Guerre économique « Pour les entreprises, le droit 
est devenu une source de profit »

mardi 6 décembre 2011.
 

Contre-attaques médiatiques, lobbying parlementaire... Avocat à la cour, Thibault du Manoir de Juaye dévoile, dans les Robes noires dans la guerre économique (Éditions Nouveau Monde, 2011), les nouvelles stratégies juridiques des entreprises.

Comment ont évolué, ces dernières années, les conflits judiciaires impliquant les entreprises ?

Thibault du Manoir de Juaye. La nouveauté, c’est le rôle croissant de la communication. Auparavant il fallait juste convaincre les magistrats. Maintenant il faut aussi convaincre l’opinion publique. Voire, si les magistrats ont donné tort à l’entreprise, prendre l’opinion publique à témoin pour dire qu’on a quand même raison. Dans cette optique l’action en justice peut avoir pour unique but d’adresser un message. Une entreprise condamnée en première instance peut contre-attaquer pour se faire passer pour une victime. Les procédures de contre-attaque typiques sont la dénonciation calomnieuse ou la plainte en diffamation. Comme dans le cas des dirigeants de Buffalo Grill, condamnés en 2003 pour homicide involontaire, après avoir importé de la vache folle, dont la première stratégie a été de porter plainte pour dénonciation calomnieuse. Plus largement, on voit aussi de nouvelles formes de combats judiciaires contre des entreprises faire leur apparition. L’affaire du Mediator s’apparente à une class action, une procédure judiciaire collective, sans en être une puisque cela n’existe pas encore dans le droit français.

Qui sont les avocats qui travaillent pour les grandes sociétés  ?

Thibault du Manoir de Juaye. Il y a une armée de petites mains et quelques stratèges. Le plus fameux cabinet français est Gide-Loyrette-Nouel. Juste derrière nous trouvons les cabinets Francis Lefebvre et Bredin. Dans les équipes qui travaillent sur les grosses affaires on trouve plusieurs types de profils. Des avocats spécialistes du droit des affaires, bien sûr, des pénalistes, dont certains ténors du barreau qui permettront d’attirer l’attention des médias, et d’anciens magistrats, familiers de la méthodologie des juges et qui ont un important carnet d’adresses dans la magistrature. Il n’existe pas de statistiques estimant le coût pour les entreprises. Mais, entre les locaux, les frais de documentation et les honoraires, il est très important. Ce n’est pas un souci pour les sociétés, qui considèrent le droit comme une source de profit et non comme un simple coût.

Quels rapports entretiennent les entreprises et l’institution judiciaire  ?

Thibault du Manoir de Juaye. Les magistrats instruisent en leur âme et conscience. Pour les entreprises, le seul moyen de les influencer est d’utiliser des moyens très détournés. Les entreprises embauchent des magistrats et font organiser, par exemple, des colloques sur des points de droit, qui sont ensuite retranscrits dans les revues spécialisées et peuvent ainsi influencer à la marge des décisions de justice. Les entreprises peuvent aussi faire du lobbying pour faire modifier la loi. C’est le cas d’Areva. Greenpeace avait réussi à faire condamner le groupe dirigé par Anne Lauvergeon en 2005, en s’appuyant sur une loi de 1991 exigeant le traitement immédiat des déchets nucléaires, alors qu’Areva les stockait. C’était un camouflet incroyable pour l’entreprise, qui a failli provoquer le blocage de l’usine de La Hague. Mais, en 2006, le législateur a changé la loi et la notion de déchets, sous la pression d’Areva.

Certaines entreprises, comme Free, semblent s’être bâties à coups de procès...

Thibault du Manoir de Juaye. Xavier Niel, le PDG de Free, a le contentieux dans le sang. C’est à se demander s’il ne se lève pas chaque matin en pensant à la nouvelle action en justice qu’il va lancer dans la journée. On l’a vu avec l’octroi des licences 4G, qu’il a attaqué dès leur parution. Pour lancer ses activités de téléphonie, il lui fallait casser le monopole de France Télécom qui refusait d’accepter la libéralisation des télécommunications ordonnée par l’Europe. Notre société nationale a utilisé tous les coups pour bloquer l’arrivée de ses concurrents, en utilisant des prétextes techniques et administratifs pour refuser le dégroupage et tenter de faire vaciller Free et ses autres concurrents. France Télécom a fini par s’incliner et Niel a pu régler le vieux compte qu’il avait avec France Télécom. Car l’entreprise l’avait fait condamner dans l’affaire 36 17 Annu à la somme de 100 millions de francs, pour le piratage de ses données. Notons que ces batailles judiciaires ont donné le temps à France Télécom de développer sa propre box et de sauver ses parts de marché. Au final, malgré sa défaite judiciaire, elle est donc gagnante économiquement. Les sociétés de télécoms sont dans un environnement hyperconcurrentiel et, pour elles, le droit est un outil de développement, au même titre que le marketing. C’est véritablement une approche à l’anglo-saxonne.

Justement, concernant les entreprises et l’économie, vous évoquez dans votre livre une offensive des États-Unis sur le droit international...

Thibault du Manoir de Juaye. En France la part du droit n’est pas chiffrée dans le PIB. À l’inverse des Anglo-Saxons, qui considèrent que le droit a une valeur et qui, dans une logique économique, attaquent le marché mondial pour se l’approprier. Leur première démarche est de dénigrer le droit romano-germanique, par le biais d’organismes qui leur sont plus ou moins inféodés. Ainsi, la Banque mondiale, qui a publié, dans son rapport «  Doing business  » de 2006, un classement des pays déterminant dans quelle mesure leur droit national est favorable au développement économique. Dans ce rapport, la France s’est retrouvée en 44e position, derrière la Jamaïque et la Thaïlande. La Banque mondiale considère par exemple dans son étude que les lois qui accordent un certain nombre de protections et de droits sociaux sont trop contraignantes. Autre exemple  : des fondations proches du Tea Party notent actuellement la qualité du droit de propriété en France. Plus largement on voit bien qu’est attaquée notre conception du droit où, pour le dire vite, on considère que trop de liberté enchaîne le faible et que la loi l’affranchit. Dernière étape de cette offensive  : les Anglo-Saxons veulent faire de la prestation juridique un service comme les autres, qui ne doit pas être encadré, ce qui permettrait l’établissement de leurs juristes dans tous les pays. Or on sait que dominer le droit, c’est régir l’économie, voire les personnes.

Entretien réalisé par Mehdi Fikri dans L’Humanité


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