en 1911 à Manchester, à la suite de la fusion du Parti social démocrate avec d’autres groupes socialistes. Le B.S.P. faisait sa propagande dans un esprit marxiste et était un parti « non opportuniste, réellement indépendant des libéraux » (Lénine, Œuvres, Paris Moscou, t. 19, p. 288). Le petit nombre de ses adhérents et son manque de liaison avec les masses lui conféraient cependant un certain caractère sectaire. Pendant la première guerre mondiale, au sein du parti se déroula une lutte aiguë entre la tendance internationaliste (W. Gallacher, A. Inkpin,

D. MacLean, F. Rothstein, etc.) et la tendance social chauvine avec Hyndman à sa tête. La tendance internationaliste comptait des éléments hésitants qui adoptèrent une position centriste, sur un certain nombre de questions. En février 1916, un groupe du B.S.P. fonda le journal The Call, qui devait contribuer grandement au regroupement des internationalistes. La conférence annuelle du B.S.P., qui se tint à Salford en avril 1916, condamna la position social chauvine de Hyndman et de ses partisans, qui quittèrent alors le parti. Le parti socialiste britannique accueillit favorablement la Grande Révolution socialiste d’Octobre. Ses membres jouèrent un rôle important dans le mouvement des travailleurs anglais pour la défense de la Russie soviétique contre l’intervention étrangère. En 1919, 98 organisations locales du parti contre 4 se prononcèrent pour l’adhésion à l’Internationale communiste. Le B.S.P. ainsi que le groupe d’unité communiste jouèrent le rôle principal dans la fondation du Parti communiste de Grande Bretagne. Au premier Congrès d’unification de 1920, l’immense majorité des organisations locales du B.S.P. adhérèrent au Parti communiste. (Note des Editions du Progrès)

3 Une fois de plus, Lénine avait prévu dans ces lignes ce qui s’est passé iin an pins tard. Actuelllement, en effet, deux partis communistes sont en for­mation en Angleterre.


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