Tunisie « Une révolution de type moderne » (Yadh ben Achour, président de la Commission de réforme politique)

lundi 26 septembre 2011.
 

Professeur de droit public et de philosophie du droit, Yadh Ben Achour est spécialiste des idées politiques de l’islam. Après la révolution tunisienne, il a été nommé président 
de la haute instance de réalisation 
des objectifs 
de la révolution, 
de la réforme politique 
et de la transition démocratique. Rencontre.

Quelle est cette instance 
pour la réalisation 
des objectifs de la révolution que vous présidez  ? 
Quelle est sa genèse  ?

Yadh Ben Achour. Tout a commencé au lendemain du départ de l’ancien président Ben Ali. J’ai été appelé par le premier ministre d’alors, Mohamed Ghannouchi, pour présider une commission de réformes politiques. À l’époque, trois commissions avaient été créées  : l’une pour l’enquête sur les événements de janvier 2011, une deuxième pour les affaires de corruption et une troisième pour la réforme politique, que j’ai acceptée de présider. Au début c’était une commission de juristes. Entre-temps, s’est créé le Conseil national de protection de la révolution qui regroupait vingt-huit partis politiques, ONG, syndicats. Les éléments les plus importants de ce Conseil national étant l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la Ligue tunisienne des droits de l’homme, le parti Ennahda, le Forum démocratique pour le travail et les libertés, le Front du 14 janvier… Ce conseil demandait à mettre en application les principes de la révolution et donc à exercer une sorte de contrôle sur le gouvernement, en matière législative et de nomination des ministres, des ambassadeurs… Bien entendu cette création du Conseil national de protection de la révolution ne pouvait pas convenir au gouvernement parce que cela aurait créé à la tête de l’État deux institutions parallèles. Du coup, des négociations ont eu lieu entre le gouvernement et les composantes essentielles du conseil national. Ces négociations ont duré des semaines, elles ont été très difficiles. Elles ont abouti à la création de cette « haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique ». C’était une synthèse de la commission de réforme politique et du Conseil national de protection de la révolution.

La haute instance a toujours travaillé à la fois dans l’urgence et avec des crises successives. Il y a d’abord eu la crise concernant la loi électorale elle-même qui exclut les dirigeants de l’ancien parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), de l’Assemblée constituante. Il y a eu une crise entre le gouvernement et l’instance, ce qui a retardé l’adoption de la loi électorale par le pouvoir exécutif. Et puis il y a eu la crise concernant le statut de l’instance électorale indépendante, celle du report des élections, et enfin la crise à propos de la loi sur les partis politiques et leur financement.

Quels sont les enjeux des élections du mois d’octobre, les idées 
qui s’affrontent  ?

Yadh Ben Achour. La constitution en elle-même n’est pas l’enjeu. Mais les gens ne savent pas ce qui sortira vraiment de l’Assemblée constituante. Quel temps prendra-t-elle à élaborer la constitution  ? Exercera-t-elle le pouvoir législatif  ? Quel type de constitution va-t-elle nous donner  ? En fin de compte, la véritable question est  : est-ce que l’Assemblée constituante ne risque pas de vider de son sens la révolution elle-même  ? Il y a un risque. Tout cela va dépendre des partis politiques qui seront représentés au sein de la Constituante.

N’y a-t-il pas des craintes de voir 
les partis islamiques arriver 
au pouvoir et instaurer la charia  ?

Yadh Ben Achour. Il y a une incertitude qui touche en particulier les partis d’inspiration religieuse. On craint –j’espère à tort– que leur inspiration justement ne vide de son sens tous les grands acquis de la Tunisie, et notamment l’égalité entre l’homme et la femme. Ennahda dit clairement qu’il ne sera pas question d’appliquer la charia en matière de droit pénal ou de la famille, par exemple, et encore moins en matière de droit civil ou de droit fiscal. En revanche, il y a la périphérie d’Ennahda, sa base, qui pose des problèmes. Et surtout, il y a le parti salafiste Tahrir qui se réfère au califat traditionnel islamique et revendique la mise en application de la charia. Ce parti est interdit. On craint qu’à défaut de participer au pouvoir ou d’être reconnu, il utilise la violence.

Les deux peurs sont d’un côté les extrémistes religieux et de l’autre les anciens membres du RCD qui reviennent par d’autres canaux. Ces derniers sont là. Ils s’agitent beaucoup, essaient d’occuper des places stratégiques dans l’arène politique, tentent de présenter des candidatures masquées. Les dangers sont donc l’extrême droite et la contre-révolution.

Peut-on parler de révolution 
si le système économique reste 
le même  ?

Yadh Ben Achour. Vous avez raison de poser cette question. Actuellement, le politique a la primauté sur tout. On ne parle que d’élections, d’Assemblée constituante, de haute instance, de réformes politiques. Mais il faut vraiment être naïf pour croire que, parce que nous aurons une nouvelle constitution, un nouveau gouvernement, une constitutionnalité rétablie, les problèmes économiques et sociaux seront résolus par un coup de baguette magique. Or, il n’y a pas de signes manifestes d’amélioration de la situation.

Il commence à y avoir des réactions dans l’ensemble du pays contre justement cette frustration, cette attente qui dure maintenant depuis plus de six mois et qui ne voit rien arriver. Il faut donc, à côté de la question politique qui a son importance, s’atteler de manière très forte à la question sociale. Il y a des régions qui se sentent abandonnées. Il faut remédier à ça de manière urgente.

Un mot sur votre dernier ouvrage 
sur l’Islam et la pensée des droits 
de l’homme (1). En quoi cette question est-elle prégnante 
au lendemain de la révolution  ?

Yadh Ben Achour. Ce livre est d’une grande actualité parce qu’il fait suite à deux autres livres. C’est un raisonnement qui se développe, qui progresse. L’ouvrage que j’ai écrit dans les années 1990, en arabe, s’appelle l’Esprit civique et les droits modernes, le deuxième, en 2008, est Aux fondements de l’orthodoxie sunnite. Dans celui-ci, j’ai développé l’idée que sans croire qu’il existe une essence de l’islam qui irait à l’encontre des droits de l’homme, il existe quand même une construction historique immense qui fait que l’alliance entre le pouvoir politique, le savoir religieux et l’intervention de la masse dans la défense de sa religion font qu’on est pratiquement condamné à ne pas progresser ou très difficilement. J’en ai la preuve historique. Chaque fois qu’il y a eu de grands mouvements de révolution de la pensée dans l’histoire du monde arabe –par exemple avec les mutazilites, avec l’averroïsme, avec le réformisme moderne–, cela s’est soldé par un échec. Il y a une orthodoxie du pouvoir, une orthodoxie du savoir et une orthodoxie de la masse. Ces trois ensembles terrassent l’innovation. C’est une thèse pessimiste. Une manière de dire qu’il sera très difficile pour le monde musulman de sortir de l’ornière et de s’attaquer vraiment à la modernité ou d’adapter franchement une politique moderne, démocratique, favorable aux droits de l’homme, à l’égalité entre l’homme et la femme, à la liberté d’expression, de penser, de croire…

Mon dernier livre est la possibilité d’un espoir qui pourrait provenir d’une lecture moderne des textes religieux. Cette Deuxième Fâtiha a consisté à prendre quelques versets du Coran de la sourate du Voyage nocturne, des versets sublimes sur le plan oratoire mais sur le fond également. Il y en a d’autres comme cela dans le Coran. La thèse consiste à dire qu’en partant de ces versets nous pouvons donner une lecture moderne du Coran qui puisse concilier la modernité politique, la démocratie, l’État de droit, le constitutionnalisme avec l’esprit de l’islam. À condition que ce soit avec l’esprit et non pas avec la lettre. Parce que la lettre tue, l’esprit vivifie. Le système de pensée islamique n’est pas définitivement fermé à la modernité mais tout dépend de quelle manière on lira ces textes. C’est une espérance. Pourra-t-elle triompher  ? Je ne peux pas vous le dire.

En Tunisie, il y a une révolution de type moderne parce que ces revendications n’ont rien à voir avec la religion. Nous n’avons pas entendu un seul slogan religieux au cours de la révolution. Mais nous voyons quand même, quelques mois après, des groupes s’agiter dans un sens totalement contraire à celui de la révolution. C’est-à-dire qu’encore une fois l’esprit civique ancien, historique, qui a caractérisé l’islam, est toujours là, résiste et prétend même pouvoir représenter la majorité de l’opinion. C’est dire que l’Assemblée constituante sera l’occasion de clarifier les débats et de voir vraiment si l’islam est condamné à ne jamais évoluer, à rester prisonnier de ses dogmes et de cette interprétation archaïque de la religion, ou bien si, enfin, on peut espérer que l’islam se rénovera de l’intérieur et adoptera la démocratie et les droits de l’homme tels qu’ils sont consacrés par les conventions et les textes internationaux qui représentent un peu la conscience de l’humanité aujourd’hui, comme les pactes de 1966 sur les droits civils et politiques, la Déclaration universelle des droits de l’homme, les grands textes sur la prohibition et la discrimination à l’égard des femmes ou ceux sur la prohibition de la torture et des traitements cruels et inhumains. On verra  ! Pour l’instant, nous attendons l’Assemblée constituante, et les mois qui suivront nous donneront la réponse à ce grand débat  : est-ce que l’islam est adaptable à la modernité ou est-ce qu’il est, par sa structure de pensée et par son histoire, définitivement fermé à toute idée de modernité. Il faudra encore attendre, en Tunisie et dans le monde arabe, pour avoir une réponse.

Est-ce un débat qui agite le monde intellectuel musulman, y compris 
au Moyen-Orient  ?

Yadh Ben Achour. Le débat est là au niveau de l’action politique. Nous avons des forces contradictoires qui se battent. J’espère que cette confrontation sera pacifique. Mais il y a également, au niveau de la pensée, en tout cas c’est très clair en Tunisie, une opposition radicale, franche et très visible sur les écrans de télévision et à travers la presse, entre une tendance libérale, démocratique et laïque, et une tendance d’inspiration religieuse. C’est pour cela que l’élection de l’Assemblée constituante est si importante en Tunisie.

On ne sait pas trop ce qui va se passer mais quand ça aura lieu, ça mettra fin à beaucoup d’incertitudes. On saura si on revient à nos réflexes archaïques historiques ou si on va respecter ces principes de la révolution qui nous ont fait croire que la démocratie n’appartient à personne, qu’elle n’appartient ni à l’Occident ni à l’Orient mais que c’est un bien de l’humanité tout entière.

(1) La Deuxième Fâtiha. L’islam et la pensée des droits de l’homme PUF. 208 pages, 18 euros.

Entretien réalisé par 
Pierre Barbancey, L’Humanité


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