En 1932, l’écrivain Paul Nizan publiait Les chiens de garde pour dénoncer les philosophes et les écrivains de son époque qui, sous couvert de neutralité intellectuelle, s’imposaient en véritables gardiens de l’ordre établi.
Aujourd’hui, les chiens de garde sont journalistes, éditorialistes, experts médiatiques, ouvertement devenus évangélistes du marché et gardiens de l’ordre social. Sur le mode sardonique
1) Médias : "Les Nouveaux chiens de garde nous ont volé l’espace public"
Gilles Balbastre. "A la sortie de nos projections, la majorité des gens ont la pêche. L’envie de dire : "Ce sont des bouffons". "Finalement, ils nous ont volé l’espace public", a dit une magistrate après avoir vu le film. C’est exactement ça. Nous aussi, citoyens, nous avons des choses à dire, nous aussi nous sommes des experts. Ca donne envie de se révolter. C’est un phénomène qui, à des degrés divers, existe ou a existé aussi en Tunisie, en Egypte ou en Russie. Il faut repolitiser le débat sur les médais, c’est la seule solution. Il faut que les cadres soient mis en place, que des lois soient votées. Il faut se réunir."
Le film que vous cosignez avec Yannick Kergoat dénonce le formatage de l’information. Quel était votre objectif ?
Gilles Balbastre. Nous posons la question politique des médias. Dans quel univers médiatique nous trouvons-nous, et pourquoi ? Il y a eu dérégulation du marché des médias et de la presse, comme il y a eu dérégulation du marché de l’éducation, de la santé, des transports… Depuis trente ans, le seuil de concentration des médias s’est élevé et, dans le même temps, les journalistes ont perdu leur statut de résistance et n’ont plus vraiment les moyens de s’opposer à leur hiérarchie. Ce documentaire est un premier constat cinématographique. C’est intéressant de voir le nombre de grands médias qui nous sollicitent depuis la fin du film. Ils nous invitent pour en parler sur les plateaux télé alors qu’ils sont pris la main dans le sac. J’avoue que je trouve ça suspect en termes de récupération. En tout cas, nous avons tenté, avec ce film, de faire en sorte que les initiés ne s’ennuient pas, et qu’il soit pédagogique et ouvert aux troupes citoyennes qui n’ont pas encore tous les éléments pour avoir un avis complet là-dessus. Nous voulons dépasser le noyau dur de la critique des médias. On a de la chance, ce film sort au bon moment, à quelques semaines de l’élection présidentielle.
Au centre de votre film, il y a ce triptyque dangereux journalistes-politiques-patrons, qui fonctionne comme une grande famille. Comment en est-on arrivé là ?
Gilles Balbastre. Je voudrais vous citer un extrait de la déclaration des devoirs et des droits de la presse libre, adoptée par la Fédération nationale de la presse en 1945, c’est-à-dire, par les patrons de presse : « La presse n’est pas un instrument de profit commercial, c’est un instrument de culture, sa mission est de donner des informations exactes, de défendre des idées, de servir la cause du progrès humain. La presse ne peut remplir cette mission que dans la liberté et par la liberté. La presse est libre lorsqu’elle ne dépend ni du gouvernement ni des puissances d’argent mais de la seule conscience des journalistes et des lecteurs. » À force d’avoir ouvert les vannes à l’appropriation et à la dérégulation du champ des médias, la concurrence s’est faite avec des gens comme Bouygues ou Bolloré. Tout s’est peu à peu effiloché et des journaux comme l’Humanité ou le Monde diplomatique se retrouvent écrasés par ce système. La presse française souffre principalement de propriétaires et de hiérarchies réactionnaires. Bourdieu disait qu’il ne sert à rien de mettre l’éthique des journalistes dans leurs mains s’il n’y a pas de cadres légaux qui les protègent.
Dans votre film, il est aussi question des « experts », « les moins critiques des fondements du système ». Ne sont-ils pas les plus dangereux, finalement ?
Gilles Balbastre. Il y a un double processus avec ces « experts ». D’abord, ils sont invités partout parce qu’ils colportent la pensée dominante de l’économie libérale et marchande. Ils vont dans le sens des Lagardère, des Bouygues, des Bolloré. Ils sont aussi dans la logique de temporalité effrénée de l’information. C’est-à-dire que tous les journalistes ont leurs numéros de portable et savent que sur n’importe quel sujet, ils peuvent leur téléphoner, ils sont toujours disponibles. On a tellement marchandisé l’information que ces gens-là répondent à tout. Ils ne sont experts de rien si ce n’est de la propagande libérale. Ils se plantent sur toutes leurs analyses mais représentent les intérêts financiers de ceux qui tiennent le système, ils sont pour la plupart dans les conseils d’administration des grandes banques. Élie Cohen, par exemple, est au conseil d’administration de Pages jaunes, du groupe Steria et d’EDF énergie nouvelle. Ses jetons de présence pour ses trois entreprises s’élèvent à 107 212 euros pour l’année 2010 ! Et tout ce petit monde se retrouve aux dîners du Siècle, les derniers mercredis de chaque mois. Ils sont tous copains.
Cette critique des médias est également portée par l’extrême droite. Ne croyez-vous pas que ce genre de documentaire alimente finalement le « tous pourris » ?
Gilles Balbastre. La ligne de ce documentaire est le marxisme. Notre critique est une critique de classe. La structure même de ce film contredit le « tous pourris ». Le vrai problème, c’est que les représentants de la gauche, qu’elle soit politique ou syndicale, se sont éloignés de cette réflexion. Maintenant, un leader syndicaliste ne s’exprime plus dans les médias en pensant que ce sont des ennemis de classe. Pourtant c’est important de le savoir. L’arrogance, les mensonges, l’impunité de ces gens-là en font des ennemis de classe.
Vous finissez votre documentaire par cette citation de Nizan : « Tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire. » Comment se révolter ? Peut-on encore en rire ?
Gilles Balbastre. À la sortie de nos projections, la majorité des gens ont la pêche. L’envie de dire : « Ce sont des bouffons. » « Finalement, ils nous ont volé l’espace public », a dit une magistrate après avoir vu le film. C’est exactement ça. Nous aussi, citoyens, nous avons des choses à dire, nous aussi nous sommes des experts. Ça donne envie de se révolter. C’est un phénomène qui, à des degrés divers, existe ou a existé aussi en Tunisie, en Égypte ou en Russie. Il faut repolitiser le débat sur les médias, c’est la seule solution. Il faut que des cadres soient mis en place, que des lois soient votées. Il faut se réunir.
Entretien réalisé par Marion d’Allard
Critique radicale des médias, le film les Nouveaux Chiens de garde qui sort en salles le 11 janvier 2011 relance la question du pluralisme de l’information. Qui nous informe et sur quoi ? Selon quels critères l’information est-elle ou non diffusée ?
C’est un fait, la représentation que chacun se fait du réel passe nécessairement par les informations qu’il reçoit. Et à ce titre les médias ont un rôle déterminant, puisque c’est fort de ce message que le citoyen se forme ensuite une opinion. L’enjeu du pluralisme de l’information est au cœur du documentaire de Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, les Nouveaux Chiens de garde (voir entretien ci-contre). Une critique radicale des médias qui met en exergue les intérêts croisés et la promiscuité entre le monde politique, médiatique et économique. Et finalement lève le voile sur une uniformisation déroutante de l’information.
Dans une étude de la TNS Sofres, publiée début 2011 par le quotidien la Croix, les sondeurs notaient déjà que les Français étaient 63% à estimer que les médias n’étaient pas indépendants des pressions des partis politiques et du pouvoir. 58% étant d’un même avis en ce qui concerne les pressions financières. Car au-delà du formatage de plus en plus fréquent des journalistes, reste posée la question de la place accordée à une information alternative. Et sur le terrain politique la bataille est féroce.
Un autisme médiatique galopant
Démonstration éclatante d’un autisme médiatique galopant, la mise en scène explicative de la crise est un cas d’école. Les mêmes experts se sont succédé à la télévision, dans les radios et les colonnes des journaux alors même que les évolutions de la situation économique démentaient chaque jour un peu plus leurs analyses. Et les économistes hétérodoxes, incontestablement plus clairvoyants sur le sujet, ont été plus brutalement encore mis à l’écart. La même recette fut appliquée en politique. Les seuls habilités à s’exprimer alors, et aujourd’hui encore, furent ceux qui prônaient l’austérité comme unique solution pour sortir de la crise.
Une fois balayée toute chance d’être informé d’une alternative possible quel choix reste-t-il au citoyen ? Avec des allures d’impartialité âprement revendiquée une orientation politique partisane peut alors servir de réalité... Avec pour principal véhicule les médias.
Les derniers chiffres publiés par le CSA, datant de septembre 2011, et concernant les temps de parole des différentes formations politiques dans les journaux télévisés des principales chaînes (TF1, France 2, France 3, Canal Plus et M6), se passent de commentaires. Le PS et l’UMP ont littéralement cannibalisé l’antenne. 3 h25 min pour le PS, 3 h43 min pour l’UMP, sans compter les 2 h6 min allouées au gouvernement. Pendant que le Front de gauche atteignait péniblement les 20 minutes d’antenne et qu’Europe Écologie-les Verts devait se contenter de 10 minutes. Sur les chaînes d’info en continu (BFM, I-Télé et LCI) l’écart est abyssal. Le PS dépasse les 39 heures, l’UMP a droit à plus de 23 heures, tandis que le PCF plafonne à 27 minutes, soit 10 fois moins que le Front national et ses 3 heures 45 minutes ! Dans ces conditions on comprend que le débat sur la crise soit réduit à sa plus simple expression : l’austérité.
Ces « experts » qui ont fait leur nid sur les plateaux
L’hégémonie idéologique qui règne dans les médias se voit renforcée par la présence « d’experts » du même poil qui ont fait leur nid sur les plateaux télé (voir encadré ci-dessous). La conversion libérale imposée dans années 1980 trouve ainsi ses relais et ses prolongements. Sans qu’il soit nécessaire que les différents médias se consultent, le message diffusé est partout identique ou presque. « Une communauté d’inspiration », comme la qualifiait le sociologue Pierre Bourdieu, qui notait au passage que la télévision détenait « une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population ».
Mais gagner le pluralisme de l’information nécessite sans doute de la dégager de monopole qu’exercent aujourd’hui les Bouygues, Lagardère et autres Dassault. C’est le B.A.-BA de la démocratie.
La génération des « Experts » sponsors
On les présente comme des « experts », leur parole a donc valeur scientifique. Et, a priori, ils sont libres et indépendants. Petit problème : la plupart d’entre eux travaillent pour le compte de grandes entreprises ou font des « ménages », terme utilisé dans la profession pour désigner les cachets perçus pour animer tel ou tel colloque sponsorisé. En général leur pedigree complet n’apparaît jamais à l’écran. Pour ne pas risquer de voir délégitimer leur parole ? Que penserait le téléspectateur si on lui indiquait par exemple que « l’expert » Michel Godet a des intérêts dans le groupe Bongrain, que l’économiste Élie Cohen est aussi administrateur du groupe Steria, d’Orange, de France Télécom, des Pages jaunes. Et que dire de l’incontournable Christian de Boissieu qui, outre son expertise audiovisuelle, se voit rémunérer par le Crédit agricole, Oséo, Ernst & Young France, la Banque Neuflize OBC et un Hedge Fund (HDF Finance). Sans parler de Christophe Barbier, directeur de l’Express, qui va chercher un complément de salaire en animant gentiment des forums sur l’investissement (« Deux jours pour s’offrir les meilleurs placements »). La liste est interminable des journalistes et experts qui vendent leurs services au plus offrant. Déontologie quand tu nous tiens !
Frédéric Durand
Pour visionner la vidéo de l’entretien avec Yannick Kergoat, cliquer sur le titre en page d’accueil puis sur l’adresse URL portée en source (haut de page, couleur rouge)
http://www.dailymotion.com/video/xn...
3a) Bande Annonce Les nouveaux chiens de garde
http://www.dailymotion.com/video/xm...
3b) LES NOUVEAUX CHIENS DE GARDE : Partie 1 L’Indépendance
par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat Avec Arlette Chabot, Laurence Ferrari, David Pujadas, Alain Duhamel, Jean-Pierre Pernaut...
http://www.dailymotion.com/video/xm...
3c) Extrait 2 du film Les nouveaux chiens de garde L’OBJECTIVITE
http://www.dailymotion.com/video/xm...
3d) Extrait 3 du film Les nouveaux chiens de garde PLURALISME
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