"De la philosophie des Lumières françaises jusqu’à celle de Marx... il y a eu cette idée que l’humanité avance vers la réalisation de ses propres fins" (liberté, prospérité...)

mercredi 29 juillet 2015.
 

QUI EST LE CITOYEN ? « Après le sujet, qui vient ? » Lancée par le philosophe Jean-Luc Nancy en 1989, année du bicentenaire de la Révolution française, cette question n’a pas cessé de tarauder Étienne Balibar. Son dernier ouvrage, Citoyen sujet (PUF, 2011) rassemble des essais et textes de conférence éclairant les enjeux inépuisables soulevés, il y a plus de vingt ans, par cette invitation philosophique à laquelle répondirent aussi, à l’époque, de nombreuses autres figures de la pensée critique, tels Rancière et Badiou. C’est d’ailleurs la republication de sa « réponse » d’alors qui ouvre le vaste recueil. Une réponse que nous pourrions tenter de résumer ainsi : du point de vue de l’histoire, après le sujet vient le citoyen ; mais la citoyenneté conquise n’a pas supprimé toute forme d’assujettissement. La proclamation de l’égalité en droits est constamment contredite dans les faits par la fixation ou la répression des différences (sexuelles, culturelles…). Étienne Balibar ne se contente pas de pointer les contradictions de « l’universalité civique-bourgeoise ». Il en tire le fil jusqu’à faire apparaître le « malêtre du sujet » qui peut aussi, potentiellement, se retourner en moteur d’une transformation radicale de la société.

Penseur engagé de « l’égaliberté », le philosophe a produit une œuvre considérable, dont l’un des fils conducteurs, ainsi qu’en témoigne son dernier ouvrage, est une réflexion sur les catégories de sujet et de citoyen. Inlassablement, il interroge les différences dont est tramé l’universel et décortique les logiques collectives traversant les sujets.

Althusser, dont vous avez été un élève et un proche, expliquait que le sujet se constitue dans l’interpellation de l’individu par les « appareils idéologiques d’État », mais aussi 
qu’il n’a pas de rôle historique (l’histoire 
est un « procès sans sujet »). Pour commencer, pouvez-vous situer par rapport à cet héritage votre propre réflexion sur la catégorie de sujet  ? Quelle est votre dette intellectuelle  ?

Étienne Balibar. Ma dette est considérable. Quand Althusser explique que l’histoire est un procès (au sens de processus) sans sujet, il est partie prenante des grandes discussions autour du marxisme, qui constituent dans les années 1960 et 1970 la substance même du débat philosophique. Il s’agit notamment de se positionner par rapport à l’héritage de Hegel et de toute la tradition de l’idéalisme allemand, qui considère, d’une façon générale, que l’humanité est le sujet de l’histoire. L’humanité se réaliserait elle-même à travers l’histoire. Avec les post-hégéliens comme le marxiste hongrois Lukacs mais aussi Sartre, cette conception change de contenu. Ce n’est plus l’humanité en tant que telle qui constitue le sujet de l’histoire, mais le prolétariat, en tant que classe révolutionnaire dépositaire du projet d’émancipation et de tous les espoirs qui s’y attachent. L’expression 
d’Althusser prend le contre-pied de toutes ces visions de l’histoire comme procès subjectif. Sa remise en cause de la catégorie de sujet s’inscrit dans la famille structuraliste, dont l’objet est de montrer en quoi le sujet n’est jamais donné avant le procès ou la structure. De ce point de vue, la grande question est de déterminer comment les sujets, notamment les sujets collectifs et révolutionnaires, émergent et sont constitués dans l’histoire. C’est là qu’intervient l’interpellation.

L’idée d’Althusser, c’est que le fonctionnement des appareils d’État suppose que les individus soient interpellés en sujets. C’est ce qui se passe dans l’éducation, par exemple, mais aussi dans la politique. Alors évidemment, quand on se représente l’interpellation, il y a l’interpellé mais aussi celui qui interpelle. Comment celui-ci pourrait-il ne pas être aussi un sujet  ? Althusser s’en sort en expliquant que le sujet, avec un « s » minuscule, est interpellé par le Sujet. Ce Sujet est bien sûr une figure imaginaire, qui peut correspondre à l’État, à la révolution, à Dieu, etc. Mon livre Citoyen sujet (*), qui regroupe des articles et textes de conférence dont certains remontent à plus de vingt ans, n’a pas été conçu comme le développement des idées d’Althusser. Mais le fait est qu’à chaque coin de rue, si j’ose dire, je suis retombé sur lui. Il traverse l’ensemble de mon travail. D’une part, j’ai essayé de comprendre à travers la lecture des philosophes, en repartant de Descartes, le sens de cette idée de l’interpellation telle qu’elle est formalisée par Althusser. D’autre part, en travaillant sur la question du crime, de la folie et du juridique, je me suis rendu compte qu’on pouvait avoir intérêt à retourner la formule d’Althusser, passer de l’interpellation de l’individu en sujet à l’interpellation du sujet en individu. Je me suis intéressé à la façon dont les sujets sont individualisés, dans la mesure où le mécanisme de l’idéologie, ou le mécanisme symbolique, leur attribue une responsabilité individuelle qui est la leur en propre, que ce soit la responsabilité pénale ou, plus globalement, la responsabilité de ses actes. Individualiser les sujets, c’est le propre de la société bourgeoise. Mais il y a plusieurs façons de le faire. La vente de la force de travail, ce qui intéressait le plus Marx, en est une, pas la seule.

Peut-on dire que vous poussez le structuralisme à son paroxysme  ? Si on vous suit bien, le sujet n’est qu’un nœud de relations sociales…

Étienne Balibar. Dans Citoyen sujet, j’ai posé d’autres questions que celles qui alimentaient, à propos du sujet, la discussion structuraliste. Mon point d’arrivée, c’est une réflexion sur ce que j’ai appelé, en m’inspirant de Foucault, le site, c’est-à-dire l’emplacement au sein duquel surgit, dans le système des relations sociales, la question du sujet, le phénomène de la subjectivation. Ce que je montre, c’est que la subjectivation se produit, certes, quand l’universel déploie ses contradictions (par exemple, sous la forme de la lutte des classes), mais dans la mesure où les contradictions sont intensifiées, surdéterminées dirait Althusser, par les « différences anthropologiques », dont je développe trois exemples dans la « fermeture » de mon livre  : la différence des sexes, la différence culturelle et raciale, et la différence de normalité, qui oppose « normaux » et « anormaux ».

Avant de revenir en détail sur cet aspect, une question à partir du point de départ de votre ouvrage  : vous expliquez que si, historiquement parlant, le citoyen a succédé au sujet, l’assujettissement se poursuit dans la citoyenneté… Faut-il comprendre que tout progrès vers l’émancipation humaine est 
et sera toujours susceptible d’être défait, voire, plus fondamentalement, que tout progrès 
a son revers  ? Faudrait-il être plus modeste qu’hier et renoncer à toute transformation globale de la société  ?

Étienne Balibar. L’idée que tout progrès est réversible, ou même, à la limite, que tout progrès comporte une face d’ombre, me semble incontestable. Mais cela n’entraîne pas à mes yeux qu’il faille être plus modeste. Je serais même tenté de dire que ça entraîne le contraire. De la philosophie des Lumières françaises, avec Condorcet, jusqu’à celle de Marx, en passant par le grand idéalisme allemand (Kant, Hegel…), il y a eu cette idée que l’humanité avance vers la réalisation de ses propres fins (la liberté et, éventuellement, la prospérité, pour les idéalistes allemands  ; puis, avec Marx, le communisme). Dans la mesure où l’on remet en question cette vision déterministe, téléologique, de l’histoire, il faut non pas être plus modeste dans ses exigences, mais plus radical, en considérant que l’histoire de l’humanité est un conflit permanent, toujours localisé, déployé à la fois dans les relations interindividuelles avec ce que Foucault appelait les micropouvoirs, et au niveau des grandes structures sociales où s’affrontent des tendances à l’émancipation et à l’assujettissement. Concernant le communisme, on a vécu pendant longtemps avec l’idée qu’il était une sorte de point d’aboutissement ultime, auquel on parviendrait au terme d’un certain nombre d’étapes. Au final, comme on sait, la transition a fini par dévorer, par anéantir l’objectif. Cette transition, la tradition marxiste la baptise socialiste. Moi, je ne renonce pas à ce mot. Mais j’inverse les choses  : ce n’est pas le socialisme qui est une étape transitoire au communisme, mais le communisme qui, en tant que praxis politique radicale, constitue la condition de possibilité d’une socialisation ou d’un socialisme qui serait vraiment une alternative à l’exploitation de l’homme par l’homme. Si on veut éviter que la lutte pour le socialisme ne débouche sur une dictature d’État et des formes d’organisation du travail plus oppressives que celles du capitalisme, il faut que cette lutte soit dès le début le lieu d’une réalisation, d’une mise en œuvre plus ou moins complète de ce que Badiou appelle « l’hypothèse communiste ».

Dans la dernière partie de votre ouvrage, vous plaidez pour un « universel des différences ». N’est-ce pas paradoxalement la reconduction d’une logique identitaire  ? La différence ne se percevant logiquement que par comparaison, sa revendication à être reconnue comme telle n’est-elle pas toujours, potentiellement, discriminante  ?

Étienne Balibar. Je ne m’intéresse absolument pas à la question de savoir s’il faut être pour ou contre les revendications identitaires. Ce que je dis, c’est qu’il y a dans l’universalisme bourgeois un problème insoluble. Les différences sexuelles, culturelles, celles entre le normal et le pathologique acquièrent dans le cadre de l’universalité bourgeoise un statut extrêmement paradoxal. Elles sont le lieu d’un malaise permanent. Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’idée selon laquelle les différences entre les individus pourraient se traduire par des discriminations est récusée. Mais, dans les faits, on constate immédiatement que la société bourgeoise classe les individus, y compris pour ce qui est de leur accès à la citoyenneté ou à la responsabilité, d’après leurs différences. D’un côté, il faut donc revendiquer l’universalité des droits  ; de l’autre, refuser d’être rabattu sur un seul modèle d’humanité, par exemple le modèle sexuel dominant fourni par la masculinité hétérosexuelle. Par conséquent, il faut revendiquer la différence.

Mais vous écrivez en même temps 
que les différences anthropologiques 
sont en tant que telles « indéfinissables ». 
Dans ce cas, pourquoi faire de leur reconnaissance un enjeu de citoyenneté  ? 
Il y a là un paradoxe…

Étienne Balibar. Oui, mais ce paradoxe a un sens. Ce qu’il faut réussir à comprendre, c’est que la violence se situe aussi bien du côté de la fixation des différences que dans leur refoulement ou leur répression. Il n’y aura donc jamais de réponse politique simple. Les sujets poursuivent nécessairement des objectifs contradictoires. En réalité, ils ont besoin à la fois de l’universalité des droits et de la reconnaissance des différences. Mais ces différences ne sont pas des identités fixes. L’intérêt du droit à la différence, ce n’est pas que chaque catégorie d’individus se trouve étiquetée et enfermée dans une seule place. Ce qu’il faut faire respecter, c’est l’ambiguïté qui caractérise tout individu humain. Il est extrêmement violent de vouloir fabriquer une société d’individus « normaux ».

Mais toute norme induit-elle une violence  ? La norme, ce peut être simplement le fait majoritaire. Ce n’est pas forcément 
la négation de ceux qui sont en dehors…

Étienne Balibar. Je ne dis pas que toute définition de norme est également violente. Mais je dis que c’est toujours une violence potentielle. Judith Butler, figure de la réflexion sur le genre, montre que toute identité assignée, tout rôle social et en particulier sexuel, assigné par la société ou par les normes sociales, est fondamentalement plastique, réversible, modifiable. Autrement dit, l’enjeu n’est pas de vivre sans aucune norme, mais de résister à la norme, de pouvoir jouer avec. En définitive, il s’agit toujours de déjouer l’alternative entre le conformisme et l’exclusion.

Comme Arendt, vous définissez la citoyenneté comme « droit aux droits ». Mais se pose 
alors la question du centre de gravité 
de cette citoyenneté. Cela ne pourrait-il pas être le travail, au sens anthropologique 
du terme, c’est-à-dire le fait de se réaliser 
dans sa production, et d’avoir le droit 
et les moyens de le faire  ? La crise actuelle, 
en rendant plus visibles le cynisme et l’incivisme des rentiers de la finance, ne crée-t-elle pas les conditions pour que le travail vivant soit le fil rouge de la citoyenneté  ?

Étienne Balibar. La citoyenneté moderne, et c’est là notamment l’apport de Rousseau, est fondamentalement quelque chose que les individus construisent eux-mêmes, à la différence d’un statut hérité ou obtenu d’en haut. La citoyenneté se construit par les rapports d’égalité idéale que les individus établissent les uns avec les autres. L’apport de Marx a été de montrer que ce processus n’a rien d’indépendant par rapport aux conditions matérielles. Maintenant, ces conditions qui font obstacle à la réalisation de ce que j’ai appelé la proposition de l’« égaliberté » sont-elles uniquement du côté du travail  ? Non, probablement pas. Elles y sont en partie. Mais il y a aussi d’autres dépendances, d’autres formes d’assujettissement tout à fait matérielles, mais qui ne sont pas réductibles à l’exploitation du travail. On peut penser par exemple au problème du crédit à la consommation. C’est une forme de domination capitaliste qui ne passe pas uniquement par le travail.

(*) Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, d’Étienne Balibar. PUF, 2011, 536 pages, 32 euros. Lire également, entre autres, Violence et civilité  : Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique. Éditions Galilée, 2010, et la Proposition 
de l’égaliberté, PUF, 2010.

Entretien réalisé par 
Laurent Etre, L’Humanité


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