La privatisation de l’eau coule-t-elle de source ?

mercredi 14 mars 2012.
 

D’un côté, le Forum mondial de l’eau (FME), de l’autre, le Forum alternatif mondial de l’eau (Fame). Organisé tous les trois ans, le premier réunit à Marseille, la semaine prochaine, les plus grands acteurs privés de l’eau. Le second démarre mercredi avec la vocation de lui faire barrage. Attac, France Libertés, la CGT comptent parmi les protagonistes.

Table ronde avec Gabriel Amard, président de la régie Eau des lacs de l’Essonne, secrétaire national du Parti de gauche, Jean-Louis Chaussade, directeur général de Suez Environnement et Emmanuel Poilane, directeur de France Libertés.

En question dans ce face-à-face : le droit d’accès à l’une des ressources les plus vitales qui soit. Le chantier est gigantesque. Au Sud, tout reste à faire. Au Nord, les inégalités se nichent jusque dans le robinet. Affichant leur savoir-faire et prônant le partenariat public-privé, les entreprises sont dans la course. En France, pourtant, ce modèle économique est remis en cause par des usagers et des élus qui récusent sa vocation à tirer profit d’une ressource portée comme bien commun de l’humanité. D’où un retour des collectivités vers des régies publiques.

Le forum mondial de l’eau (FME) réunit à partir de lundi les plus grands acteurs privés de l’eau, ainsi que des représentants d’État et de collectivité. Que faut-il en attendre ?

Jean-Louis Chaussade : Ce sera un forum « des solutions » où seront évoquées toutes celles permettant de faciliter l’accès à l’eau et à l’assainissement. Un espace de mise en commun d’idées et de mutualisation d’expériences, visant à accélérer les progrès sur les grands enjeux de l’eau et les idées visant à faire émerger ces solutions collectives. Cela dit les débats ne seront pas uniquement techniques. Lorsqu’un pays décide de généraliser l’accès à l’eau de sa population, il y met forcément un ressort politique.

Emmanuel Poilane : Les solutions techniques ne sont pas le problème. Il en existe déjà énormément. Mais comment les faire vivre sans engagements forts des États ? Or ils ne seront pas au rendez-vous. Regardez la liste des pays annoncés : on n’y trouve ni la Chine, ni les États-Unis. La France y paradera, mais n’a toujours pas fait le choix d’inscrire le droit à l’eau dans sa Constitution. Une trentaine de pays du Sud ont franchi le pas, offrant à leurs citoyens la capacité de revendiquer ce droit.

Gabriel Amard : Je n’attends rien du FME, je n’irai pas. Je n’offrirai pas mon concours à un forum qui vise à faire l’éloge auprès de pays en mal de solutions d’un modèle de partenariat public-privé à la française qui n’a d’autre finalité que de tondre les usagers au bénéfice des holdings et de leurs actionnaires. Qu’ont révélé, en outre, les précédents FME ? Que les groupes perdent leurs positions. Ils ont été rejetés en Bolivie, de même qu’en Afrique du Sud. Je participerai en ce sens au Forum alternatif mondial de l’eau, pour y réaffirmer ce en quoi je crois, à savoir que l’eau est l’égal du soleil et de l’air, c’est-à-dire un bien commun et en aucune manière une marchandise.

En août, quand l’action Veolia a chuté de 44%, le groupe a annoncé une cessation d’activité dans 37 pays. Leur vocation à faire du bénéfice ne rend-elle pas caduque la volonté affichée par les industriels d’investir dans le développement durable ?

Jean-Louis Chaussade : Nous ne vendons pas de l’eau, nous vendons des services. Pour les développer, nous avons besoin d’un capital qu’il faut rémunérer. Une entreprise privée ne peut pas vivre sans cela. Mais une municipalité désireuse d’investir devra de son côté emprunter de l’argent, et la dette finira elle aussi par avoir un coût. Arrêtons de dire que l’argent public est gratuit et que l’argent privé ne l’est pas. L’histoire de la rémunération du bénéfice est un faux débat, sans quoi les entreprises privées n’existeraient pas. Elles apportent leur expertise, leur expérience internationale et leur capacité à gérer les situations de crise, leur capacité à placer des gens qui savent là où les problèmes se posent. Je ne crois pas que ces savoir-faire soient aussi facilement mutualisables au niveau d’une régie, ni même d’une région.

Gabriel Amard : Il suffit de rappeler que l’on meurt après trois jours sans eau pour affirmer que le droit à l’eau n’est pas compatible avec sa gestion par le privé. L’accès à l’eau ne peut en aucun cas être ramené à une condition financière : c’est une condition de vie.

Jean-Louis Chaussade : En quoi la gestion de l’eau par le privé interfère-t-elle dans la notion de droit ? Au regard de l’histoire, ce n’est pas le cas. La première grande révolution de l’eau date de la révolution industrielle, fin XIXe en Europe. Cette période a connu de fortes migrations vers les villes, où les besoins en eau sont allés crescendo. L’énorme effort d’investissement réalisé durant le siècle qui a suivi incombe en partie aux entreprises privées. Il serait dommage de ne pas faire appel à leur savoir-faire.

Emmanuel Poilane : À la fin du XIXe siècle, les entreprises tablaient sur des modèles à moyen et long termes. Aujourd’hui, les groupes pensent à leur dividende à trois mois et ils sont en incapacité de penser des infrastructures sur cent ans... Cela posé, l’objet n’est pas de bouter les entreprises privées hors du secteur : comme disait Danielle Mitterrand, on aura toujours besoin de plombiers. Mais il faut que chacun reste à sa place et que les orientations soient prises par les décideurs publics. Le problème est que Veolia et Suez font la promotion de leur modèle économique et portent l’étendard du Conseil mondial de l’eau. Or, ce conseil devrait être une agence des Nations unies, en aucun cas une association de loi 1901 domiciliée à Marseille. Enfin, remettons les choses à leur place. Les entreprises facturent l’eau. Or, l’eau n’est pas payante, dans aucun cas : seuls les services le sont. Il faut se réapproprier les mots et redonner du sens à ce qui est fait. C’est pourquoi nous parlons de service public au meilleur coût.

Quelle différence pour l’usager ?

Emmanuel Poilane : Cela vise à exclure toute possibilité de redistribution de bénéfices et conduit à déterminer ce que chacun est prêt à payer pour disposer d’eau potable, afin d’établir une prestation forfaitaire. Les associations épinglent les entreprises privées sur leur politique tarifaire. Les groupes, de leur côté, contestent pratiquer des tarifs plus élevés que les régies publiques...

Jean-Louis Chaussade : Arrêtons les faux débats ! L’eau, en France, s’affiche dans la fourchette basse de la moyenne des prix européens – environ 3,10 euros le mètres cube contre près de 3,50 euros. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, où sa gestion est publique, elle coûte considérablement plus cher. Enfin, comparons ce qui est comparable. Le prix de l’eau n’est pas uniforme, il dépend du niveau d’investissement et de complexité des interventions. En outre, les taxes ne sont pas identiques pour une entreprise privée et pour une entreprise publique. Ce que je constate, c’est que l’augmentation de l’eau, ces six dernières années, a été plus forte dans le public que dans le privé. Partant de là, j’accepte le débat. Si une régie s’avère moins chère que la délégation, j’encourage vivement la collectivité à choisir cette option. L’autre question est de savoir ce que doivent payer les usagers. Nous sommes favorables à une tarification sociale qui rende les premiers mètres cubes d’eau accessibles aux plus défavorisés. À l’autre bout de la chaîne, l’excès de consommation doit être pénalisé par des prix plus élevés, l’ensemble permettant d’assurer un schéma économiquement viable.

Emmanuel Poilane : Si les entreprises privées estiment que l’on a tort, qu’elles aident les collectivités délégataires à remplir les fichiers de l’Observatoire national de l’eau. Si nous avions toutes les données chiffrées, nous pourrions comparer. Or, ces informations sont encore mal partagées.

Gabriel Amard : J’affirme que passer en régie permet de gérer à moindre coût. Prenez la feuille de compte de résultats d’une entreprise, vous y trouverez quatre lignes qui n’existent pas dans le compte d’exploitation d’une régie publique : celle des impôts locaux, celle des impôts sur les sociétés, celle des frais de siège et de recherche, qui n’est autre qu’une ligne alibi pour organiser des remontées financières à la holding. J’ajoute encore une chose. En bas des deux feuilles, privée comme publique, s’affichent les résultats de l’année. À cette différence que, dans une entreprise privée, ils passent dans la poche des actionnaires, tandis que, dans une régie publique, ils sont reversés aux recettes de l’année suivante. Au final, ces lignes représentent une surcharge de près de 25% pour les usagers. Aux lacs de l’Essonne, passés en régie depuis 2011, nous avons pu créer six temps plein, pour une seule commune, et réaliser six fois plus d’investissement qu’avant. Le tout en affichant une baisse du coût d’accès à l’eau de 37% pour l’usage domestique. La différence entre les entreprises et nous est qu’elles parlent de tarifs, de clients et de prix, quand nous parlons, nous, de conditions d’accès et d’adhérents ou d’usagers à un service. Chez nous, les premiers mètres cubes et les compteurs sont gratuits, et il n’y a pas de frais d’abonnement. Attention ! Nous ne parlons pas de tarifs sociaux réservés aux plus démunis, mais de gratuité pour tous, comme il se doit pour tout droit élémentaire. Parallèlement, nous avons établi des conditions plus onéreuses pour les usages de luxe ou de confort et d’autres encore pour les usages professionnels.

Mais les municipalités sont-elles toutes en mesure d’assumer des investissements à même hauteur que les grands groupes privés ?

Emmanuel Poilane : Ne nous y trompons pas : ce ne sont jamais les entreprises qui payent. Quand un contrat est signé, elles récupèrent des provisions que leur versent les collectivités. D’ailleurs, les collectivités qui ont décidé de revenir en régie n’ont eu aucun problème. Varage, toute petite commune du Var, ou Paris en sont deux exemples éloquents.

Gabriel Amard : Que l’on soit un village, une ville moyenne ou une grande ville, on est toujours gagnant à passer en régie publique. Les installations de distribution de l’eau ont une durée de vie de cent ans. Or en France, la comptabilité publique autorise à amortir les investissements sur toute la durée de vie des installations. En renouvelant 1% du patrimoine chaque année, la répercussion sur les factures est très légère. À l’inverse, les entreprises privées exigent un amortissement, donc se remboursent sur le temps que durent leurs contrats, c’est-à-dire entre douze et vingt ans.

Paris, Grenoble, Montélimar... plusieurs grandes villes viennent à la régie publique. Fin de l’âge d’or pour la délégation au privé ?

Emmanuel Poilane : En tout cas, c’est la fin de l’âge d’or des dérives que l’on a connues. Quand bien même des villes maintiendront leur choix d’un opérateur, elles le feront à leurs conditions et au meilleur prix. Sous la pression des municipalisations, on constate que les entreprises, lors des renégociations de contrats, acceptent des baisses tarifaires pouvant aller jusqu’à 30%. En outre, les associations locales font pression pour exiger d’être partie prenante des décisions.

Gabriel Amard : Ce système s’est maintenu par le fait d’élus plus intéressés par le cumul des mandats et le paraître que par la vie municipale. Tant que l’on se contentait de se délester de ses responsabilités – faussement, d’ailleurs, car les collectivités restent responsables de la distribution de l’eau –, on ne s’en sortait pas. C’est cela qui est en train de bouger. Oui, l’âge d’or des délégations est fini. Ce qui leur fait le plus de mal est cette volonté de se fédérer pour faire valoir que l’eau est un bien d’intérêt général. Des collectifs d’usagers se mettent en place, nous venons de rééditer le premier Guide de la gestion publique de l’eau qui était épuisé... C’est un phénomène balbutiant, mais il va s’élargir.

Jean-Louis Chaussade : On parle souvent de ce qui est remunicipalisé et rarement de ce qui est reconcédé. Or, un certain nombre de villes font ce choix, convaincues que nous ferons plus vite, mieux et moins cher. Les remunicipalisations ne m’inquiètent donc pas outre mesure.

Pour finir avec les pays en développement, quel est le plan d’attaque ?

Jean-Louis Chaussade : Il faut organiser un système de gouvernance mondial de l’eau, afin que les bailleurs de fonds puissent s’assurer que leur argent est légitimement employé. Par ailleurs, nous n’arriverons pas à donner l’eau à tous sans utiliser des technologies de plus en plus pointues, qu’il s’agisse de réduire la consommation, de réutiliser les eaux usées à des fins agricoles ou de dessaler de l’eau de mer. Enfin, il va falloir gérer de manière globale tous les usages de l’eau : ceux destinés à la consommation directe autant que ceux nécessaires à l’agriculture et à l’industrie.

Emmanuel Poilane : C’est clairement une question de moyens. Au sommet de Rio en 1992, avait été prise la décision de mobiliser les moyens multilatéraux pour favoriser l’accès à l’eau. Il faut réaffirmer cet engagement lors du prochain sommet de Rio (en juin – NDLR), pour replacer l’eau comme une priorité des Objectifs du millénaire. Cela nécessite 26 milliards d’euros par an. Ce n’est rien, si ce n’est une question de volonté politique.

Gabriel Amard : Je ne dirai qu’une chose : assez des projets de coopération sponsorisés par le privé ! Je lance un appel à toutes les régies publiques : fédérons-nous ! Pour développer l’entraide sur notre territoire autant qu’une coopération publique avec tous ces pays où, aujourd’hui encore, des enfants meurent toutes les vingt secondes faute d’avoir accès à une eau de qualité.

Entretiens réalisés par Marie-Noëlle Bertrand,

Pages "débats" du journal L’Humanité du vendredi 9 mars 2012.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message