Réformer le Sénat : un projet toujours d’actualité ?

mardi 11 octobre 2011.
 

Rappel des faits Pour la première fois depuis l’instauration de la Ve République en 1958, la gauche est majoritaire au Sénat. outre 
le camouflet qu’elles constituent pour la droite au pouvoir, 
les sénatoriales du 25 septembre sont l’occasion de relancer le débat sur le rôle de la Chambre haute. En 1998, Lionel Jospin, alors premier ministre, avait qualifié le Sénat d’« anomalie démocratique ». Par cette formule, il visait non pas le principe d’une deuxième chambre mais, essentiellement, son mode de scrutin. 
Les sénateurs, en effet, sont désignés au suffrage indirect, par les députés et les élus locaux. L’enjeu mis en avant est la représentation des « territoires ». Mais, dans ce système, les zones rurales sont nécessairement surreprésentées, par rapport à leur poids réel 
en nombre d’habitants. Les pistes de réformes sont nombreuses. L’une d’elles, 
en discussion notamment dans le Front de gauche, serait 
de rassembler le Sénat avec 
le Conseil économique, social et environnemental.

Dans quelle mesure 
le basculement à gauche 
du Sénat peut-il influer sur la politique du gouvernement d’ici aux échéances de 2012  ? La majorité 
de gauche au Sénat peut-elle, 
par exemple, bloquer l’application 
de la réforme territoriale  ?

Bastien François. Ne nous leurrons pas, le Sénat ne pourra pas bloquer significativement la politique du gouvernement. En revanche, les sénateurs de gauche et écologistes pourront bénéficier à plein des instruments de contrôle dont ils disposent (par exemple, la création de commissions d’enquête), et de la maîtrise d’une part significative de l’ordre du jour du Sénat, même si le débat budgétaire devrait en occuper la part la plus importante d’ici à la fin de l’année. Plus qu’une capacité d’obstruction, les sénateurs auront à leur disposition une formidable caisse de résonance pour faire entendre leur différence.

Dominique Rousseau. Le basculement à gauche du Sénat aura certainement une influence très limitée sur la politique du gouvernement. Pour deux raisons. La première est que la Constitution donne au premier ministre la possibilité de demander à l’Assemblée nationale de se prononcer en dernier ressort en cas de conflit avec le Sénat. Ce privilège du dernier mot s’explique par la légitimité démocratique plus forte de l’Assemblée, élue au suffrage universel direct quand le Sénat l’est au suffrage indirect. La seconde raison est que le quinquennat arrive à son terme et que le temps législatif va sans doute être suspendu à partir de janvier 2012  ; le temps des grandes lois est passé. Reste les lois de finances et de financement de la Sécurité sociale, mais le gouvernement a les moyens constitutionnels de passer outre un éventuel blocage du Sénat. La seule réforme exclue est l’inscription de la règle d’or dans la Constitution, car la majorité des 3/5 nécessaire à son adoption est désormais impossible à obtenir  ; elle l’était déjà difficilement avant la victoire de la gauche, elle l’est totalement depuis. La seule fonction que le Sénat de gauche peut jouer est « tribunicienne », c’est-à-dire donner une visibilité médiatique et publique plus forte aux critiques des projets de loi du gouvernement.

Jean-Pierre Dubois L’article 45 de la Constitution organise un « bicaméralisme inégalitaire »  : dans la discussion des lois ordinaires, l’Assemblée nationale a plus de pouvoir que le Sénat si le gouvernement le souhaite. Après une « navette » entre les deux assemblées, le gouvernement peut déclencher la constitution d’une « commission mixte paritaire » cherchant un compromis, après quoi, si le désaccord subsiste, il peut demander aux députés de voter la loi même contre la volonté du Sénat. Donc, la nouvelle majorité sénatoriale pourra critiquer, adopter des textes législatifs alternatifs (propositions de loi, amendements), retarder l’adoption des projets de loi gouvernementaux, mais elle ne pourra pas plus bloquer ceux-ci (ni revenir sur la réforme territoriale) que le Sénat dominé par la droite n’avait bloqué les projets des gouvernements de gauche en 1981-1986, 1988-1993 et en 1997-2002. En revanche, pour les révisions de la Constitution (article 89), le Sénat peut tout bloquer, car il faut qu’elles aient été adoptées « dans les mêmes termes » par les deux assemblées du Parlement avant d’être soumises au référendum ou au Congrès. C’est pourquoi le projet de règle d’or refusant au Parlement le pouvoir de voter le budget librement (« règle d’or », curieux nom qui n’a été donné qu’en France, emprunté aux alchimistes et évoquant un peu aussi les « parachutes dorés » chers aux amis de ses promoteurs), qui supposerait une révision constitutionnelle, est désormais enterré en tout état de cause.

Régulièrement, la question 
de la légitimité démocratique 
du Sénat est posée. Différents projets de VIe République évoquent même sa suppression. Ce débat vous semble-t-il toujours d’actualité  ? 
Ou bien diriez-vous qu’il était motivé avant tout par le fait que jamais 
la gauche n’était jusqu’alors parvenue, dans l’histoire de
la Ve République, à remporter
une majorité dans cette chambre  ?

Bastien François. La victoire de la gauche n’efface en rien le diagnostic porté en 1998 par Lionel Jospin, qui voyait dans la seconde chambre « une anomalie parmi les démocraties ». Pour l’ancien premier ministre, cette « anomalie » ne résidait pas dans l’existence même du Sénat, mais dans le mode de désignation des sénateurs, qui sous-représente les zones urbaines par rapport aux zones rurales faiblement peuplées. La question aujourd’hui n’est pas de supprimer le Sénat. Le bicaméralisme est utile. L’expérience montre qu’une double lecture des projets de loi améliore parfois considérablement la qualité du débat parlementaire et celle de la loi votée. Et la question n’est pas seulement de démocratiser la composition du Sénat. Il s’agit d’abord de répondre à une question essentielle  : à quoi sert le Sénat  ? Ou mieux  : à quoi voulons-nous qu’il serve  ? La profonde réforme territoriale (et démocratique) qui devra être mise en œuvre après 2012 pourrait répondre à cette question. Cet acte III de la décentralisation pourrait conduire, avec un peu d’ambition et de courage, à une forme de fédéralisme différencié, qui repose sur un pouvoir fort des régions à qui seraient données des compétences normatives importantes, couplées au rétablissement d’une véritable autonomie fiscale (l’État garantissant de son côté une péréquation fiscale entre régions pauvres et riches). Dans ce cadre, le Sénat deviendrait la chambre des régions et aurait comme fonction première d’être le gardien du principe de subsidiarité dans un État très décentralisé, voire fédéral. Du même coup, cela justifierait que les sénateurs soient élus au suffrage direct dans le cadre régional. On pourrait alors imaginer que le Sénat soit intégralement renouvelé en même temps que les conseils régionaux, au scrutin proportionnel, permettant d’ailleurs ainsi une parité effective. De la sorte, le bicaméralisme prendrait tout son sens en France et, dans le même temps, il serait mis fin ainsi à l’« anomalie » élective du Sénat.

Dominique Rousseau. La victoire de la gauche ne doit pas faire oublier que, sous la Ve République, le Sénat a été souvent dans l’opposition au pouvoir gouvernemental. Sous Mitterrand, bien sûr, mais aussi de 1958 à 1974 sous de Gaulle et Pompidou. Il ne faut pas oublier que c’est le président du Sénat Alain Poher qui, en 1969, a pris la tête du cartel des « non » au référendum, qui a fait tomber le général, et s’est présenté ensuite contre Pompidou. La légitimité du Sénat est liée à la forme de l’État. Inutile quand l’État est unitaire, il est nécessaire quand l’État est décentralisé, régionalisé et, encore plus, quand l’État est fédéral. Il faut alors une représentation du peuple par la chambre des députés et une représentation des collectivités décentralisées par le Sénat. Encore faut-il, dans cette hypothèse, que le mode de désignation des sénateurs permette une représentation correcte des collectivités. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui avec la surreprésentation des petites communes au détriment des collectivités qui, aujourd’hui, structurent économiquement, socialement et culturellement les territoires. La légitimité du Sénat passe donc par une réforme de son régime électoral.

Jean-Pierre Dubois. Les sénateurs, contrairement aux députés, sont élus au suffrage indirect, c’est-à-dire par les députés et les élus locaux, pour représenter les « territoires » en tant que tels. Mais la composition de ce collège d’élus « grands électeurs » du Sénat est totalement déséquilibrée  : plus de 95% sont des élus communaux, et les élus des campagnes, représentant moins du quart de la population, y sont majoritaires (d’où l’énorme prime à la droite, le vote rural étant historiquement plus conservateur). C’est inacceptable du point de vue des principes démocratiques les plus élémentaires. On peut très bien conserver le bicaméralisme (utile pour la qualité du travail parlementaire), et le principe d’une représentation des territoires par la seconde chambre, tout en mettant fin à cette manipulation du suffrage universel qui donne la majorité à la minorité et réservait – jusqu’à présent – à la droite le pouvoir de révision constitutionnelle, ce qui n’existe dans aucune autre démocratie. Le scandale n’est pas que la gauche n’ait jamais gagné auparavant, mais que le Sénat ait été organisé pour déformer la volonté des électeurs au profit (perpétuel, espérait-elle…) de la droite.

La production intellectuelle 
du Sénat (rapports, colloques…), indépendamment du travail législatif, est-elle suffisamment valorisée  ? Pourrait-on optimiser le rôle du Sénat dans les grands débats de société, le rendre plus réactif  ?

Bastien François. C’est l’ensemble de l’espace parlementaire qu’il faut revivifier. Pour cela, il faut renforcer les droits de l’opposition parlementaire dans sa fonction d’interpellation du gouvernement, dans sa capacité à mobiliser des instruments de contrôle, d’investigation et d’évaluation des politiques publiques.

Dominique Rousseau. Si le Sénat devient un représentant plus proche de la réalité des territoires, il sera légitime à participer aux grands débats de société. En particulier, il pourrait peser sur les décisions par une réflexion sur le temps long des évolutions à venir dans les domaines de l’organisation des villes, des bassins de vie et d’emploi, du développement écologique. Et dans ce travail sur le temps long, le Sénat aurait sans doute tout intérêt à trouver des ponts avec le Conseil économique, social et environnemental.

Jean-Pierre Dubois. On peut toujours mieux faire. En particulier, le Sénat va pouvoir mieux faire connaître aux citoyens les préoccupations, les craintes et les projets alternatifs des élus territoriaux, lancer des débats sur la nécessaire démocratisation des institutions, etc. Ce qui va changer, c’est moins l’aspect technique de ce sujet (la production intellectuelle passée était souvent digne d’intérêt) que la volonté de réactiver les débats, qui manque toujours plus aux obligés d’un gouvernement en place qu’à ceux qui ne lui doivent rien et n’en espèrent rien. Et il y a urgence  : la majorité des citoyens sont convaincus qu’il n’y a rien de décisif à attendre du politique face aux crises graves que nous traversons, à l’explosion des inégalités et à la régression des droits et des libertés dans notre pays.

Entretiens croisés 
réalisés par Laurent Etre


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