« Dans le temps de la longue durée, le capitalisme touche à sa fin » (Arnaud Spire, philosophe)

jeudi 19 janvier 2012.
 

L’argent, dont le but était d’accélérer la circulation des marchandises, est devenu un objet d’accumulation. La finance est à elle-même sa propre fin.

La grande majorité des peuples européens vivent la crise du système capitaliste comme une catastrophe naturelle – ce qui les laisse progressivement sans défense face aux crises cycliques internes de la mise en mouvement du capital. Parallèlement, tout est fait pour que les populations se résignent au recul du progrès social et aux défaites de la démocratie qui sont généralement présentés comme incontournables.

Engels écrivait dès 1851, dans une lettre à Marx  : « Si le prolétariat veut attendre jusqu’à ce que ses propres questions soient posées par le gouvernement, jusqu’à ce que se produise un choc qui exprime le conflit d’une façon plus nette et plus décisive qu’en juin 1848 (1), il peut attendre longtemps. » Aujourd’hui, l’appel sans cesse relayé par les médias à attendre l’échéance présidentielle de mars 2012 a insufflé en France une certaine atonie qui, si elle persistait jusqu’aux scrutins à venir, suffirait déjà à en faire un pronostic assez sombre.

Pour Marx, la crise de 1850 a ouvert la possibilité et non la nécessité de la révolution. Le stade actuel de la globalisation des phénomènes économiques et financiers de ce troisième millénaire ouvre l’éventail des possibles.

Crise. Mais crise de quoi  ? Les rapports de production capitalistes se caractérisent par l’indépendance relative des unités économiques (capital et travail) qui le constituent. En ce sens, le régime d’accumulation et le mode de régulation en vigueur permettent d’adapter la domination du capital sur le travail tout en contrariant la tendance à la baisse du taux de profit. Au-delà de la répétition des crises cycliques du capitalisme, ces fluctuations s’inscrivent dans de grandes périodes. L’Europe de Maastricht et de Lisbonne a accroché l’euro comme un boulet à l’ensemble de l’économie européenne.

Tout a été tenté pour rétablir par la violence sociale la rentabilité financière de l’exploitation du travail par et pour le capital en Europe. Nous vivons un moment critique du développement du système capitaliste, parvenu à ses limites ultimes par la dictature des marchés financiers et des agences de notation. En Grèce, en Italie, ce ne sont plus les citoyens qui élisent leurs dirigeants mais quelques experts financiers haut placés qui sont désignés. Le capital veut imposer une régression considérable au monde civilisé.

Comme l’écrit Immanuel Wallerstein (2), président de l’Association internationale de sociologie  : « Dans le temps de la longue durée, le capitalisme touche à sa fin. » Ceux « d’en haut » ne contrôlent plus rien et se heurtent à ceux « d’en bas » qui ont tout juste de quoi se maintenir en vie (augmentation du chômage, baisse des salaires, privatisation des services publics, en particulier de la santé et de l’éducation, etc.). On devrait parler non pas de crise en général, mais de crise globale du capital financier en même temps que de crise de la recherche d’une issue.

Dette. C’est là un prétexte. Aucun pays développé n’a fait faillite de 1945 à 2010. Le vacarme médiatique fait autour des agences de notation qui s’autorisent à noter les États en fonction de la crainte d’une insolvabilité est proprement ridicule puisque, non seulement l’événement ne s’est jamais produit, mais s’il advenait que la France ne puisse plus rembourser ses emprunts – comme en Grèce –, aucune institution financière ne survivrait. Si la dette publique qui est le plus sûr des actifs financiers devient sujette à caution, les institutions financières deviennent alors, par contamination, des institutions à risques, et le système financier et bancaire se bloque.

Peur. Lorsque la peur s’empare de l’opinion publique, elle provoque nombre de replis sur la sécurité individuelle (conserver son emploi, sa maison, protéger sa famille…) mais à l’échelle d’une nation, la peur ne paralyse pas fatalement toute action collective favorable au progrès social.

À plusieurs reprises, la France a connu de grandes peurs irrationnelles, par exemple, en 1715, à la mort de Louis XIV. La dette de la France était estimée à 2 milliards de livres. C’est alors qu’un gentilhomme écossais, John Law, imagina de créer une banque de dépôt et d’escompte afin de remplacer l’or par une monnaie en papier. Cela ne pouvait fonctionner que sur la base d’une confiance populaire. Le 10 octobre 1720, la faillite de la rue Quincampoix est la première banqueroute d’un système qui n’est pas encore né.

En 1789, la faim est la grande ennemie dans les campagnes. L’historien communiste Georges Lefebvre fait état d’un certain nombre de paysans ruinés et réduits à l’errance et à la mendicité. La circulation de ces vagabonds inquiète car ils constituent des « figures étrangères ». La peur s’éveille. Les paysans craignent les pillages. Ce qui crée l’espérance, c’est la convocation des états généraux. Les soulèvements contre la disette se doublent d’une révolte contre le système féodal. Il ne s’agit plus de jacqueries ordinaires mais la cible des insurgés concerne pour la première fois les inégalités.

Publié en 1932 et devenu ouvrage de référence dans le monde entier, le travail de Georges Lefebvre démontre avec finesse comment la « grande peur » des paysans a préparé la nuit du 4 août, au cours de laquelle furent abolis les privilèges.

La situation aujourd’hui n’est évidemment pas un copier-coller. On peut redouter la peur qui inquiète les populations de l’Europe des Vingt-Sept, saisie par l’individualisme et le repli sur soi et la famille. Mais, en fait, nul ne sait où la peur sociale, la colère populaire rentrée peuvent conduire. Peut-être est-ce le début de la fin pour cette Union européenne dont l’échec patent sur tous les fronts pourrait bien encourager les peuples à devenir partisans d’une autre Europe, plus respectueuse de la souveraineté des peuples.

(1) La révolution de 1848 en France met fin au règne 
de Louis-Philippe et inaugure la IIeRépublique…

(2) Le Monde.fr du 11.10.08 mis à jour le 16.12.2008.

Par Arnaud Spire, philosophe (Tribune dans L’Humanité)


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