Les nouvelles inégalités et l’intégration sociale

mardi 9 janvier 2007.
 

Au-delà d’un certain seuil, les inégalités apparaissent comme socialement intolérables, elles affaiblissent le sentiment d’appartenance collective et deviennent une menace pour la cohésion de la société elle-même. C’est en ce sens que peuvent être compris et analysés les liens entre la situation économique et l’intégration sociale, celle-ci n’entretenant pas de liens mécaniques et univoques avec la situation économique des personnes ou des nations. Des inégalités qui perdurent et/ou se cumulent peuvent engendrer des comportements défavorables à l’intégration, tels la résignation et le renoncement à toute participation sociale, ou la révolte, l’hypothèse étant qu’une société inégalitaire mais très mobile a une probabilité plus forte d’être intégrée qu’une société aussi inégalitaire mais où les clivages sociaux séparent des populations durablement hétérogènes.

Notre analyse insiste sur deux constats : la persistance des inégalités et leur concentration (le cumul des déficits culturels, sociaux et économiques pour certaines personnes et certains groupes). La montée continue du chômage et de la précarité des trajectoires professionnelles a engendré une exclusion durable d’une part croissante de la population hors de la sphère de l’emploi et des revenus d’activité, favorisant l’apparition d’une nouvelle pauvreté et l’enkystement dans la société française d’un noyau dur de personnes, et parfois de ménages entiers, durablement privés d’emploi. Ces nouvelles formes de pauvreté sont de plus en plus concentrées dans certaines zones urbaines ou péri-urbaines.

L’action publique, au-delà du renforcement de ses axes classiques (accompagnement et réinsertion des chômeurs, désenclavement de certaines zones géographiques, aide sociale et accroissement parallèle des moyens budgétaires), devrait être davantage ciblée sur des mesures ou des domaines fondamentaux pour l’avenir de la société française. À ce titre, des dotations beaucoup plus importantes sont nécessaires à l’éducation des enfants vivant dans des ménages pauvres ou dans des territoires caractérisés par un fort taux de non-emploi. Cet effort devrait se déployer sur l’ensemble du système éducatif (y compris dans l’enseignement supérieur).

Ces vingt dernières années, de multiples dispositifs d’action publique sont apparus dans divers domaines (emploi, santé, ville, discriminations, formation, etc.), sur le plan national et local, pour limiter la désintégration sociale liée à la crise économique durable en France. Cette multiplication faite souvent dans l’urgence et parfois par opportunité politique a favorisé une sédimentation des dispositifs, coûteuse pour les finances publiques, et un empilage dénué d’architecture globale et incohérent dans le temps. L’accumulation des annonces politiques et l’empilement de mesures aux effets mal identifiés nuisent à l’efficacité des dispositifs et ont pour résultat d’affaiblir la crédibilité de l’action publique. Pour augmenter l’efficacité de leurs interventions, le gouvernement et l’administration devraient assumer une véritable évaluation de leurs actions. Notre objectif ici n’est pas de dresser un bilan des politiques publiques, mais de se concentrer sur la question de leur évaluation. Ces préconisations font l’objet d’une seconde section.

1. Des éléments de diagnostic

1.1. Chômage de masse et précarisation des trajectoires professionnelles

Quelques paradoxes de long terme, observés après la fin des Trente Glorieuses, éclairent le contexte actuel de désintégration sociale :

au cours de ces 27 dernières années (1978 2005), la France s’est économiquement enrichie (+ 72 % de PIB hors inflation), alors que dans le même temps le chômage a augmenté dans de très fortes proportions (+ 148 % de demandeurs d’emploi cherchant un emploi à temps plein en CDI en France métropolitaine), l’emploi n’ayant que peu progressé sur la période (+ 16 % dans les secteurs principalement marchands) ; malgré des inflexions à certaines périodes, le chômage est resté massif et la précarité de l’emploi s’est accrue (sur dix ans, de janvier 1995 à décembre 2004, l’ANPE a enregistré 58 millions de demandes déposées par près de 22 millions de personnes ; 57 % de ces personnes ont connu plusieurs épisodes de chômage, près de quatre demandes en moyenne par personne) ; l’alternance entre périodes de chômage et périodes d’emploi frappe la majorité des demandeurs d’emploi. Ainsi, si l’on considère la cohorte des travailleurs entrés en chômage au 2ème semestre 1993 (soit 2 479 560 personnes en France métropolitaine), la moitié a connu au moins une seconde période de chômage au cours des deux années suivantes (ce sont des chômeurs récurrents), et cette proportion s’élève à presque 70 % au bout de 6,5 ans (cf. tableau n° 1) ; l’exclusion sociale se concentre sur certaines populations (immigrés, femmes, jeunes, personnes peu qualifiées ou peu diplômées) et certains territoires, particulièrement les quartiers de la politique de la ville où le chômage sévit deux fois plus (cf. tableau n° 2).

Face à ces évolutions, les pouvoirs publics ont développé des dispositifs relevant de philosophies d’action différentes et ciblant souvent des publics particuliers. Ces dispositifs peuvent se résumer ainsi :

une politique de réduction de la population active, en grande partie associée aux restructurations industrielles dans la seconde moitié des années 1980 et au début des années 1990. La mesure-phare en a été le recours massif aux préretraites ; la levée de certaines restrictions quantitatives et réglementaires qui encadraient la confrontation entre l’offre et la demande de travail ; la suppression de l’autorisation administrative de licenciement et l’assouplissement de l’encadrement juridique des différentes formes de contrat figurent parmi les mesures les plus représentatives de cette catégorie ; le développement de contrats de travail spécifiques pour des publics ciblés (chômeurs de longue durée, jeunes sans qualification), pour lesquels l’État prend en charge une partie significative des coûts ; la réduction de l’écart entre le coût du travail supporté par l’employeur et la rémunération nette après prélèvements perçue par le salarié. La mesure la plus emblématique est ici l’allègement des charges patronales sur les bas salaires ; il faut également citer les dispositifs qui ont essayé d’améliorer les conditions du retour à l’emploi des allocataires de minima sociaux (mesures d’intéressement pour les bénéficiaires de minima sociaux, RMA, etc.) mais qui, selon plusieurs études, ont principalement bénéficié aux ménages dont le revenu est situé dans la partie la plus haute de la distribution des revenus des ménages modestes ; la politique de réduction du temps de travail.

Le dynamisme des créations d’emploi enregistrées au cours de la seconde moitié des années 1990 et la bonne tenue de l’emploi face au ralentissement conjoncturel du début des années 2000 témoignent des effets positifs de ces politiques, même si des déséquilibres persistent.

1.2. Les freins socio-économiques à l’intégration sociale

1.2.1. L’évolution de la pauvreté

La pauvreté monétaire, stable de 1984 à 1996, baisse jusqu’en 2001, mais sans bénéficier aux ménages les plus pauvres, souvent dépourvus de qualification, pour toucher alors 3,6 millions de personnes. Depuis le ralentissement de la croissance économique intervenu au second semestre 2001, plusieurs indicateurs (notamment le nombre d’allocataires du RMI) témoignent d’un probable retournement de tendance en matière de pauvreté monétaire. Ainsi, selon l’Insee, le taux de pauvreté monétaire (au seuil de 50 % de la médiane des revenus) est passé entre 2002 et 2003 de 5,9 % à 6,3 %.

Parmi le noyau dur de personnes au chômage, figurent des personnes souffrant de problèmes de santé ou des personnes fragilisées par un accident de la vie (divorce, veuvage, etc.). La France, faisant du retour à l’emploi le fondement de sa politique de lutte contre le chômage, n’exclut pas pour l’instant du principe d’insertion professionnelle ces catégories de personnes très fragilisées par des problèmes de santé ou certains handicaps, contrairement à certains pays (Danemark, Pays-Bas, Royaume-Uni, lesquels accordent une prestation sociale spécifique - incapacity benefit - avec, en contrepartie, un droit au travail limité excluant les bénéficiaires de la statistique du chômage et alors que la majorité d’entre eux souhaite travailler).

Les dispositifs d’action publique n’ont pas jusqu’à présent permis d’enrayer véritablement l’apparition de ce noyau dur de pauvreté, les modes d’indexation des différentes prestations sociales étant loin d’être uniformes et équitables (une partie de ces prestations est indexée sur les prix à la consommation évoluant moins favorablement que le salaire moyen ou que le Smic ; les allocations logement, qui jouent un rôle fondamental dans les ressources des ménages pauvres, sont indexées sur une base éloignée de l’évolution réelle des loyers). La dynamique de retour à l’emploi n’est pas vraiment enclenchée pour ces populations (les emplois retrouvés par les allocataires du RMI sont le plus souvent des emplois aidés, temporaires ou à temps partiel).

Les pauvres cumulent maintes difficultés par ailleurs récurrentes qui entravent l’accès à l’emploi et à la vie sociale : des contraintes financières et matérielles, des problèmes de santé (les risques de mauvaise santé ou de décès s’aggravent dans les populations les plus touchées par la précarité malgré l’effet bénéfique de la Couverture maladie universelle sur les renoncements aux soins pour raisons financières), une pénurie renforcée de logement social au vu de la demande (un million de personnes sont par ailleurs hébergées chez un tiers, parent ou ami), pour les ménages les plus pauvres des difficultés croissantes d’accès à un logement (entre 1988 et 2002, les loyers payés par les ménages les plus pauvres ont augmenté en moyenne de 80 % et leur revenu de 30 %) doublées de difficultés d’accès aux services bancaires et financiers. Le recours à l’emprunt plonge une part accrue d’entre eux dans le surendettement.

Les inégalités sociales en matière de réussite scolaire des enfants restent très fortes et apparaissent tôt. Les échecs et sorties précoces du système sont très marqués socialement et touchent surtout les enfants d’ouvriers et d’inactifs, en raison principalement de l’illettrisme, longtemps sous-estimé, et de la pauvreté monétaire (le taux de retard en sixième est de 35 % pour les enfants des familles les plus pauvres, contre 12 % pour les enfants des ménages les plus riches).

Selon le CERC (2004), leurs enfants restent enfin particulièrement frappés par les inégalités :

environ un million d’enfants de moins de 18 ans, soit près de 8 % de l’ensemble, vivent en dessous du seuil français de pauvreté monétaire de 560 euros et près de deux millions, soit près de 16 % de l’ensemble des moins de 18 ans, en dessous du seuil européen de pauvreté monétaire de 670 euros ; les enfants d’étrangers non européens sont les plus touchés (un quart du million d’enfants pauvres). 1.2.2. Un marché du travail marqué par la précarisation et une protection sociale inadaptée

a) La progression des emplois précaires à bas salaires

De 1990 à 2002, la part d’actifs occupés dans des emplois précaires à des salaires inférieurs au salaire médian a augmenté pour les hommes (5,9 % à 7,5 %) et encore plus les femmes (7,6 % à 10,4 % d’après les enquêtes annuelles sur l’emploi de l’Insee), celles-ci représentant toujours la majorité des chômeurs mais dans une moindre mesure (55 % à 52 %), et étant fortement et de plus en plus surreprésentées dans les emplois temporaires et aussi à temps partiel (près de trois-quarts des salariés occupant des emplois précaires à temps partiel et à bas salaires sont des femmes).

b) Une précarisation accrue des trajectoires professionnelles

Les trajectoires professionnelles ont subi une précarisation croissante depuis 1982 (c’est-à-dire des passages plus fréquents par le chômage ou l’emploi précaire), hormis durant les deux périodes d’amélioration sensible de la croissance économique (1986-1989 et 1997-2000). La progression de ce phénomène est particulièrement illustrée par les statistiques provenant des enquêtes sur l’emploi réalisées par l’Insee entre 1982 et 2002 (voir Fougère, 2003). En vingt ans, la proportion d’actifs en chômage ou en emploi précaire aux trois dates d’enquête est passée de 4 % des actifs à plus de 9 %, après avoir atteint un maximum égal à 11 % en 1997. Ce phénomène concerne principalement les plus jeunes et les moins qualifiés, groupes dans lesquels les proportions de travailleurs précarisés atteignent respectivement 21 % et 11 % en 2000-2002 ; il n’épargne pas pour autant les adultes et les plus éduqués, groupe dans lesquels la proportion de travailleurs précarisés a également augmenté, pour se situer respectivement à 8 % et 4,5 % en 2000-2002.

Si on couple cette précarisation avec la baisse de la mobilité salariale, c’est-à-dire la baisse des chances de progression salariale au cours de la carrière, observée en France mais aussi aux États-Unis et en Angleterre, le diagnostic s’assombrit. Il associe en effet précarisation et stagnation des progressions salariales. S’il perdurait en longue période, ce couplage inquiétant signifie que 8 % à 10 % des actifs pourraient être confinés dans une situation de précarisation accrue et ne pas voir leur salaire augmenter au cours de leur carrière.

c) Des difficultés croissantes d’insertion professionnelle pour les jeunes

Les difficultés d’emploi des jeunes ne se démentent pas et se prolongent bien au-delà des premières années de vie active, structurant des trajectoires professionnelles marquées par une précarité croissante. Selon l’Insee, le taux de chômage des jeunes actifs de moins de 24 ans était en 2005 de 24,6 % pour les femmes et de 21,4 % pour les hommes. Une étude récente de la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, 2005) portant sur les cotisations versées aux régimes de retraite par les jeunes entrant sur le marché du travail, constate le retard pris par les générations nouvelles dans le versement des cotisations. À 25 ans, plus de six cotisants sur dix nés dans les années 1950 avaient validé au moins 20 trimestres d’assurance contre moins de la moitié des générations nées entre 1966 et 1970. Ce retard est dû pour partie au prolongement des études, mais il vient aussi indéniablement d’une insertion sur le marché du travail plus difficile. À l’âge de 30 ans, parmi les trimestres validés sans contrepartie de cotisations, la proportion de ceux relatifs au chômage a beaucoup augmenté : cette part, quasi inexistante pour les générations les plus anciennes, est passée de 10 % pour la génération 1954 à 38 % pour celle née en 1970.

d) Une protection sociale mal adaptée aux évolutions du marché du travail

Même si la multiplicité des formes juridiques des contrats de travail joue un rôle dans la précarisation des trajectoires, la précarisation et l’insécurité sociale ont des racines plus profondes que le support juridique dans lequel elles prennent forme. Les entreprises recourent en effet le plus souvent à la flexibilité externe. Elles hésitent ou même se refusent à mettre en œuvre des solutions mobilisant les ressources internes, notamment celles qui impliquent une modulation accrue des temps de travail ou une ré-orientation de la politique de formation continue vers les salariés les moins qualifiés.

Or, l’instabilité dans l’emploi a des conséquences directes sur la protection sociale des salariés. C’est notamment le cas pour l’ouverture des droits à l’assurance-chômage qui est conditionnée par des périodes minimales de cotisations, c’est-à-dire une ancienneté suffisante dans l’entreprise. Les groupes de travailleurs les plus soumis à la précarité des relations d’emploi sont ceux qui se voient de fait exclus des droits. On assiste ainsi à un véritable dualisme du marché du travail.

Cette situation traduit un décalage croissant entre l’architecture d’un système de protection sociale conçu en période de plein emploi et les évolutions apparues depuis une trentaine d’années. C’est l’ensemble de la protection sociale qui devrait être repensé, pour prendre en compte les grandes tendances des marchés du travail contemporains : augmentation de l’activité féminine, discontinuité des trajectoires dans les phases d’insertion ou de ré-insertion sur le marché du travail, et instabilité croissante des carrières professionnelles.

1.2.3. Le sur-chômage des travailleurs étrangers et des Français enfants d’étrangers

Pour les travailleurs de nationalité étrangère, aux pertes d’emploi plus fréquentes se sont ajoutées des difficultés spécifiques de reclassement et de retour à l’emploi. Leur taux de chômage est strictement le double du taux de chômage des travailleurs de nationalité française, voire le triple pour les travailleurs étrangers originaires d’un pays d’Afrique (28 % pour les Maghrébins et 23 % pour les autres).

L’éducation ne protège que très peu de ce sur-chômage (en 2002 à niveau d’études inférieur au baccalauréat, 30 % des travailleurs maghrébins étaient au chômage contre 10 % des travailleurs français ; à niveau d’études égal ou supérieur au baccalauréat, les taux sont respectivement de 25 % contre seulement 6 %).

La situation professionnelle des Français varie de manière significative selon l’origine géographique de leurs parents : les Français dont l’un au moins des parents est originaire du Maghreb sont de fait les plus touchés par le chômage (17,6 % sont chômeurs contre 6,8 % des Français dont les deux parents sont nés français) et parmi eux plus fortement les jeunes Français non qualifiés (29,9 % de chômage pour ceux avec une origine maghrébine contre 12,4 % pour ceux dont les deux parents sont nés français).

Les études supérieures ne les protègent eux aussi que partiellement du sur-chômage (18,1 % des jeunes Français d’origine maghrébine ayant fait des études supérieures sont en chômage, contre seulement 6,5 % des jeunes Français dont les deux parents sont nés français). Le fait d’avoir fait des études supérieures divise par deux les proportions de chômeurs dans chaque catégorie, mais ne réduit pas l’écart : les jeunes Français d’origine maghrébine sont deux fois et demie plus souvent en chômage que les jeunes Français d’origine française, quel que soit leur niveau d’études.

1.2.4. Intégration et exclusion : le rôle de l’école

Il est important d’évaluer le rôle de l’école dans l’intégration car les jeunes les moins éduqués comptent parmi les principales victimes de la montée de la précarisation.

L’école ne produit pas par elle-même les inégalités ou les facteurs d’exclusion (encore qu’elle puisse les renforcer), mais on est en droit d’espérer, sinon qu’elle les réduise totalement, du moins qu’elle en atténue la portée. C’est donc bien dans cette optique que doit être apprécié le rôle de l’école au regard des processus d’exclusion : parvient-elle à exercer un effet compensatoire suffisamment puissant pour qu’on puisse s’accorder sur l’idée qu’elle joue le rôle « intégrateur » qui est attendu de l’école républicaine ?

a) Un mouvement de massification qui s’essouffle

Il faut d’abord insister sur l’extraordinaire mouvement de massification scolaire qui s’est produit du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, et que l’école française a réussi à accompagner (voir Thélot et Vallet, 2000). Mais les effets de ce succès relatif semblent peu à peu s’être épuisés. On constate, depuis une dizaine d’années, une stagnation des performances. L’accès à l’enseignement supérieur ne progresse plus, et surtout la part des jeunes qui sortent du système éducatif initial sans diplôme professionnel ou sans diplôme général supérieur au brevet ne décroît plus ; elle reste à un niveau élevé (près d’un sortant sur cinq).

Or la formation joue un rôle de plus en plus important pour éviter le chômage et les emplois précaires : chez les jeunes, l’écart des chances d’être ou non au chômage selon que l’on possède ou non un diplôme a sensiblement progressé depuis 25 ans. Pour donner un exemple, en 1990, un à quatre ans après la fin des études, 42,1 % des femmes et 26,8 % des hommes sortis du système éducatif sans aucun diplôme ou titulaires d’un BEPC étaient au chômage ; en 2005, ces proportions s’élevaient à 49,2 % et 44,4 %. Les sortants sans qualification du système de formation initiale sont donc de plus en plus pénalisés.

Si on ne se résigne pas à l’impuissance, comment expliquer cette stagnation des performances pour tenter d’y trouver des remèdes ? Les travaux d’économie et de sociologie de l’éducation comme l’évaluation des politiques publiques mises en œuvre dans notre pays, mais aussi dans des pays étrangers, apportent quelques enseignements.

b) Ségrégation sociale, ségrégation scolaire

Un premier registre d’explication pourrait tenir au renforcement de la ségrégation scolaire. Les comportements des familles - par le choix de leur résidence, les demandes de dérogation, le choix d’options - comme les comportements des établissements eux-mêmes - par les politiques de constitution de classes, les politiques visant à attirer certains types d’élèves - renforceraient l’homogénéité sociale et scolaire des groupes d’élèves (soit à l’intérieur des établissements, soit à l’intérieur des classes). Cette homogénéité renforcée profiterait aux meilleurs, mais affaiblirait le niveau moyen des performances des élèves moins favorisés. Au total, les inégalités pourraient s’en trouver renforcées.

En moyenne, le phénomène de ségrégation sociale n’a pas évolué de manière importante depuis une dizaine d’années. Les stratégies d’évitement des familles n’auraient pas connu de montée significative au niveau national. Mais ce phénomène peut se concentrer sur certaines zones urbaines et y exercer un effet local important, peu sensible à un niveau agrégé. De plus, en matière de ségrégation, la disparité entre classes dans un même établissement semble jouer un rôle plus important que la disparité entre établissements : par leurs pratiques de constitution de classes, les établissements généreraient plus de ségrégation qu’ils n’en subissent du fait de la carte scolaire. Enfin, même si elle n’a pas beaucoup évolué ces dernières années, la ségrégation avait parfois déjà atteint un niveau très élevé. C’est ce qu’a mis en lumière le travail de Félouzis (2003) sur la composition ethnique des collèges dans la région bordelaise. Dans cette région, où la proportion des élèves allochtones est relativement faible (7 %), 10 % des établissements scolaires accueillent plus d’un quart de ces élèves. Un des points majeurs de son étude est de montrer que les taux de ségrégation sont bien plus importants en fonction de l’origine ethnique que de l’origine sociale ou du retard scolaire. Il se crée ainsi des catégories d’établissements dominés par l’appartenance ethnique, ce qui ne peut être sans conséquence sur les élèves ou les professeurs.

À elle seule la mixité sociale ne constitue certes pas un gage de réussite. Mais à l’inverse, un renoncement radical à une politique visant, à travers la carte scolaire, à préserver un certain niveau d’hétérogénéité sociale dans les établissements pourrait avoir des effets très négatifs sur la réduction des inégalités. Une récente étude suédoise (Söderström et Uusitalo, 2005) montre que l’abolition à Stockholm des critères de résidence dans le choix de l’établissement a eu pour effet de renforcer fortement la sélectivité du tri des élèves selon leurs aptitudes, mais également selon leur statut socio-économique et selon leur origine ethnique. Au total, la ségrégation s’en est donc trouvée renforcée.

c) Quelle évaluation des politiques éducatives ?

Face à ces inégalités scolaires, les pouvoirs publics ne sont pas restés inactifs et ont tenté de mettre en place des politiques visant à les réduire. En France, cette politique a eu essentiellement une base territoriale, par la mise en place et l’extension progressive des zones d’éducation prioritaire (ZEP). Cette politique a connu une extension très significative, puisqu’on compte aujourd’hui plus de 800 ZEP, scolarisant environ 20 % des écoliers.

Mais c’est précisément ce saupoudrage qui semble constituer la principale limite des ZEP. L’impact négatif suscité par l’effet stigmatisant de l’appellation n’est pas compensé par une hausse significative des moyens alloués aux acteurs du système éducatif concernés, qui restent très en deçà des efforts consentis dans d’autres pays en direction des publics en difficulté. Les différentes évaluations du dispositif sont décevantes et conduisent à s’interroger sur l’efficacité d’une politique territoriale de réduction des inégalités scolaires. Il semble en tout cas qu’une plus forte concentration et un meilleur ciblage des moyens engagés seraient nécessaires.

Cette concentration des moyens pourrait conduire à réduire de façon significative, pour les catégories d’élèves en difficulté, le nombre moyen d’élèves par classe, avec des chances qui semblent importantes d’améliorer les performances scolaires. Dans une récente étude, Piketty (2004) montre ainsi que la forte réduction des effectifs d’une classe consécutive à son dédoublement au-delà du seuil de 30 élèves, s’accompagne d’une nette amélioration des performances des élèves.

1.2.5. Une ségrégation urbaine plus sensible

Le renforcement de la ségrégation urbaine est aujourd’hui l’un des plus puissants ferments de désintégration sociale. Sa gravité est soulignée dans un récent rapport du Conseil d’analyse économique (Fitoussi, Laurent et Maurice, 2004) : « la ségrégation urbaine porte en elle une dislocation de la cité, par rupture d’égalité dans les espaces sociaux que sont au premier chef le travail, mais aussi l’école, le logement et les équipements collectifs ; elle a pour symptômes visibles la souffrance des populations défavorisées, leur stigmatisation, les tensions multiples entre personnes et groupes sociaux ».

Cette ségrégation se traduit par une polarisation socio-économique dans l’espace des villes au détriment de certains de leurs quartiers : dans les zones urbaines sensibles (ZUS), le chômage s’aggrave entre 1990 et 1999 passant de 18,9 % à 25,4 % (un habitant sur quatre). Ce sur-chômage est encore plus aigu pour les jeunes actifs de 15 à 24 ans, dont le taux de chômage passe de 28,5 % à 39,5 %. Y vivent les groupes sociaux les moins favorisés, d’où une présence relativement plus importante d’étrangers. Beaucoup de ceux dont l’emploi est localisé dans le centre des grandes villes n’ont pas les moyens d’y loger, d’où une disjonction accrue entre domicile et lieu de travail, les prix des offres de logements tirés vers le haut étant de plus en plus en décalage avec la demande de ces populations.

La ségrégation urbaine, en concentrant les populations les plus défavorisées, accroît ainsi la distance socio-économique entre ces territoires et la « moyenne nationale », et crée parfois des situations quasi irréversibles avec le développement d’économies souterraines.

Une intervention publique forte et soutenue, de la part des pouvoirs centraux et locaux, doit être mise en place pour lutter contre la ghettoïsation et l’exemple américain est ici instructif. Il montre que pour réussir, une politique de déségrégation scolaire doit être couplée, d’une part, à un programme facilitant la mobilité résidentielle des ménages défavorisés, et d’autre part, à des politiques de réduction de la taille des classes et d’augmentation des moyens mis à la disposition des écoles. Aux États-Unis, les programmes de lutte contre la ségrégation urbaine sont centrés autour de « l’action sur les personnes, avec l’idée de les sortir des ghettos via l’affirmative action, ou celle de les amener à se faire les acteurs du changement de leur milieu via la formule des Corporations de développement communautaire (CDC) » (Donzelot, 2003). Cette politique fait de la réhabilitation des quartiers dégradés le moyen de la restauration de la vie communautaire, et de celle-ci, la condition nécessaire pour que les individus puissent retrouver confiance en eux et sortir du ghetto. Elle est caractérisée par un double souci : celui de la transparence financière (accountability), c’est-à-dire la nécessité pour le service public de rendre des comptes à la population, mais aussi le souci d’impliquer efficacement les habitants du ghetto dans le fonctionnement de ce service et dans la surveillance de ses résultats.

Une pluralité de domaines et de modes d’intervention est nécessaire pour lutter contre la ségrégation urbaine, mais les trois axes retenus par le Conseil d’analyse économique sont les suivants :

resserrer la connexion sociale pour réduire les distances physiques et sociales au marché du travail (désenclavement des quartiers, amélioration des transports collectifs, micro-crédits et aides aux activités économiques créatrices d’emploi dans les zones concernées, politique affirmée d’enseignement et de formation, incluant l’accès aux meilleures écoles et universités pour les élèves les plus méritants, mais aussi le développement des formations techniques et en alternance au niveau local) ; renforcer la cohésion urbaine (accélérer la construction de logements sociaux locatifs, favoriser l’accès à la propriété tout en améliorant le cadre de vie dans les zones aujourd’hui défavorisées) ; lutter contre les discriminations à l’œuvre dans les processus d’accès à la formation, à l’emploi et au logement. Ces éléments de diagnostic illustrent que des processus de désintégration sociale puissants sont à l’œuvre aujourd’hui. La persistance d’un chômage de masse et la précarisation de l’emploi ont diffusé dans une proportion très importante de la population (15 % à 20 %) une précarisation plus générale qui réduit l’accès aux droits essentiels (logement, santé), atteint un nombre important d’enfants et de familles et handicape l’avenir de la France. Lorsqu’un pays a entre un et deux millions d’enfants pauvres, comment construire un projet collectif où l’ensemble des Français puisse se reconnaître ?

2. Quelles orientations pour les politiques publiques ?

La pauvreté et la précarité s’enkystent au sein de la société française, prenant notamment la forme d’une transmission de handicaps socio-économiques entre générations, alors que la France a la capacité, de par ses atouts économiques et démographiques, à dégager des richesses dont une part pourrait être redistribuée sous la forme d’investissements et de transferts publics en destination des territoires, groupes et personnes les plus soumises au risque de « décrochage social ».

2.1. Les grandes orientations pour l’action des pouvoirs publics

Elles combinent des mesures relatives aux personnes avec des mesures territoriales et concernant l’éducation. Certaines ont inspiré les dispositifs de la loi de cohésion sociale. Les politiques publiques doivent être envisagées et engagées en interaction les unes avec les autres :

a) réduire les distances physiques et sociales au marché du travail ;

b) lutter contre la ségrégation spatiale, un des ferments de désintégration sociale les plus puissants, en renforçant la mixité urbaine (accélérer la construction de logements sociaux locatifs, favoriser l’accès à la propriété tout en améliorant le cadre de vi

Par Denis Fougère et Nadir Sidhoum


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