Costa Concordia  : naufrage du dumping social

mardi 31 janvier 2012.
 

L’échouage du paquebot de luxe aux abords de l’île de Toscane du Giglio a fait, selon un bilan provisoire, 11 morts et 24 disparus. Les témoins pointent
les conditions chaotiques 
de l’évacuation 
et un équipage mal préparé.

Les membres d’équipage du Costa Concordia étaient ainsi d’une vingtaine de nationalités différentes dont environ 300 Philippins, 200 Indiens, 170 Indonésiens… « À l’évidence, il s’agit là d’un équipage low cost, mal payé et mal formé, dénonce Michel Le Cavorzin, secrétaire général du syndicat CGT des marins. Avec toutes ces nationalités, cela pose des problèmes de communication qui peuvent – on vient de le voir – se révéler dramatiques lors d’un accident où il faut diriger et coordonner l’évacuation de milliers de personnes en panique, qui parlent elles-mêmes des langues différentes. » À bord du Costa Concordia, on dénombrait, parmi les 3 200 passagers, pas moins de 60 nationalités.

Le syndicat CGT des marins du Grand Ouest a dénoncé hier « avec force la responsabilité des États européens, de l’Organisation maritime internationale, qui autorisent les armateurs à mettre à bord des navires des équipages à bas coût ». Le syndicat assure que sur les 1 850 000 marins recensés dans le monde, quatre sur cinq viennent de pays pauvres.

Laurent Mouloud, L’Humanité

Costa Concordia : Derrière le luxe, la galère des marins de croisière

Un équipage de 1 023 personnes travaillait à bord du Costa Concordia, qui s’est échoué au large de la Toscane il y a dix jours. Sous-payés, la majorité des marins viennent des pays pauvres. Enquête sur un milieu opaque où toutes les dérives sociales sont permises. Au risque de mettre en jeu la vie des passagers.

Le rituel était immuable. Au début de chaque croisière, le Costa Concordia présentait fièrement son équipage au son de la chanson de Michael Jackson We Are the World. Un hymne à la mondialisation repris en chœur par les passagers, loin de penser que cette ode était aussi celle de la course à la rentabilité, qui mettait en cause leur propre sécurité.

Avec quarante nationalités différentes, l’équipage du Costa Concordia était pourtant loin du monde rêvé du king of the pop. Le chant des galériens aurait sonné plus juste… Sous les piscines à toboggan et les casinos, un autre monde se cachait à bord de ce « temple du divertissement »  : celui des travailleurs venus des pays les plus pauvres de la planète, sous-payés et travaillant des mois sans congés et sans avoir la chance d’apercevoir une vague sous le soleil.

Opaque, le monde de la croisière est très difficile à pénétrer. Les syndicalistes y sont persona non grata. On dit même que les salariés surpris à leur parler seraient ajoutés à des listes noires officieuses. Mais quelques spécialistes permettent de se faire une idée de la vie à bord de ces géants des mers.

Économiser sur la main-d’œuvre

Long comme trois stades de football et haut comme un immeuble de vingt étages, le Costa Condordia était un mastodonte manœuvré par quelque 1 023 membres d’équipage. Une véritable « entreprise de main-d’œuvre », résume Patrick Chaumette, professeur en droit social à l’université de Nantes qui fait un raisonnement simple  : « Si l’on veut accueillir un maximum de clients, il faut des prix défiant toute concurrence  ; les coûts de fonctionnement de ces paquebots étant importants, il reste une seule variable d’ajustement  : la masse salariale. »

Pour cela, les compagnies maritimes peuvent compter sur les pavillons de complaisance et autres registres internationaux, qui facilitent la baisse des coûts salariaux. L’Italie ne fait pas exception à la règle. Depuis 1998, son registre international lui permet d’employer sur le même navire des officiers italiens rémunérés aux normes européennes et des marins extracommunautaires sous-payés. En prime, l’armateur est totalement exonéré de charges sociales.

Les conséquences de cette déréglementation planétaire sont spectaculaires  : « En trente ans, le transport maritime a augmenté de 400% et en même temps son coût social a baissé de pratiquement 40% », calcule Jean-Paul Hellequin, président de l’association de défense maritime Mor Glaz et marin syndiqué à la CGT. Résultat de cette libéralisation du marché, sur les 1,8million de marins dans le monde, les quatre cinquièmes viendraient des pays pauvres. « Ça ne veut pas dire qu’ils font mal leur travail, mais on ne va pas les chercher par hasard », souligne Jean-Paul Hellequin.

Des « free-lances » 
ultra-précaires

Pour les marins soumis au registre international, la précarité de l’emploi est la règle. Recrutés par des agences de main-d’œuvre dans leurs pays d’origine, ces « free-lances » partent en mer pour un temps d’embarquement pouvant dépasser les six mois. En matière salariale, les normes de la fédération syndicale internationale du transport (ITF) sont généralement admises pour référence  : quand un matelot français touche 1 650euros pour huit heures de travail par jour, son collègue philippin touchera 1 400 euros, sans congés payés, pour douze à quatorze heures de labeur quotidien.

De plus, les minima internationaux concernent les marins brevetés maritimes, ceux qui travaillent à la passerelle et à la machine. Le personnel hôtelier présent sur ces navires n’est lui soumis à aucune norme. Sur les 1 023 membres d’équipage présents sur le Costa Concordia, au moins les deux tiers avaient vocation à distraire ou prendre soin des passagers. Le salaire moyen de ce personnel de bord serait de 600 euros par mois. « Ce ne sont pas des galériens pour autant, modère Arnaud de Boissieu, aumônier des marins au port de Marseille-Fos. Ils ont des contrats qu’ils sont libres de résilier. Un marin philippin, par exemple, va gagner quatre fois plus sur ces bateaux qu’en restant au pays. Ils disent qu’ils se sacrifient pour leur famille. »

Un bateau est une usine fonctionnant 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Le rythme de travail est soutenu, stressant. « Les cadences sont énormes, explique Véronique Aubert, de l’Observatoire des droits des marins. L’armateur met la pression pour que le navire passe peu de temps en escale, afin de payer moins de droits de port. La logique économique prime sur l’humain. »

Il existe au sein de l’équipage de ces paquebots une vraie hiérarchie, liée à l’origine géographique. Européens, les marins de navigation représentent l’aristocratie. Plus les tâches sont dures et ingrates, plus les employés viennent des pays pauvres. Philippins et Pakistanais sont ainsi surreprésentés chez les marmitons et les femmes de ménage.

La première obligation de ces précaires est l’invisibilité. Comme dans les hôtels de luxe, les employés ont interdiction de côtoyer les passagers. Dans son livre le Quai d’Ouistreham, la journaliste Florence Aubenas décrit cet étrange sentiment  : devenir transparente. Embauchée pour nettoyer les toilettes d’un ferry, la journaliste ose saluer les passagers  : « L’un d’eux me regarde aussi étonné que si le paquet de cordage enroulé sur le pont lui avait adressé la parole. »

Vivre sous la mer, invisibles...

Cette invisibilité reste valable dans les moments de pause. En dessous des ponts réservés aux clients, les lieux de vie (salles de détente et restaurants) du personnel sont totalement clos, puisque situés en dessous de la ligne de flottaison. Idem pour les cabines de l’équipage, qui dépassent rarement les 5 mètres carrés. Tout ce qui est beau et ensoleillé est réservé aux hôtes payants et ce n’est qu’une fois les derniers passagers couchés et avant que le premier d’entre eux ne se réveille que les salariés peuvent se glisser sur les ponts.

À cette vie en sous-sol s’ajoute l’isolement, accentué par la difficulté de communiquer entre différentes nationalités. Une situation particulièrement néfaste pour les femmes à bord des bateaux de croisière. Des associations d’aide aux prostituées ont déjà dénoncé une tolérance, voire une incitation, à la prostitution à bord de certains paquebots. « C’est un sujet tabou, explique Patrick Chaumette. Comme au Sofitel de New York, les gens sont en vacances, tranquilles dans leur cabine et s’il y a du personnel féminin qui passe par là… » Rien ne permet d’affirmer qu’il y avait des prostituées à bord du Concordia. Mais, selon le commissaire spécial en charge de la catastrophe, Franco Gabrielli, plusieurs passagers se seraient trouvés à bord clandestinement. Un corps retrouvé samedi pourrait être celui d’une Hongroise non enregistrée et invitée par un membre d’équipage.

Les conditions de travail à bord de ces paquebots de croisière peuvent-elles avoir des incidences sur la sécurité des passagers  ? À l’évidence, oui. « Je vous mets au défi de bosser quinze heures par jour, dans des conditions difficiles, en étant payé au lance-pierres et d’être intéressé par votre travail  ! » lance Michel Le Cavorzin, secrétaire général du syndicat CGT des marins. Épuisés, sous tension, ces travailleurs sont aussi moins bien formés que leurs collègues européens. Pourtant, une formation continue est indispensable pour acquérir les bons gestes en cas d’urgence. « Si vous n’avez pas une équipe super-entraînée, ça conduit au désastre. Tous les gestes doivent être automatiques », poursuit Michel Le Cavorzin.

L’étrave de l’Estonia a été renflouée, après le naufrage (1994)

Deuxième problème  : la multinationalité, jugée dangereuse par les spécialistes. Costa croisières se défend en expliquant que ses équipages parlent obligatoirement anglais. Mais toutes les études du Bureau enquêtes analyses prouvent que le premier réflexe en cas d’accident est le retour à la langue maternelle. Exemple tristement célèbre, le naufrage de l’Estonia, en 1994, dans la mer Baltique. Sur les 989 personnes à bord, seules 137 purent être secourues, 852 périrent de noyade ou d’hypothermie. « La personne qui faisait les annonces de sécurité a paniqué et a tout dit dans sa langue maternelle, personne n’a pu suivre les instructions », raconte Michel Le Cavorzin.

La taille de l’équipage influe aussi sur la sécurité. « 80% des collisions sont liées à des erreurs humaines, explique Véronique Aubert. Or ces erreurs peuvent s’expliquer par la fatigue, parce qu’il n’y a pas assez de personnels à bord sous prétexte de compétitivité. »

Des navires peu ou pas contrôlés

Dérégulé au plus haut point, le marché du transport de passagers est très peu contrôlé. L’ITF, à laquelle adhèrent la CGT et la CFDT, se spécialise dans le contrôle des navires de commerce, mais pas dans celui des navires de passagers. « On ne visite pas les bateaux de croisière, témoigne ainsi Laure Talonneau, inspecteur à l’ITF. On ne monte à bord que si on a une plainte, 
sinon c’est impossible de contrôler 1 000 membres d’équipage avec des temps d’escale aussi courts. »

Bientôt ratifiée, la convention du travail maritime devrait imposer aux armateurs un certificat d’obligation sociale. Si cette convention soulève un espoir, elle ne réglera pas tout. Patrick Chaumette s’inquiète surtout pour le vieillissement des navires  : « Le point faible de ces villes flottantes est la distribution de l’eau potable. On a déjà eu des problèmes de dysenterie à Marseille. Dans vingt ans, à quoi ressemblera la gestion du personnel de cette industrie de plus en plus low-cost  ? »

Les silences gênés de Costa croisières... Dix jours après le naufrage du Concordia et alors que le quinzième corps était repêché hier, Costa Croisières France s’est montrée incapable de répondre à nos questions. Le président, Georges Azouze, ayant refusé de nous parler, c’est Marc Eskenazi, responsable de la communication, qui s’en est chargé. Il a d’abord assuré qu’il n’y avait pas « d’équipage low cost » à bord du Costa Concordia. À la question de savoir pourquoi la société embauchait autant d’étrangers, il n’a su opposer que des silences gênés. Même flou quant à la rémunération et aux contrats de travail des membres de l’équipage : «  Je n’ai pas de réponse à vos questions, je n’ai aucun expert RH (ressources humaines – NDLR) capable 
de me donner des renseignements.  » Après s’être renseigné, Marc Eskenazi nous rappelle : « La réponse que j’ai eue et qui me paraît pertinente est qu’on ne trouve pas de personnel italien ou même européen qui accepte de rester loin de sa famille pendant neuf mois, durée de la plupart de nos contrats. 
Les seuls qui acceptent sont ceux des pays 
en voie de développement. »


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message