Comment sortir les électeurs des griffes du FN ?

dimanche 1er janvier 2012.
 

Créditée de 16% des intentions de vote en cette mi-décembre 2011, 
la représentante du Front national, Marine Le Pen, tente 
de faire oublier son père sans lâcher une seule de ses idées. Même si le chiffre indiqué par le sondage n’est qu’une fiction politique, il indique la persistance de la place occupée par l’extrême droite dans notre pays.

La dirigeante du FN aimerait bien passer pour populiste. Quelques inflexions « sociales » dans son discours, le thème de la laïcité utilisé pour tenter de camoufler son combat contre « l’islamisation » de la France, quelques accents protectionnistes qui exonèrent de la question essentielle de la construction d’une Europe enfin sociale ne peuvent faire oublier que, tout au long de son histoire, l’extrême droite n’a jamais fait autre chose que servir de bouclier au capitalisme en détournant la colère sociale contre des boucs émissaires, les immigrés. Le combat contre le FN est plus que jamais d’actualité. Lui disputer l’électorat populaire, en ces temps de crise, est une nécessité.

Table ronde avec

- Guillaume Bachelay, membre du bureau national du Parti socialiste.

- Jean-Yves camus, politologue, chercheur à l’Institut national des relations internationales et stratégiques.

- Michel Laurent, membre du conseil national du PCF, animateur du LEM

Brandir l’épouvantail FN n’effraie plus vraiment grand monde. La critique argumentée des positions 
et du programme du Front national est-elle la bonne voie 
à emprunter  ?

Guillaume Bachelay. Oui. Contrairement à son père, Marine Le Pen veut gouverner. Pour la combattre, mieux vaut la prendre au sérieux, donc soumettre son projet à la critique. Ce travail méthodique est indispensable. Le bulletin FN, on l’a vu aux dernières cantonales, n’est plus seulement un vote de protestation  : pour dissuader des citoyens d’aller dans cette impasse, encore faut-il pouvoir la démontrer. Si les arguments d’autorité et les jugements moraux utilisés depuis trente ans suffisaient, le FN serait sorti des radars électoraux depuis déjà longtemps. Enfin, argumenter contre son programme est la seule façon de placer la candidate FN face à ses contradictions. Le Pen père usait et abusait de la polémique pour parler de tout sauf du fond. Le Pen fille, dans une bataille projet contre projet, ne peut s’y dérober.

Michel Laurent. Depuis que le Front national existe, brandir l’épouvantail du FN a été totalement inefficace. Les stratégies de cordon sanitaire, d’argumentation morale ou historique, bien qu’utiles, n’ont pas eu d’effet politique. La critique argumentée du programme frontiste est un des éléments du combat contre le FN. Notamment sur la question essentielle qui fédère son électorat, qui peut influencer la droite et, par ricochet, fragiliser la gauche  : l’immigration. Montrer que la France a besoin d’immigrés, pour des raisons démographiques autant qu’économiques, que ces immigrés non seulement ne coûtent pas à la France mais lui rapportent, et que la France doit être ouverte sur le monde et sur l’Europe, c’est combattre le cœur des propositions de Le Pen.

Jean-Yves Camus. Incontestablement, la déconstruction argumentée est indispensable. Elle ne peut toutefois être efficace qu’en étant simultanément intellectuelle et politique. La posture morale a échoué et le potentiel qui s’était exprimé dans les manifestations de l’entre-deux-tours de 2002 ont été gâchés parce qu’il n’a été offert aucun canal d’expression proprement politique à l’indignation citoyenne qui s’était fait entendre. L’importance de la riposte politique vient de ce que le FN est un phénomène électoral avant toute autre chose  : il n’a pas mis en place un maillage serré du corps social, ne dispose d’aucun grand média, a un ratio adhérents-électeurs très faible. Il faut donc le contrer sur le terrain électoral, à la fois par une présence militante et par un projet idéologique. N’oublions pas que les cadres frontistes sont souvent animés par ce qui fait défaut ailleurs  : une vision du monde, un narratif historique de notre histoire nationale. La critique argumentée doit également dépasser les vieux schémas antifascistes  : le FN n’est ni fasciste ni nazi, il est un phénomène de la postmodernité.

Marine Le Pen fait beaucoup d’efforts pour se démarquer de son père. Au-delà de sa personnalité, l’apparition des thèmes du social 
et de la laïcité dans son discours 
change-t-elle fondamentalement 
les choses  ?

Michel Laurent. Fondamentalement, les principes restent les mêmes. Toute l’argumentation antisystème, cette radicalité, renvoie en permanence à la question de l’immigration. Le vote Front national est ancré sur l’idée de la préférence nationale. Le fond ne change pas. Mais Marine Le Pen est jeune, femme, elle parle au nom des invisibles… Elle est plus dangereuse que son père parce qu’elle banalise le FN et qu’elle jette des ponts vers la droite. Vers la Droite populaire, notamment. Son objectif est d’aller au pouvoir, quitte à faire des alliances sur son programme. Cela étant, toute son argumentation est liée à sa proposition de préférence nationale. Le Front national est une force qui divise la société française, qui divise les travailleurs, les gens les plus en difficulté. Il faut revenir à une France des droits, pour tous. Cette bataille pose des questions essentielles  : de quelle France voulons-nous  ? dans quel monde voulons-nous vivre  ?

Jean-Yves Camus. Ne faisons pas semblant de découvrir que l’extrême droite se soucie du social et de l’État  : elle est par nature antilibérale sur tous les plans, et les fascismes n’ont rien été d’autre qu’un projet de régénération totale de l’homme afin que dans la modernité, il ne soit plus uniquement un être atomisé au sein d’une société réduisant tout à la dimension marchande. La mobilisation frontiste du thème de la laïcité, même si elle est d’abord un moyen d’exprimer l’islamophobie, n’est pas davantage incompatible avec le passé de cette famille politique. D’une part, l’intégrisme catholique, qui a longtemps irrigué l’extrême droite française, est marginal dans le FN « mariniste ». D’autre part, il a toujours existé une extrême droite positiviste, voire athée  : le dieu de l’homme fasciste, c’est l’homme nouveau lui-même et, au-delà de lui, son peuple et sa race.

Guillaume Bachelay. Qu’une femme née en 1968 soit différente de son père, parlementaire sous la IVe République, est peu discutable. Mais c’est une donnée chronologique, pas un argument politique. Les références du Front national ont évolué, les cibles se sont diversifiées, un arsenal de communication s’est déployé, mais les fondamentaux demeurent  ! Sur les plateaux de télévision, 
Mme Le Pen porte la laïcité en étendard  ; dans la coulisse, elle laisse son parti condamner la représentation d’une pièce de théâtre jugée blasphématoire. De même, lorsque le Front national fait de la sortie de l’euro le totem de son projet économique et social, c’est pour justifier une France bunker, fantasmée sans partenaires, sans débouchés, sans immigrés, sans diversité. Tant pis si ce prétexte a pour conséquences des services publics ruinés, des salaires qui baissent, des impôts qui explosent. Au final, Jean-Marie et Marine Le Pen procèdent au même enfumage  : ils ne cherchent pas à empêcher, mais à aggraver le déclassement de millions de gens pour accroître leur rente électorale.

Dénoncer les mensonges, 
la démagogie dans les discours 
du FN, est-ce suffisant  ?

Jean-Yves Camus. Non, car le FN tire sa force de n’avoir jamais été associé au pouvoir. L’incohérence de son programme économique, sa démagogie ne sont pas perçus comme pires, par ses électeurs acquis ou potentiels, que celles des formations du système qui ont alterné au gouvernement. Une riposte efficace suppose donc de changer les pratiques de pouvoir et de combler le fossé qui grandit entre le peuple français et ses élites dirigeantes. Sans doute aussi faut-il réhabiliter le rôle nécessaire de l’utopie, du projet national et civilisationnel. Cela implique notamment que la gauche se réapproprie le thème de l’identité et du récit national.

Guillaume Bachelay. Encore faut-il le faire précisément  ! Par exemple, le FN explique qu’un retour au franc prendrait six mois. Mais, concrètement, comment compte-t-il s’y prendre alors que la création de la monnaie unique a mobilisé 2 300 ouvriers pendant dix ans pour fabriquer 7 milliards de pièces et 2 milliards de billets  ? Autre exemple  : le FN prétend qu’abandonner l’euro éradiquera la dette d’ici à 2025. Sauf que celle-ci bondirait d’au moins 20% dès 2013 à la suite de la dévaluation du « nouveau franc ». Qu’à cela ne tienne, la chef frontiste justifie ce décrochage par un soutien accru aux exportations en faisant comme si les autres pays n’allaient pas, dans ce cas, adopter des mesures de rétorsion sur les produits que nous sommes contraints d’importer, plombant ainsi le pouvoir d’achat et l’activité de nos PME. Ces approximations se retrouvent dans tous les domaines  : éducation, fiscalité, sécurité, culture, immigration. La présidentielle est une lessiveuse à programmes. Il n’y a aucune raison pour que celui de Mme Le Pen soit le seul à y échapper.

Michel Laurent. C’est absolument inefficace. Il y a des mensonges et de la démagogie dans le discours de 
Le Pen. Mais il convient de combattre politiquement et idéologiquement ces idées dangereuses. Nous pouvons le faire. Nous sommes trop sur la défensive quand les enquêtes prouvent que les Français, malgré la crise, depuis vingt ans, adoptent de plus en plus des idées progressistes. Il faut s’appuyer sur cette majorité des Français.

Comment répondre à la déception, à la colère, au désespoir parfois qu’expriment les votants Front national  ?

Guillaume Bachelay. En démontrant qu’il y a une réponse de gauche à chaque question qui se pose. Lorsqu’ils empruntent son vocabulaire et ses thèmes, les dirigeants de l’UMP se font les VRP de l’extrême droite. Parce qu’il multiplie les injustices fiscales et les inégalités sociales, le sakozysme est une machine à fabriquer du vote FN. Aux habitants des quartiers populaires et des campagnes, aux jeunes et aux seniors, aux ouvriers et aux employés tentés par le vote frontiste, la gauche doit montrer que ses propositions sont plus efficaces et plus justes sur la réindustrialisation, sur les services publics, sur la sécurité, sur la réorientation de l’Europe, sur l’exemplarité de l’État. Face au FN, la droite sarkozyste est une passerelle et la gauche, une digue. N’oublions pas cela en 2012  !

Jean-Yves Camus. D’abord, en les comprenant car leur désespoir est, pour la majorité d’entre eux, fondé sur des raisons objectives  : désindustrialisation, perte d’emploi et de statut social, sentiment de ne pas être écouté, refus de la mondialisation libérale et d’une économie financière devenues folles. Ensuite, en cessant de répéter aux citoyens des pays européens que la crise économique ne peut être résolue que par les remèdes du libéralisme et de la gouvernance technicienne. Il n’y a pas un seul chemin et l’économie résulte des choix politiques, non l’inverse. Si nous ne sortons pas de ce carcan-là, l’Europe risque de n’avoir plus le choix qu’entre l’extrême droite et le gouvernement des experts dénués de légitimité démocratique, les deux modèles se renforçant l’un et l’autre.

Michel Laurent. Le combat contre le FN doit nous occuper en tant que tel mais il y a l’autre volet, autrement plus important, en fait  : créer de l’espoir et une perspective. La désespérance fait le terreau du FN. Des sociologues disent que le FN est une affaire de la droite, je ne partage pas ce point de vue  : la gauche doit prendre à son compte la demande populaire de radicalité, de mise en cause profonde du système actuel, y compris politique, de la représentation. C’est essentiel pour tous ces gens des couches populaires qui ne votent pas FN mais qui ne votent plus pour rien, qui s’abstiennent politiquement. Ceux-là sont à regagner en priorité. Pour l’essentiel, les électeurs du FN sont des électeurs de droite qui se radicalisent. Mais à gauche, le même rejet du système mène à l’abstention. En 2002, 
Le Pen n’est pas passé devant Jospin, c’est Jospin qui est passé derrière 
Le Pen à cause d’un abstentionnisme populaire très fort, parce qu’entre 1997 et 2002, la gauche avait fait une politique trop à droite. C’est par un espoir de gauche qu’on battra 
Le Pen. Le Front de gauche avance des idées radicales contre la crise. Il est l’espoir de la gauche, d’une perspective positive dans un monde de coopération. Il faut valoriser une France des droits, une Europe de la protection sociale, un monde de paix.

Entretiens croisés réalisés par 
Dany Stive, L’Humanité


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