La situation de la classe laborieuse en Angleterre Introduction Prolétariat des mines (Engels 1845)

mardi 20 juin 2006.
 

1)Introduction

L’histoire de la classe ouvrière en Angleterre commence dans la seconde moitié du siècle passé, avec l’invention de la machine à vapeur et des machines destinées au travail du coton. On sait que ces inventions déclenchèrent une révolution industrielle qui, simultanément, transforma la société bourgeoise dans son ensemble et dont on commence seulement maintenant à saisir l’importance dans l’histoire du monde.

L’Angleterre est la terre classique de cette révolution qui fut d’autant plus puissante qu’elle s’est faite plus silencieusement. C’est pourquoi l’Angleterre est aussi la terre d’élection où se développe son résultat essentiel, le prolétariat. C’est seulement en Angleterre que le prolétariat peut être étudié dans tous ses tenants et ses aboutissants.

Pour le moment, nous n’avons pas à nous préoccuper ici de l’histoire de cette révolution, de son immense importance pour le présent et l’avenir. Cette étude, il faut la réserver à un travail ultérieur plus vaste.

Provisoirement, nous devons nous limiter aux quelques renseignements nécessaires à l’intelligence des faits qui vont suivre, à l’intelligence de la situation actuelle des prolétaires anglais.

Avant l’introduction du machinisme, le filage et le tissage des matières premières s’effectuaient dans la maison même de l’ouvrier. Femmes et filles filaient le fil, que l’homme tissait ou qu’elles vendaient, lorsque le père de famille ne le travaillait pas lui-même. Ces familles de tisserands vivaient pour la plupart à la campagne, à proximité des villes et ce qu’elles gagnaient assurait parfaitement leur existence, puisque le marché intérieur constituait encore le facteur décisif de la demande d’étoffes - c’était même le seul marché - et que la puissance écrasante de la concurrence qui devait apparaître plus tard avec la conquête de marchés étrangers et avec l’extension du commerce ne pesait pas encore sensiblement sur le salaire. A cela s’ajoutait un accroissement permanent de la demande sur le marché intérieur, parallèlement au lent accroissement de la population, qui permettait d’occuper la totalité des ouvriers ; il faut mentionner en outre l’impossibilité d’une concurrence brutale entre les ouvriers, en raison de la dispersion de l’habitat rural. C’est ainsi que le tisserand était le plus souvent à même de faire des économies et d’affermer un bout de terrain qu’il cultivait à ses heures de loisir. Il les déterminait à son gré puisqu’il pouvait tisser à son heure et aussi longtemps qu’il le désirait. Certes, c’était un piètre paysan et c’est avec une certaine négligence qu’il s’adonnait à l’agriculture, sans en tirer de rapport réel ; mais du moins n’était-il pas un prolétaire, il avait - comme disent les Anglais - planté un pieu dans le sol de sa patrie, il avait une résidence et dans l’échelle sociale il se situait à l’échelon au-dessus de l’ouvrier anglais d’aujourd’hui [b] .

Ainsi les ouvriers vivaient une existence tout à fait supportable et ils menaient une vie honnête et tranquille en toute piété et honorabilité ; leur situation matérielle était bien meilleure que celle de leurs successeurs ; ils n’avaient nullement besoin de se tuer au travail, ils n’en faisaient pas plus qu’ils n’avaient envie, et ils gagnaient cependant ce dont ils avaient besoin, ils avaient des loisirs pour un travail sain dans leur jardin ou leur champ, travail qui était pour eux un délassement, et pouvaient en outre participer aux distractions et jeux de leurs voisins ; et tous ces jeux : quilles, ballon, etc. contribuaient au maintien de leur santé et à leur développement physique.

C’étaient pour la plupart des gens vigoureux et bien bâtis dont la constitution physique était bien peu ou pas du tout différente de celle des paysans, leurs voisins. Les enfants grandissaient au bon air de la campagne, et s’il leur arrivait d’aider leurs parents dans leur travail, cela ne se produisait que de temps à autre, et il n’était pas question d’une journée de travail de 8 ou 12 heures.

Le caractère moral et intellectuel de cette classe se devine aisément. A l’écart des villes, où ils ne se rendaient jamais, puisqu’ils livraient le fil et le tissu à des commis itinérants contre paiement du salaire, tellement isolés dans leur campagne que des gens âgés qui habitaient à proximité des villes ne s’y étaient cependant jamais rendus, jusqu’au moment où le machinisme les dépouilla de leur gagne-pain et où ils furent contraints de chercher du travail en ville. Leur niveau intellectuel et moral était celui des gens de la campagne, avec lesquels d’ailleurs ils étaient en outre le plus souvent directement liés par leur petit fermage. Ils considéraient leur squire - le propriétaire terrien le plus important de la région - comme leur supérieur naturel, ils lui demandaient conseil, lui soumettaient leurs petites querelles et lui rendaient tous les honneurs que comportaient ces rapports patriarcaux. C’étaient des gens « respectables » et de bons pères de famille ; ils vivaient selon la morale, parce qu’ils n’avaient aucune occasion de vivre dans l’immoralité, aucun cabaret ni maison malfamée ne se trouvant à proximité, et que l’aubergiste chez qui ils calmaient de temps à autre leur soif, était également un homme respectable et, le plus souvent, un grand métayer faisant grand cas de la bonne bière, du bon ordre et n’aimant pas veiller tard. Ils gardaient leurs enfants toute la journée à la maison et leur inculquaient l’obéissance et la crainte de Dieu ; ces rapports familiaux patriarcaux subsistaient tant que les enfants n’étaient pas mariés ; les jeunes gens grandissaient avec leurs camarades de jeux dans une intimité et une simplicité idylliques jusqu’à leur mariage, et même si des rapports sexuels avant le mariage étaient chose presque courante, ils ne s’établissaient que là où l’obligation morale du mariage était reconnue des deux côtés, et les noces qui survenaient bientôt remettaient tout en ordre. Bref les ouvriers industriels anglais de cette époque vivaient et pensaient tout comme on le fait encore en certains endroits d’Allemagne, repliés sur eux-mêmes, à l’écart, sans activité intellectuelle et menant une existence sans à-coups brutaux. Ils savaient rarement lire et encore moins écrire, allaient régulièrement à l’église, ne faisaient pas de politique, ne conspiraient pas, ne pensaient pas, prenaient plaisir aux exercices physiques, écoutaient la lecture de la Bible avec un recueillement traditionnel, et s’accordaient fort bien, humbles et sans besoins, avec les classes sociales plus en vue. Mais en revanche, ils étaient intellectuellement morts ; ils ne vivaient que pour leurs intérêts privés, mesquins, pour leur métier à tisser et leur jardin et ignoraient tout du mouvement puissant qui, à l’extérieur, secouait l’humanité. Ils se sentaient à l’aise dans leur paisible existence végétative et, sans la révolution industrielle, n’auraient jamais quitté cette existence d’un romantisme patriarcal, mais malgré tout indigne d’un être humain.

Le fait est que ce n’étaient pas des hommes mais de simples machines, travaillant au service des quelques aristocrates qui avaient jusqu’alors dirigé l’histoire ; la révolution industrielle n’a rien fait d’autre que de tirer la conséquence de cette situation en réduisant tout à fait les ouvriers au rôle de simples machines et en leur ravissant les derniers vestiges d’activité indépendante, mais en les incitant, précisément pour cette raison, à penser et à exiger de jouer leur rôle d’hommes. Si, en France, cela avait été le fait de la politique, ce fut en Angle-terre l’industrie - et d’une manière générale l’évolution de la société bourgeoise - qui entraîna dans le tourbillon de l’histoire les dernières classes plongées dans l’apathie à l’égard des problèmes humains d’intérêt général.

La première invention qui transforma profondément la situation des ouvriers anglais d’alors, fut la Jenny [c] du tisserand James Hargreaves de Standhill [d] près de Blackburn dans le Lancashire du Nord (1764). Cette machine était l’ancêtre rudimentaire de la Mule [e] qui devait lui succéder plus tard, elle fonctionnait à la main, mais au lieu d’une broche - comme dans le rouet ordinaire à main - elle en possédait seize ou dix-huit, mues par un seul ouvrier. C’est ainsi qu’il fut possible de fournir bien davantage de fil qu’auparavant ; alors que jadis un tisserand, qui occupait constamment trois fileuses, n’avait jamais assez de fil et devait sou¬vent attendre, il y avait maintenant plus de fil que n’en pouvaient tisser les ouvriers existants. La demande en produits tissés qui, par ailleurs, était en augmentation, s’accrût encore en raison du meilleur marché de ces produits, conséquence de la réduction des frais de production grâce à la nouvelle machine ; on eut besoin de plus de tisserands et le salaire du tisserand s’éleva. Et, puisque dès lors le tisserand pouvait gagner davantage en restant à son métier, il abandonna lentement ses occupations agricoles et se consacra entièrement au tissage. A cette époque une famille comprenant quatre adultes et deux enfants, qui étaient astreints au travail de bobinage, arrivait à gagner, pour 10 heures de travail quotidien, 4 livres sterling par semaine, - 28 talers au cours prussien actuel - et souvent davantage quand les affaires marchaient bien et que le travail pressait ; il arrivait fréquemment qu’un seul tisserand gagnât à son métier 2 livres par semaine. C’est ainsi que la classe des tisserands agricoles disparut peu à peu complètement en se fondant dans la nouvelle classe de ceux qui étaient exclusivement tisserands, qui vivaient uniquement de leur salaire, ne possédaient pas de propriété, n’ayant même pas l’illusion de la propriété que confère le fermage. Ceux-ci devinrent donc des Prolétaires (working men). A cela s’ajoute encore la suppression des rapports entre fileurs et tisserands. jusqu’alors, dans la mesure du possible, le fil était filé et tissé sous un même toit. Maintenant puisque la Jenny, tout comme le métier à tisser, exigeait une main vigoureuse, les hommes se mirent aussi à filer et des familles entières en vécurent tandis que d’autres, forcées de mettre au rebut le rouet archaïque et périmé, quand elles n’avaient pas les moyens d’acheter une Jenny, devaient vivre uniquement du métier à tisser du père de famille. C’est ainsi que commença la division du travail entre tissage et filage, qui devait par la suite être poussée si loin dans l’industrie.

Tandis que le prolétariat industriel se développait ainsi avec cette première machine, pourtant bien imparfaite, celle-ci donna également naissance à un prolétariat rural. Jusque-là, il y avait un grand nombre de petits propriétaires fonciers, qu’on appelait les yeomen et qui avaient végété, dans la même tranquillité et le même néant intellectuel que leurs voisins, les tisserands cultivateurs. Ils cultivaient leur petit lopin de terre avec exactement la même négligence que l’avaient fait leurs pères, et s’opposaient à toute innovation avec l’opiniâtreté particulière à ces êtres, esclaves de l’habitude, qui ne changent absolument pas au cours des générations. Parmi eux, il y avait aussi beaucoup de petits métayers, non pas au sens actuel du terme, mais des gens qui avaient reçu de leurs père et grand-père leur petit lopin de terre, soit au titre d’un fermage héréditaire, soit en vertu d’un ancien usage et qui s’y étaient aussi solidement établis que s’il leur appartenait en propre. Or, comme les travailleurs industriels abandonnaient l’agriculture, un grand nombre de terrains se trouvèrent vacants, et c’est la nouvelle classe des grands fermiers qui s’y installa, affermant d’un seul coup 50, 100, 200 arpents et même davantage. C’étaient des tenants-at-will, c’est-à-dire des fermiers dont le contrat pouvait être résilié chaque année, et ils surent augmenter le rapport des terres par de meilleures méthodes d’agriculture et une exploitation à plus grande échelle. Ils pouvaient ven¬dre leurs produits meilleur marché que ne le faisait le petit yeoman, et celui-ci n’avait plus d’autre solution - puisque son terrain ne le nourrissait plus - que de le vendre et de se procurer une Jenny ou un métier à tisser, ou de se louer comme journalier, prolétaire agricole, chez un grand métayer. Son indolence héréditaire et la façon négligente dont il mettait en valeur le terrain, défauts qu’il avait hérités de ses ancêtres et qu’il n’avait pu surmonter, ne lui laissaient pas d’autre solution, lorsqu’il fut contraint d’entrer en concurrence avec des gens qui cultivaient leur ferme selon des principes plus rationnels et avec tous les avantages que confèrent la grande culture et l’investissement de capitaux en vue de l’amélioration du sol.

Cependant l’évolution de l’industrie n’en resta pas là.

Quelques capitalistes se mirent à installer des Jennys dans de grands bâtiments et à les actionner au moyen de la force hydraulique, ce qui leur permit de réduire le nombre des ouvriers et de vendre leur fil meilleur marché que celui des fileurs isolés qui actionnaient leur machine simplement à la main. La Jenny fut sans cesse améliorée, si bien qu’à chaque instant une machine se trouvait dépassée et devait être transformée, voire jetée au rebut ; et si le capitaliste pouvait subsister, grâce à l’utilisation de la force hydraulique, même avec des machines assez vieilles, à la longue le fileur isolé ne le pouvait pas.

Ces faits marquaient déjà l’avènement du système des manufactures ; il connut une nouvelle extension grâce à la Spinning Throstle, inventée par Richard Arkwright , un barbier de Preston dans le Lancashire septentrional, en 1767. Cette machine qu’on appelle communément en allemand Kettenstuhl [f] est, avec la machine à vapeur, l’invention mécanique la plus importante du XVIII° siècle. Elle est conçue a priori pour être actionnée mécaniquement et fondée sur des principes tout à fait nouveaux. En associant les particularités de la Jenny et du métier à chaîne, Samuel Crompton de Firwood (Lancashire) créa la mule, et comme Arkwright inventa à la même époque les machines à carder et à transfiler, la manufacture devint le seul système existant pour le filage du coton. Peu à peu, on se mit à rendre ces machines utilisables pour le filage de la laine et plus tard du lin (dans la première décennie de ce siècle), grâce à quelques modifications peu importantes, et de ce fait on put réduire, dans ces secteurs aussi, le travail manuel. Mais on ne s’en tint pas là ; dans les dernières années du siècle passé, le Dr Cartwright, un pasteur de campagne, avait inventé le métier à tisser mécanique, et l’avait en 1804 perfectionné à tel point, qu’il pouvait concurrencer avec succès les tisserands manuels ; et l’importance de toutes ces machines doubla grâce à la machine à vapeur de James Watt, inventée en 1764 et employée pour actionner des machines à filer à partir de 1785.

Ces inventions, qui depuis ont été améliorées encore tous les ans, décidèrent de la victoire du travail mécanique sur le travail manuel dans les principaux secteurs de l’industrie anglaise, et toute l’histoire récente de celle-ci nous montre comment les travailleurs manuels ont été délogés successivement par les machines de toutes leurs positions. Les conséquences en furent d’un côté une chute rapide des prix de tous les produits manufacturés, l’essor du commerce et de l’industrie, la conquête de presque tous les marchés étrangers non-protégés, l’accroissement rapide des capitaux et de la richesse nationale ; de l’autre côté, accroissement encore plus rapide du prolétariat, destruction de toute propriété, de toute sécurité du gagne-pain pour la classe ouvrière, démoralisation, agitation politique, et tous ces faits qui répugnent tant aux Anglais possédants et que nous allons examiner dans les pages qui suivent. Nous avons vu plus haut quel bouleversement provoqua dans les rapports sociaux des classes inférieures une seule machine aussi maladroite que la Jenny : on ne s’étonnera plus dès lors de ce qu’a pu faire un système d’outillage automatique complexe et perfectionné qui reçoit de nous la matière brute et nous rend les étoffes toutes tissées.

Cependant, suivons de plus près le développement [g] de l’industrie anglaise [1] [h] , et commençons par sa branche principale : l’industrie du coton. De 1771 à 1775, on importait en moyenne moins de 5 millions de livres de coton brut par an ; en 1841, 528 millions, et l’importation de 1844 atteindra au moins 600 millions. En 1834, l’Angleterre a exporté 556 millions de yards de tissus de coton, 76,5 millions de livres de fil de coton, et pour 1,200,000 livres sterling d’articles de bonneterie de coton.

Cette même année l’industrie cotonnière disposait de plus de 8 millions de broches, 110,000 métiers à tisser mécaniques et 250,000 métiers à tisser manuels, sans compter les broches des métiers à chaînes, et selon les calculs de Mac Culloch, ce secteur industriel faisait vivre directement ou indirectement, près d’un million et demi d’êtres humains dans les trois royaumes [i] , dont 220,000 seulement travaillaient dans les usines ; la force utilisée par ces usines se chiffrait à 33,000 CV de force motrice, actionnés par la vapeur et 11,000 CV de force hydraulique. Actuellement, ces chiffres sont bien dépassés, et l’on peut admettre tranquillement qu’en 1845, la puissance et le nombre des machines, ainsi que le nombre des ouvriers dépassent de moitié ceux de 1834. Le centre principal de cette industrie est le Lancashire, d’où, d’ailleurs, elle est issue ; elle a révolutionné complètement ce comté, transformant ce marécage sombre et mal cultivé en une contrée animée et laborieuse, elle a décuplé sa population en quatre-vingts ans et elle a fait jaillir du sol comme par enchante¬ment des villes gigantesques comme Liverpool et Manchester qui comptent ensemble 700,000 habitants et leurs voisines Bolton (60,000 h.), Rochdale (75,000 h.), Oldham (50,000 h.), Preston (60,000 h.), Ashton et Stalybridge (40,000 h.), ainsi que toute une foule d’autres villes industrielles.

L’histoire du Lancashire méridional connaît les plus grands miracles des temps modernes, mais personne n’en dit mot, et tous ces miracles, c’est l’industrie cotonnière qui les a accomplis. Par ailleurs, Glasgow constitue un second centre pour le district cotonnier d’Écosse, le Lanarkshire et le Refrewshire, et là encore la population de la ville centrale est passée depuis l’installation de cette industrie de 30,000 à 300,000 habitants [j] . La fabrication de bonneterie à Nottingham et Derby reçut également une nouvelle impulsion due à la baisse du prix du fil et une seconde du fait de l’amélioration de la machine à tricoter, qui permet de fabriquer en même temps deux bas avec un seul métier. La fabrication de la dentelle est devenue également depuis 1777, date à laquelle fut inventée la machine à faire le point lacé, une branche industrielle importante ; peu après, Lindley inventa la machine à « point-net » et en 1809 Heathcote, la machine « bobbin-net », qui simplifièrent infiniment la fabrication de la dentelle et augmentèrent parallèlement la consommation d’autant, par suite des prix peu élevés ; si bien qu’actuellement, 200.000 personnes au moins vivent de cette fabrication. Elle a son centre à Nottingham, Leicester et dans l’ouest de l’Angleterre (Wiltshire, Devonshire, etc.).

Les branches dépendant de l’industrie cotonnière ont connu une extension analogue : le blanchiment, la teinture et l’impression. Le blanchiment grâce à l’utilisation du chlore au lieu d’oxygène dans le blanchiment chimique, la teinture et l’impression, l’une grâce au rapide développement de la chimie, l’autre grâce à une série d’inventions mécaniques extrêmement brillantes, connurent par ailleurs un essor, qui - outre l’extension de ces branches due à l’accroissement de la fabrication du coton, - leur assura une prospérité inconnue jusqu’alors. La même activité se manifesta dans le travail de la laine. C’était déjà la branche principale de l’industrie anglaise, mais les quantités produites au cours de ces années ne sont rien en regard de ce qui est fabriqué actuellement. En 1782, toute la récolte lainière des trois années précédentes restait à l’état brut, faute d’ouvriers et y serait restée nécessairement si les nouvelles inventions mécaniques n’étaient venues à la rescousse et ne l’avaient filée [k] . L’adaptation de ces machines au filage de la laine s’accomplit avec le plus grand succès. Le développement rapide que nous avons constaté dans les districts cotonniers affecta désormais les districts lainiers. En 1738, dans le West-Riding du Yorkshire, on fabriquait 75,000 pièces de drap, en 1817 : 490,000 [l] , et l’extension de l’industrie lainière fut telle qu’en 1834, on exportait 450,000 pièces de drap de plus qu’en 1825. En 1801, on traitait 101 millions de livres de laine (dont 7 millions importées), en 1835, 180 millions de livres (dont 42 millions importées). Le district principal de cette industrie est le West-Riding du Yorkshire, où, en particulier, la laine anglaise à longues fibres est transformée en laine à tricoter à Bradford et où, dans les autres villes, Leeds, Halifax, Huddersfield, etc., la laine à fibres courtes est transformée en fils retordus et utilisée pour le tissage ; puis, la partie voisine du Lancashire, la région de Rochdale, où l’on fait en plus du travail du coton, beaucoup de flanelle, et l’Ouest de l’Angleterre qui fabrique les tissus les plus fins. Là aussi l’accroissement de la population est remarquable, population qui, depuis 1831, a dû encore s’accroître d’au moins 20 à 25 %. Le filage de la laine occupait en 1835 dans les trois royaumes, 1.313 fabriques avec 71.300 ouvriers, ceux-ci ne représentant, du reste, qu’une petite partie de la masse qui vit directement ou indirecte¬ment du travail de la laine, à l’exclusion de la quasi-totalité des tisserands.

Les progrès de l’industrie linière furent plus tardifs : parce que la nature de la matière brute rendait très difficile l’utilisation de la machine à filer ; il est vrai que déjà, au cours des dernières années du siècle précédent, des essais dans ce sens avaient été effectués en Écosse, mais ce n’est qu’en 1810 que le Français Girard parvint à mettre au point une méthode pratique de filage du lin et on n’attribua à ces machines l’importance qui leur revenait, que grâce aux améliorations qui leur furent apportées en Angleterre et à leur emploi à grande échelle, sur le sol anglais, à Leeds, Dundee et Belfast [m] . Mais alors l’industrie linière anglaise connut un rapide développement. En 1814, on importa à Dundee, 3,000 tons [2] de lin, en 1835 environ 19,000 tons de lin et 3,400 tons de chanvre. L’exportation de toile irlandaise vers la Grande-Bretagne passa de 32 millions de yards (en 1800) à 53 millions (en 1825) dont une grande partie fut réexportée ; l’exportation de toile anglaise et écossaise passa de 24 millions de yards (en 1820) à 51 millions (en 1833). Le nombre de filatures de lin était en 1835 de 347, occupant 33,000 ouvriers, dont la moitié se trouvaient en Écosse méridionale, plus de 60 dans le West-Riding du Yorkshire (Leeds et les environs), 25 à Belfast en Irlande, et le reste dans le Dorsetshire et le Lancashire.

Le tissage est pratiqué en Écosse méridionale, et en divers points d’Angleterre, surtout en Irlande.

Les Anglais entreprirent avec le même succès le travail de la soie. Ils recevaient d’Europe méridionale et d’Asie des matières premières déjà toutes filées, et le travail essentiel consistait à tordre ensemble, à mouliner les fils fins (tramage).

Jusqu’en 1824, les taxes douanières qui frappaient lourdement la soie brute (4 shillings par livre) gênèrent sérieusement l’industrie anglaise de la soie et elle disposait seulement, grâce à des droits protecteurs, du marché anglais et de celui de ses colonies. C’est à ce moment que les droits d’importation furent réduits à un penny et immédiatement le nombre des usines s’accrût notablement ; en un an, le nombre des doubloirs passa de 780,000 à 1,180,000 et bien que la crise commerciale de 1825 paralysât un moment cette branche industrielle, en 1827 déjà, on fabriquait plus que jamais, car les talents mécaniques et l’expérience des Anglais assuraient à leurs machines à tramer l’avantage sur les installations maladroites de leurs concurrents. En 1835, l’Empire britannique possédait 263 usines à tramer avec 30,000 ouvriers, installés pour la plupart dans le Cheshire (Macclesfield, Congleton et les environs), à Manchester et dans le Somersetshire [n] . Par ailleurs, il existe encore beaucoup d’usines pour le traitement des déchets de soie des cocons, qui sert à faire un article particulier (spunsilk) [o] et dont les Anglais approvisionnent les tissages de Paris et de Lyon. Le tissage de la soie ainsi tramée et filée s’effectue surtout en Écosse (Paisley, etc.) et à Londres (Spitalfields), mais également à Manchester et ailleurs.

Cependant, l’essor gigantesque qu’a pris l’industrie anglaise depuis 1760 ne se borne pas à la fabrication des étoffes d’habillement. L’impulsion, une fois donnée, se communiqua à toutes les branches de l’activité industrielle et une foule d’inventions, qui n’avaient aucun rapport avec celles que nous avons mentionnées, doublèrent d’importance du fait qu’elles apparurent au milieu du mouvement général. Mais en même temps, après que fut démontrée l’importance incalculable de l’emploi de la force mécanique dans l’industrie, tout fut mis en œuvre, pour étendre l’utilisation de cette force à tous les domaines et pour l’exploiter [p] à l’avantage des divers inventeurs et industriels ; et en outre, la demande en machines, combustibles, matériel de transformation redoubla l’activité d’une foule d’ouvriers et de métiers. C’est seulement avec l’emploi de la machine à vapeur que l’on commença à accorder de l’importance aux vastes gisements houillers d’Angleterre. La fabrication des machines date seulement de ce moment, ainsi que l’intérêt nouveau que l’on porta aux mines de fer, qui fournissaient la matière brute pour les machines ; l’accroissement de la consommation de la laine développa l’élevage du mouton en Angleterre, et l’augmentation de l’importation de laine, de lin et de soie, eut pour effet un accroissement de la flotte commerciale anglaise. Ce fut surtout la production du fer qui s’accrût. Les montagnes anglaises, riches en fer, avaient été jusqu’alors peu exploitées ; on avait toujours fondu le minerai de fer avec du charbon de bois, qui - en raison de l’amélioration des cultures et du défrichement des forêts - devenait de plus en plus cher et de plus en plus rare ; c’est seulement au siècle précédent que l’on se mit à utiliser à cet effet de la houille sulfurée (coke) et, à partir de I780, on découvrit une nouvelle méthode pour transformer le fer fondu avec du coke, jusque-là utilisable seulement sous forme de fonte, en fer utilisable également pour la forge. A cette méthode qui consiste à extraire le carbone mêlé au fer au cours de la fusion, les Anglais donnent le nom de puddling, et grâce à elle, un nouveau champ fut ouvert à la production sidérurgique anglaise. On construisit des hauts fourneaux cinquante fois plus grands qu’avant, on simplifia la fusion du minerai à l’aide de souffleries d’air brûlant et l’on put ainsi produire du fer à un prix si avantageux qu’une foule d’objets, fabriqués autrefois en bois ou en pierre, le furent désormais en fer. En 1788, Thomas Paine le célèbre démocrate, construisit dans le Yorkshire le premier pont en fer [q] qui fut suivi d’un grand nombre d’autres, si bien qu’actuellement presque tous les ponts, en particulier sur les voies ferrées, sont construits en fonte et qu’à Londres, il existe même un pont au-dessus de la Tamise, le pont Southwark, fabriqué avec ce matériau ; des colonnes de fer et des châssis pour machines, également en fer, sont d’un usage courant ; et, depuis la mise en service de l’éclairage au gaz et des chemins de fer, de nouveaux débouchés sont offerts à la production sidérurgique en Angleterre. Les clous et les vis furent peu à peu également fabriqués par des machines ; Huntsman, de Sheffield, découvrit, en 1760, pour fondre l’acier une méthode qui rendait superflue toute une somme de travail ; et facilita la fabrication d’articles nouveaux à bon marché ; et c’est alors seulement que grâce à la plus grande pureté des matériaux disponibles, grâce aussi au perfectionnement de l’outillage, à de nouvelles machines, et à une division plus minutieuse du travail la fabrication de produits métallurgiques devint importante en Angleterre. La population de Birmingham passa de 73,000 (en 1801) à 200,000 (en 1844), celle de Sheffield de 46,000 (en 1801) à 110,000 (en 1844) et la consommation de charbon de cette dernière ville, à elle seule, atteignit en 1836, 515,000 tonnes [r] . En 1805, on exporta 4,300 tonnes de produits sidérurgiques et 4,600 tonnes de fer brut ; en 1834, 16,200 tonnes de produits métallurgiques et 107,000 tonnes de fer brut ; et l’extraction de fer qui n’était en 1740, au total que de 17,000 tonnes atteignit en 1834 près de 700,000 tonnes [s] . La fusion du fer brut consomme à elle seule plus de 3 millions de tonnes de charbon par an [t] , et on ne saurait imaginer l’importance qu’ont acquise d’une façon générale, les mines de charbon au cours des soixante dernières années. Tous les gisements carbonifères d’Angleterre et d’Écosse sont actuellement exploités, et les mines du Northumberland et de Durham produisent à elles seules plus de 5 millions de tonnes pour l’exportation ; elles occupent 40,000 ou 50,000 ouvriers.

Du reste, toutes les mines sont actuellement exploitées bien plus activement qu’autrefois. De même, on se mit à exploiter plus activement les mines d’étain, de cuivre et de plomb, et parallèlement à l’extension de la fabrication du verre une nouvelle branche industrielle vit le jour avec la fabrication des poteries qui, vers 1763, grâce à Josiah Wedgwood, acquit de l’importance. Celui-ci réduisit toute la fabrication de la faïence à des principes scientifiques, améliora le goût du public et fonda les poteries du Staffordshire du nord, région de huit lieues anglaises carrées, jadis désert stérile, maintenant parsemée d’usines et d’habitations, qui fait vivre plus de 60,000 personnes.

Tout fut emporté par ce mouvement, ce tourbillon universel. L’agriculture fut également bouleversée. Et, non seulement, la propriété foncière ainsi que nous l’avons vu plus haut, passa aux mains d’autres possédants et cultivateurs, mais elle fut en outre touchée d’une autre manière. Les grands fermiers employèrent leur capital à l’amélioration du sol, abattirent des murettes de séparation inutiles, drainèrent, fumèrent la terre, utilisèrent de meilleurs instruments ; ils introduisirent une alternance systématique dans les cultures (cropping by rotation ). Eux aussi bénéficièrent du progrès des sciences. Sir Humphrey Davy appliqua avec succès la chimie à l’agriculture, et le développement de la mécanique leur procura une foule d’avantages. Par ailleurs, l’accroissement de la population provoqua une telle hausse de la demande en produits agricoles que, de 1760 à 1834, 6,840,540 arpents anglais de terres stériles furent défrichés [w] et, que malgré tout, l’Angleterre, de pays exportateur de blé, devint importateur.

Même activité dans l’établissement des voies de communication. De 1818 à 1829, on construisit en Angleterre et au pays de Galles mille lieues anglaises de routes, d’une largeur légale de 60 pieds, et presque toutes les anciennes furent rénovées selon le principe de Mac Adam. En Écosse, les services des travaux publics construisirent, à partir de 1803 environ, neuf cents lieues de routes et plus de mille ponts, ce qui permit aux populations des montagnes d’être mises soudain au contact de la civilisation. Les montagnards avaient été jusqu’alors, pour la plupart, des braconniers et contrebandiers ; ils devinrent désormais des agriculteurs et des artisans laborieux et, bien qu’on ait créé des écoles galloises afin de conserver la langue, les mœurs et la langue gallo-celtiques sont en voie de disparition rapide devant les progrès de la civilisation anglaise. Il en va de même en Irlande. Entre les comtés de Cork, Limerick et Kerry, s’étendait jadis une région désertique, sans chemins praticables, qui en raison de son inaccessibilité, était le refuge de tous les criminels et la principale citadelle de la nationalité celto-irlandaise dans le sud de l’île. On la sillonna de routes et on permit ainsi à la civilisation de pénétrer même dans cette contrée sauvage.

L’ensemble de l’Empire britannique, mais surtout l’Angleterre, qui, il y a soixante ans, possédait d’aussi mauvais chemins que ceux de la France et de l’Allemagne à cette époque, est couverte aujourd’hui d’un réseau de très belles routes ; et celles-ci aussi sont, comme pres¬que tout en Angleterre, l’œuvre de l’industrie privée, puisque l’État n’a que peu ou rien fait dans ce domaine.

Avant 1755, l’Angleterre ne possédait presque pas de canaux. En 1755, dans le Lancashire, on construisit le canal de Sankey Brook à St Helens [x] ; et en 1759 James Brindley construisit le premier canal important, celui du Duc de Bridgewater qui va de Manchester et des mines de cette région à l’embouchure de la Mersey et qui, à Barton, passe au moyen d’un aqueduc au-dessus du fleuve Irwell. C’est d’alors que date le réseau des canaux anglais auquel Brindley le premier a donné de l’importance. Dès lors, on se mit à aménager des canaux dans toutes les directions et à rendre les fleuves navigables. En Angleterre seulement, on compte deux mille deux cents lieues de canaux et mille huit cents lieues de fleuves navigables ; en Écosse, on a construit le canal calédonien qui traverse le pays de part en part, et en Irlande aussi différents canaux. Ces installations elles-aussi sont comme les chemins de fer et les routes, presque toutes l’œuvre de particuliers et de compagnies privées.

La construction des chemins de fer est de date récente. La première voie importante fut celle de Liverpool à Manchester (inaugurée en 1830) ; depuis lors, toutes les grandes villes ont été reliées par des voies ferrées. Londres à Southampton, Brighton, Douvres, Colchester, Cambridge, Exeter (via Bristol) et Birmingham ; Birmingham à Gloucester, Liverpool, Lancaster (via Newton et Wigan et via Manchester et Bolton), en outre à Leeds (via Manchester et Halifax et via Leicester, Derby et Sheffield) ; Leeds à Hull et Newcastle (via York ... ).

Ajoutons à cela les nombreuses voies moins importantes, en construction ou en projet, qui permettront bientôt d’aller d’Edimbourg à Londres en un seul jour.

Tout comme la vapeur avait révolutionné les communications sur terre, elle donna aussi à la navigation un nouveau prestige. Le premier bateau à vapeur navigua en 1807 sur l’Hudson en Amérique du Nord ; dans l’Empire britannique, le premier fut lancé en 1811 sur la Clyde. Depuis cette date, plus de 600 ont été construits en Angleterre [y] et plus de 500 étaient, en 1836, en activité dans les ports britanniques.

Telle est, en bref, l’histoire de l’industrie anglaise dans les soixante dernières années, une histoire qui n’a pas d’équivalent dans les annales de l’humanité. Il y a soixante ou quatre-vingts ans, l’Angleterre était un pays comme tous les autres, avec de petites villes, une indus¬trie peu importante et élémentaire, une population rurale clairsemée, mais relativement importante ; et c’est maintenant un pays sans pareil, avec une capitale de 2 millions et demi d’habitants [z] , des villes industrielles colossales, une industrie [aa] qui alimente le monde entier, et qui fabrique presque tout à l’aide des machines les plus complexes, une population dense, laborieuse et intelligente, dont les deux tiers sont employés par l’industrie, et qui se compose de classes toutes différentes de celles d’autrefois, qui même constitue une tout autre nation, avec d’autres mœurs et d’autres besoins qu’autrefois. La révolution industrielle a, pour l’Angle-terre, la signification qu’a pour la France la révolution politique et la révolution philosophique pour l’Allemagne, et l’écart existant entre l’Angleterre de 1760 et celle de 1844 est au moins aussi grand que celui qui sépare la France de l’ancien régime de celle de la révolution de juillet. Cependant, le fruit le plus important de cette révolution industrielle, c’est le prolétariat anglais.

Nous avons vu, plus haut, que le prolétariat est né de l’introduction du machinisme ; la rapide expansion de l’industrie exigeait des bras ; le salaire monta en conséquence, des troupes compactes de travailleurs venus des régions agricoles émigrèrent vers les villes. La population s’accrût à une cadence folle, et presque toute l’augmentation porta sur la classe des prolétaires.

Par ailleurs, ce ne fut qu’au début du XVIII° siècle qu’un certain ordre régna en Irlande ; là aussi la population, plus que décimée par la barbarie anglaise lors des troubles antérieurs, s’accrût rapidement, surtout depuis que l’essor industriel commença à attirer en Angleterre une foule d’Irlandais. C’est ainsi que naquirent les grandes villes industrielles et commerciales de l’Empire britannique, où au moins les trois quarts de la population font partie de la classe ouvrière, et où la petite bourgeoisie se compose de commerçants et de très, très peu d’artisans. Car, tout comme la nouvelle industrie n’a pris de l’importance que du jour où elle a transformé les outils en machines, les ateliers en usines, et par là, la classe laborieuse moyen¬ne en prolétariat ouvrier, les négociants d’autrefois en industriels ; tout comme, de ce fait, la petite classe moyenne fut refoulée et la population ramenée à la seule opposition entre capitalistes et ouvriers, c’est la même chose qui s’est produite en dehors du secteur industriel au sens étroit du terme chez les artisans et même dans le commerce ; aux maîtres et compagnons d’autrefois ont succédé les grands capitalistes et les ouvriers qui n’avaient jamais la perspective de s’élever au-dessus de leur classe ; l’artisanat s’industrialisa, la division du travail fut opérée avec rigueur, et les petits artisans qui ne pouvaient concurrencer les grands établissements furent rejetés dans les rangs de la classe prolétarienne. Mais en même temps, la suppression de cet artisanat, l’anéantissement de la petite bourgeoisie, ôtèrent à l’ouvrier toute possibilité de devenir lui-même un bourgeois. jusqu’alors il avait toujours eu la perspective de pouvoir s’installer à demeure comme maître quelque part, et peut-être d’engager plus tard des compagnons ; mais maintenant que les maîtres eux-mêmes sont évincés par les industriels, que la mise en marche d’une exploitation autonome nécessite de gros capitaux, c’est à présent seulement que le prolétariat est devenu réellement une classe stable de la population, alors que jadis il n’était souvent qu’une transition pour l’accès à la bourgeoisie. Désormais, quiconque naissait ouvrier n’avait pas d’autre perspective que celle de rester toute sa vie un prolétaire. Désormais donc, - pour la première fois - le prolétariat était capable d’entreprendre des actions autonomes.

C’est donc de cette façon que fut rassemblée l’immense masse d’ouvriers qui emplit actuellement l’Empire britannique tout entier, et dont la situation sociale s’impose chaque jour davantage à l’attention du monde civilisé.

La situation de la classe laborieuse, c’est-à-dire la situation de l’immense majorité du peuple, ou encore la question suivante : que doit-il advenir de ces millions d’êtres ne possédant rien, qui consomment aujourd’hui ce qu’ils ont gagné hier, dont les découvertes et le travail ont fait la grandeur de l’Angleterre, qui deviennent chaque jour plus conscients de leur force, et exigent chaque jour plus impérieusement leur part des avantages que procurent les institutions sociales ? - cette question est devenue depuis le « bill de réforme » [ab] la question nationale. Elle est le commun dénominateur de tous les débats parlementaires de quelque importance, et bien que la classe moyenne anglaise ne veuille point encore se l’avouer, bien qu’elle cherche à éluder cette importante question et à faire passer ses intérêts particuliers pour les intérêts véritables de la nation, ces expédients ne lui servent de rien. Chaque session parlementaire voit la classe ouvrière gagner du terrain et les intérêts de la classe moyenne perdre de l’importance, et bien que la classe moyenne soit la principale et même la seule puissance au Parlement, la dernière session de 1844 n’a été qu’un long débat sur les conditions de vie des ouvriers (bill des pauvres, bill des fabriques, bill sur les rapports entre maîtres et serviteurs) [ac] , et Thomas Duncombe, représentant de la classe ouvrière à la Chambre basse a été le grand homme de cette session, tandis que la classe moyenne libérale avec sa motion sur la suppression des lois sur les grains, et la classe moyenne radicale avec sa proposition de refuser les impôts ont joué un rôle lamentable. Même les discussions sur l’Irlande ne furent au fond que des débats sur la situation du prolétariat irlandais et sur les moyens de l’améliorer. Mais il est grand temps que la classe moyenne anglaise fasse des concessions aux ouvriers, qui ont cessé de supplier mais menacent et exigent, car il pourrait bien être trop tard avant peu.

Mais la classe moyenne anglaise et, en particulier, la classe industrielle qui s’enrichit directement de la misère des travailleurs, ne veut rien savoir de cette misère. Elle qui se sent forte, représentative de la nation, a honte de mettre à nu, aux yeux du monde, cette plaie au flanc de l’Angleterre ; elle ne veut pas avouer que les ouvriers sont misérables, parce que c’est elle, la classe industrielle possédante, qui devrait endosser la responsabilité morale de cette misère. D’où le visage moqueur qu’affectent de prendre les Anglais cultivés - et ce sont eux seuls, c’est-à-dire la classe moyenne, que l’on connaît sur le continent - lorsqu’on se met à parler de la situation des ouvriers ; d’où l’ignorance totale de tout ce qui touche les ouvriers dans toute la classe moyenne ; d’où les gaffes ridicules que cette classe commet au Parlement et en dehors du Parlement, lorsqu’on en vient à discuter les conditions de vie du prolétariat ; d’où l’insouciance souriante, à laquelle elle s’abandonne, sur un sol qui est miné sous ses pieds et peut s’effondrer d’un jour à l’autre, et dont l’effondrement proche a l’inéluctabilité d’une loi mathématique ou mécanique ; d’où ce miracle : les Anglais ne possèdent pas encore d’ouvrage complet sur la situation de leurs ouvriers, alors qu’ils font des enquêtes et bricolent autour de ce problème depuis je ne sais combien d’années. Mais c’est aussi ce qui explique la profonde colère de toute la classe ouvrière, de Glasgow à Londres, contre les riches qui les exploitent systématiquement et les abandonnent ensuite sans pitié à leur sort - colère qui dans bien peu de temps - on peut presque le calculer - éclatera dans une révolution, au regard de laquelle la première révolution française et l’année 1794 [ad] seront un jeu d’enfant. [ae]

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10) Le prolétariat des mines

Fournir à une aussi colossale industrie que l’industrie anglaise ses matières premières et ses combustibles, requiert une main-d’œuvre considérable. En ce qui concerne les matières indispensables à l’industrie, l’Angleterre ne produit - en dehors de la laine, qui ressortit à la pro­duction des districts agricoles - que les minéraux, métaux et houille. Tandis que la Cornouailles possède de riches mines de cuivre, d’étain, de zinc et de plomb, le Staffordshire, le pays de Galles du nord et d’autres districts fournissent de grandes quantités de fer et pres­que tout le Nord et l’Ouest de l’Angleterre, l’Écosse centrale et quelques districts d’Irlande sont excessivement riches en houille.

Dans les charbonnages de Cornouailles travaillent soit au fond, soit à la surface, environ 19,000 hommes et 11,000 femmes et enfants. Mais dans les mines proprement dites il n’y a presque que des hommes et des enfants au-dessus de 12 ans. D’après le Children’s Employment Report, la situation matérielle de ces ouvriers semble être assez supportable [a] , et les Anglais aiment tirer gloire de leurs jeunes mineurs de Cornouailles, hardis et vigoureux, qui vont prospecter les veines de minerai jusque sous le fond de la mer. Cependant le Children’s Employment Report porte un autre jugement sur la robustesse de ces gens. Il démontre, dans l’intelligent rapport du Dr Barham [b] , que l’inspiration de l’air pauvre en oxygène, saturé de poussières et de fumée produite par la poudre des explosifs, qu’on trouve au fond des mines, affecte gravement les poumons, provoque des perturbations dans les fonctions cardiaques, et relâche l’appareil digestif ; il démontre que le travail très fatigant, et en particulier le fait de monter et de descendre les échelles - ce qui dans certaines mines nécessite même chez des jeunes gens vigoureux, au moins une heure, chaque jour avant et après le travail, - contribue pour une grande part au développement de ces maux, et que pour cette raison, des hommes qui commencent jeunes à travailler dans les mines, ne parviennent pas, tant s’en faut, au développement physique correspondant à celui des femmes travaillant à la surface ; il démontre que beaucoup meurent jeunes de phtisie galopante et la plupart à la fleur de l’âge, de tuberculose à évolution lente ; qu’ils vieillissent prématurément et devien­nent inaptes au travail entre 35 et 45 ans et que beaucoup, passant presque sans transition de l’air chaud du puits (après avoir abondamment transpiré en escaladant péniblement l’échelle) à l’air froid de la surface, contractent des inflammations aiguës des voies respiratoires déjà malades, qui ont très fréquemment des suites mortelles. Le travail à la surface, le concassage et le tri des minerais est pratiqué par des jeunes filles et des enfants et on le décrit comme étant très sain parce qu’il s’effectue en plein air.

Dans le nord de l’Angleterre, à la limite des Comtés de Northumberland et de Durham, se trouvent les très importantes mines de plomb d’Alston Moor. Les rapports en provenance de cette région - également, dans le Children’s Employment Report, le rapport du commissaire Mitchell - concordent avec ceux de Cornouailles. On se plaint là aussi d’un manque d’oxygè­ne, d’un excès de poussières, de fumée de poudre, d’acide carbonique et de gaz sulfureux dans les galeries. Pour cette raison les mineurs, comme ceux de Cornouailles, sont de petite stature et, dès l’âge de 30 ans, ils souffrent presque tous d’affections pulmonaires qui finissent par dégénérer en véritable tuberculose, surtout s’ils continuent à travailler - ce qui est presque toujours le cas -d’où une baisse très nette de la moyenne de vie de ces gens. Si les jeunes mineurs de cette région vivent un peu plus longtemps que ceux de Cornouailles, cela tient au fait qu’ils ne commencent à descendre au fond qu’à 19 ans alors qu’en Cornouailles, nous l’avons vu, on commence à 12 ans. Cependant, là aussi, la majorité des mineurs meurt entre 40 et 50 ans. Sur 79 mineurs dont le décès était consigné dans le registre public du district, et qui étaient morts en moyenne à 45 ans [c] , 37 étaient morts de tuberculose et 6 d’asthme. Dans les localités des environs : Allendale, Stanhope, et Middleton, la longévité atteignait respective­ment 49, 48 et 47 ans en moyenne, et les décès dus aux affections pulmonaires représentaient respectivement 48, 54 et 56 % du total [d] . Il ne faut pas oublier que toutes ces données statistiques concernent exclusivement des mineurs qui n’ont pas commencé à travailler avant l’âge de 19 ans. Comparons maintenant ces chiffres à ce qu’on appelle les statistiques suédoises - statistiques détaillées de la mortalité pour tous les habitants de la Suède - qui sont considérées en Angleterre comme le critère jusqu’à présent le plus exact de la longévité moyenne de la classe ouvrière anglaise [e] . D’après elles, les individus du sexe masculin qui ont franchi le cap de leur dix-neuvième année parviennent en moyenne à l’âge de 57 ans ½, nous en concluons que l’existence des mineurs du nord de l’Angleterre subit en moyenne une réduction de 10 ans du fait de leur travail. Cependant les statistiques suédoises sont tenues pour le critère de la longévité des ouvriers, et présentent donc un tableau des chances de survie dans les conditions où vit le prolétariat, qui sont de toutes façons défa­vorables ; elles indiquent par conséquent une longévité déjà inférieure à la normale. Dans ces régions, nous retrouvons les maisons-dortoirs et les asiles de nuit que nous avons déjà rencontrés dans les grandes villes, et ils sont pour le moins dans le même état de saleté écœurante que là-bas et l’entassement y est le même. Mitchell a visité un de ces dortoirs qui mesurait 18 pieds de long et 15 pieds de large et était prévu pour accueillir 42 hommes et 14 garçons, soit 56 personnes en 14 lits [f] , dont la moitié était disposée comme dans un navire, les uns au-dessus des autres. Il n’y avait pas d’ouverture pour l’évacuation de l’air vicié ; bien que personne n’y eût couché de trois nuits, l’odeur et l’atmosphère étaient tels que Mitchell ne put pas même les supporter un court instant. Que doit-ce être par une chaude nuit d’été avec 56 personnes ! Et ce n’est pas l’entrepont d’un navire d’esclaves américain, mais bien la demeure « de Britanniques nés libres ».

Passons maintenant. aux branches les plus importantes de l’industrie minière anglaise, les mines de fer et les mines de charbon, dont le Children’s Employment Report traite ensemble, avec tous les détails qu’exige un tel sujet. La première partie de ce rapport est consacrée presque entièrement à la situation des ouvriers employés dans ces mines. Cependant, après la description détaillée que j’ai donnée de la situation des ouvriers de l’industrie, il me sera possible d’abréger comme l’exigent les limites de cet ouvrage.

Dans les mines de charbon et de fer, où la méthode d’exploitation est à peu près la même, travaillent des enfants de 4, 5, 7 ans. La majorité a cependant plus de 8 ans. On les emploie à transporter le minerai du lieu d’abattage à la galerie des chevaux ou jusqu’au puits principal, ou bien encore à ouvrir et fermer les portes roulantes séparant les différents compartiments de la mine, avant et après le passage des ouvriers et du matériel. Ce sont, le plus souvent, les plus petits enfants qu’on emploie à la garde de ces portes ; il doivent rester assis douze heures par jour dans l’obscurité, seuls dans un couloir étroit et, dans la plupart des cas, humide, sans avoir le peu de travail dont ils auraient besoin pour être à l’abri de l’ennui abrutissant abêtissant qu’engendre l’inaction totale. En revanche le transport du charbon et du minerai de fer est un labeur très pénible, car il faut traîner ces matériaux dans d’assez grands baquets sans roues, sur le sol inégal de la galerie, ou sur l’argile humide, ou encore dans l’eau, souvent les hisser le long de pentes abruptes et à travers des couloirs si étroits par endroits, que les ouvriers doivent se mettre à quatre pattes. C’est pourquoi on utilise pour ce travail fatigant, des enfants plus âgés et des adolescentes. Selon les cas, il y a un ouvrier par baquet ou deux jeunes dont l’un tire et l’autre pousse. Le travail de haveur, effectué par des hommes adultes ou des jeunes gens vigoureux âgés de 16 ans ou plus, est également un travail très fatigant. - La durée habituelle du travail est de 11 ou 12 heures, souvent plus. En Écosse, elle atteint jusqu’à 14 heures, et il arrive fréquemment de faire des journées doubles de sorte que tous les ouvriers sont contraints de travailler 24 heures, voire parfois 36 heures d’affilée au fond. Les repas à heures fixes sont chose inconnue la plupart du temps, si bien que les gens mangent quand ils ont faim et quand ils en ont le temps.

La situation extérieure des mineurs est considérée en général comme assez bonne, et on dit que leur salaire est élevé en comparaison de celui des journaliers agricoles des environs (qui, il est vrai, meurent de faim), à l’exception de quelques régions d’Écosse et du district charbonnier d’Irlande, où règne une grande misère. Nous aurons l’occasion de revenir ultéri­eu­rement sur ces données (toutes relatives d’ailleurs) concernant la classe la plus misérable de toute l’Angleterre. Dans l’intervalle nous allons considérer les maux qu’entraî­nent l’exploitation actuelle des mines et les lecteurs pourront alors trancher si un salaire quel qu’il soit est en mesure de dédommager l’ouvrier de pareilles souffrances.

Les enfants et les jeunes gens chargés du charroi du charbon et du minerai de fer se plaignent tous d’une grande fatigue. Même dans les établissements industriels où l’exploita­tion est la plus brutale, on ne constate pas un état d’épuisement aussi généralisé et aussi poussé. Chaque page du rapport fournit une longue série d’exemples. On constate très souvent que les enfants à peine arrivés à la maison se jettent sur le sol pavé devant l’âtre et s’endorment instantanément ne pouvant avaler la moindre miette de nourriture, leurs parents sont alors obligés de les débarbouiller tout endormis et de les porter au lit, il est même fréquent qu’ils se couchent, épuisés, sur la route, et quand les parents viennent les chercher, tard dans la nuit, ils les trouvent en train de dormir. Il semble qu’à l’ordinaire ces enfants passent la plus grande partie du dimanche dans leur lit, pour se remettre quelque peu des fatigues de la semaine ; un très petit nombre fréquentent l’église et l’école et les maîtres se plaignent de leur somnolence et de leur hébé­tude malgré leur désir de s’instruire. Il en va de même pour les adolescentes plus âgées et les femmes. On les contraint de la façon la plus brutale à se surmener. Cette fatigue, poussée jusqu’à devenir extrêmement douloureuse ne laisse pas d’avoir de fâcheuses répercussions sur l’organisme [g] . L’effet le plus immédiat du surmenage est que toute l’énergie vitale est utilisée pour un développement unilatéral de la musculature ; à telle enseigne que ce sont surtout les muscles des bras et des jambes, du dos, des épaules et du thorax, ceux-là même qui sont principalement sollicités dans les efforts de traction et de poussée, qui bénéficient d’un déve­lop­pe­ment exceptionnel, tandis que tout le reste du corps souffre d’un manque de nourriture et s’atrophie. C’est surtout la taille qui reste petite et tassée ; presque tous les mineurs sont de stature trapue, à l’exception de ceux du Warwickshire et du Leicestershire, qui travaillent dans des conditions particulièrement favorables. Puis il faut noter le retard de la puberté tant chez les garçons que chez les filles ; chez les premiers, il faut parfois attendre dix-huit ans ; le commissaire Symons eut même sous les yeux un garçon de dix-neuf ans, qui, à l’exception de la dentition, n’était pas plus développé qu’un garçon de onze ou douze ans. Cette prolon­ga­tion de la période infantile, n’est au fond rien d’autre que la preuve d’un développement ralenti et ne laisse pas de porter ses fruits à un âge plus avancé. jambes torses, genoux cagneux, pieds tournés en dehors, déviation de la colonne vertébrale et autres malformations sont à déplorer dans de semblables conditions et aussi en raison de la faiblesse de ces organismes ; et l’apparition de ces maux - par suite de l’attitude presque toujours défectueuse imposée au corps - en est grandement favorisée ; ils sont du reste si fréquents, que bien des gens et même des médecins affirment, dans le Yorkshire et le Lancashire comme dans le Northumberland et le Durham, qu’on peut reconnaître un mineur entre cent autres personnes uniquement à son corps. Ce sont surtout les femmes qui semblent beaucoup souffrir de ce travail et elles ne se tiennent que rarement - voire jamais - aussi droites que les autres femmes. On certifie également que le travail des femmes dans les mines provoque aussi des malformations du bassin et par voie de consé­quence des accouchements pénibles, voire mortels. Outre ces malformations locales, les mineurs de charbon souffrent encore de toutes sortes de maladies spécifiques, qui se retrou­vent souvent chez les autres mineurs et s’expliquent aisément par la nature de leur travail ; c’est surtout l’abdomen qui est affecté ; l’appétit disparaît, puis ce sont, dans la majorité des cas, des douleurs d’estomac, des nausées et des vomissements, de plus une soif ardente qu’on ne peut apaiser qu’en buvant l’eau sale, souvent tiède de la mine ; les fonctions digestives sont ralenties ce qui favorise l’éclosion des autres maladies. On indique également, de différentes sources, que les maladies de cœur, surtout l’hypertrophie cardiaque, l’inflamma­tion du péricarde, les spasmes des orifices auriculo-ventriculaires et de l’entrée de l’aorte, sont des maux fréquents chez les mineurs et s’expliquent aisément par le surmenage. Il en va de même pour les hernies qui sont, elles aussi, la conséquence directe d’efforts musculaires excessifs. En partie pour les mêmes raisons, en partie à cause de l’atmosphère viciée et poussiéreuse des mines, de l’air charge de gaz carbonique et d’hydrogène carburé - et pour­tant ce serait si facile à éviter - se déclarent une foule de maladies pulmonaires douloureuses et dangereuses, surtout l’asthme, qui apparaît dans certains districts à l’âge de quarante ans, dans d’autres dès l’âge de trente ans chez la plupart des mineurs et a tôt fait de les rendre inaptes au travail. Chez ceux qui doivent travailler dans des galeries humides, cette oppression de la poitrine survient encore bien plus vite ; dans quelques régions d’Écosse, c’est entre vingt et trente ans, période pendant laquelle les poumons ainsi attaqués sont en outre très vulnérables aux inflammations et aux affections fébriles. Une maladie spécifique de cette catégorie d’ouvriers est celle de l’expectoration noire (black spittle) due au fait que le tissu pulmonaire tout entier s’imprègne d’une fine poussière de charbon ; les symptômes en sont une faiblesse générale, des maux de tête, une gêne respiratoire intense, et des expectorations épaisses et de couleur noire. Dans certaines régions ce mal apparaît sous la forme bénigne, dans d’autres au contraire, il semble tout à fait incurable, surtout en Écosse. Dans cette con­trée, en plus d’une aggravation des symptômes décrits plus haut, il faut ajouter une respiration courte et sifflante, un pouls rapide (plus de 100 pulsations à la minute) une toux saccadée, l’amaigrissement et la faiblesse vont s’accentuant et le patient est bientôt hors d’état de travailler. Dans tous les cas, ici, ce mal est mortel. Le Dr Makellar, de Pencaitland, East Lothian, déclare que dans toutes les mines bien ventilées cette maladie n’apparaît pas, alors que bien souvent les ouvriers venant de mines bien ventilées dans des mines qui le sont mal, en sont victimes. La cupidité des propriétaires de mines qui négligent d’installer des puits d’aération, est donc responsable de l’existence même de cette maladie. Les rhumatismes sont également, à l’exception du Warwickshire et du Leicestershire, un mal commun à tous les ouvriers de la mine, et qui résulte surtout de l’humidité qui règne fréquemment sur le lieu du travail. Le résultat de toutes ces maladies, c’est que dans tous les districts sans exception, les ouvriers vieillissent prématurément et qu’au delà de quarante ans - la limite précise varie avec les différents districts -ils deviennent rapidement inaptes au travail. Il est extrêmement rare qu’un mineur puisse continuer à travailler au delà de quarante-cinq ou a fortiori de cinquante ans. A quarante ans, - indique-t-on généralement - un ouvrier de ce genre entre dans la vieillesse. Ceci s’applique à ceux qui abattent le charbon ; les chargeurs qui doivent soulever constamment de lourds blocs de charbon pour les jeter dans les wagonnets, vieillissent dès vingt-huit ou trente ans, à telle enseigne qu’un proverbe des régions charbon­nières dit : « Les chargeurs sont déjà vieux avant d’avoir été jeunes ». Il va de soi que ce vieillissement prématuré entraîne une mort pré­co­ce et un sexagénaire est chez eux une véritable rareté ; même dans le sud du Staffordshire où les mines sont relativement saines, bien peu d’ouvriers parviennent à leur cinquante et unième année. Étant donné que les ouvriers vieillissent si précocement, on peut constater, comme nous l’avons vu pour les usines, que fréquemment les parents sont en chômage et qu’ils sont nourris par leurs enfants souvent très jeunes encore. Si nous résumons les résultats du travail dans les mines, nous pouvons dire avec l’un des commissaires, le Dr Southwood Smith, que la période de l’existence où l’homme est en pleine possession de ses moyens, l’âge d’homme, est considérablement réduite Par suite de la prolongation de la période infantile d’une part, et par le vieillissement prématuré d’autre part, et que la durée de la vie elle-même est abrégée par une mort précoce [h] . Voilà qui est à inscrire également au passif de la bourgeoisie !

Toutes ces constatations valent pour la moyenne des mines anglaises. Mais il y en a beaucoup où la situation est bien pire, en particulier celles où l’on exploite de minces veines de charbon. Le prix de revient du charbon serait trop élevé si l’on voulait en plus du charbon déblayer les couches de sable et d’argile attenantes ; c’est pourquoi les propriétaires se con­ten­tent de faire abattre la couche de charbon, et c’est pourquoi les couloirs qui mesurent ordi­nai­re­ment quatre ou cinq pieds de haut ou davantage sont ici si bas, qu’il est rigoureusement impossible de s’y tenir debout. L’ouvrier est couché sur le flanc et détache le charbon à l’aide de son pie, utilisant ses coudes comme points d’appui. Il en résulte une inflammation de ces articulations, et dans le cas où il est contraint de rester à genoux, le même mal à l’articulation de la jambe. Les femmes et les enfants qui transportent le charbon marchent à quatre pattes, attelés au baquet par un harnais et une chaîne qui dans de nombreux cas, passe entre les jambes, le long de ces galeries basses, tandis qu’un autre pousse par derrière avec la tête et les mains. La pression exercée par la tête provoque une irritation locale, des enflures douloureuses et des abcès. Très souvent ces galeries sont aussi humides si bien que les ouvriers doivent ramper dans des flaques d’eau profondes de plusieurs pouces ; cette eau sale ou salée, provoque également une irritation de la peau. On imagine aisément combien un travail d’esclave aussi odieux doit favoriser l’éclosion des maladies caractéristiques des mineurs.

Nous n’avons pas encore énuméré tous les maux qui s’abattent sur la tête des mineurs. Dans tout l’Empire britannique, il n’est pas d’autre travail où les risques d’accidents mortels soient si divers. La mine est le théâtre d’une foule d’accidents horribles et précisément ceux-là doivent être portés directement au compte de l’égoïsme de la bourgeoisie. L’hydrogène carburé, qui s’y dégage si souvent, forme en se mélangeant à l’air atmosphérique un composé gazeux explosif qui s’enflamme facilement au contact d’une flamme et tue quiconque se trouve à proximité. Des explosions de ce genre surviennent presque chaque jour ici ou là ; le 28 septembre 1844, il y en eut une à Haswell Colliery (Durham) qui causa la mort de 96 personnes [i] . L’oxyde de carbone qui s’y dégage aussi en grandes quantités se dépose dans les parties profondes de la mine en une couche qui dépasse parfois la taille d’un homme, asphyxiant quiconque y pénètre. Les portes qui séparent les différents compartiments de la mine doivent en principe arrêter la propagation des explosions et le mouvement des gaz, mais c’est là une mesure de sécurité illusoire, puisqu’on confie la surveillance de ces portes à de jeunes enfants qui s’endorment souvent, ou négligent de les fermer. On pourrait éviter parfaitement les effets funestes de ces deux gaz à condition d’assurer une bonne ventilation des mines au moyen de puits d’aération, mais le bourgeois ne veut pas y consacrer son argent et il préfère ordonner à ses ouvriers de se servir simplement de la lampe Davy, celle-ci leur est souvent tout à fait inutile en raison de la pâle lueur qu’elle diffuse ; et c’est pourquoi ils préfèrent la remplacer par une simple bougie. Si une explosion se produit alors, c’est la négligence des ouvriers qui en est cause, alors que si le bourgeois avait installé une bonne ventilation, toute explosion aurait été presque impossible. De plus, à chaque instant une portion de galerie ou une galerie entière s’effondre, ensevelissant ou écrasant des ouvriers ; la bourgeoisie a intérêt à ce que les veines de charbon soient exploitées au maximum, d’où ce genre d’accidents. Puis ce sont les câbles qui permettent aux mineurs de descendre dans le puits, qui sont souvent en mauvais état, et qui se rompent, précipitant les malheureux au fond où ils s’écrasent. Tous ces accidents - je n’ai pas la place de donner des exemples détaillés - d’après le Mining Journal [j] coûtent environ 1,400 vies humaines par an. Le Manchester Guardian en signale au moins 2 ou 3 chaque semaine, uniquement pour le Lancashire. Dans presque tous les cas, les jurés chargés de déterminer la cause du décès sont sous la coupe des propriétaires des mines, et lorsqu’il n’en est pas ainsi, la routine de l’habitude fait que le verdict sera : « Mort par accident. » D’ailleurs le jury se soucie fort peu de l’état de la mine parce qu’il n’y entend rien. Mais le Children’s Employment Report n’hésite pas à rendre les propriétaires des mines responsables de la grande majorité de ces accidents.

En ce qui concerne l’instruction et la moralité de la population minière, elles sont, selon le Children’s Employment Report assez bonnes en Cornouailles et même excellentes dans l’Alston Moor ; par contre, elles sont en général à un niveau très bas dans les districts char­bon­niers. Ces gens vivent à la campagne dans des régions laissées à l’abandon et, lorsqu’ils effectuent leur dur travail, personne, si ce n’est la police, ne s’occupe d’eux. Pour cette raison et aussi parce qu’on envoie les enfants travailler dès leur plus jeune âge, leur formation intellectuelle est totalement négligée. Ils ne peuvent fréquenter les écoles ouvertes la semai­ne, les écoles du soir et du dimanche sont illusoires, les maîtres n’ont aucune valeur. Il n’y a par conséquent qu’un très petit nombre de mineurs qui sachent lire, et moins encore qui sa­chent écrire. Selon les déclarations des commissaires, la seule chose qu’ils aient vue claire­ment, c’est que leur salaire est trop bas pour le travail pénible et dangereux qu’ils ont à effec­tuer. Ils ne vont jamais ou presque à l’église ; tous les ecclésiastiques se plaignent d’une irréligiosité sans égale. Effectivement, il y a chez eux une ignorance des choses religieuses et profanes, auprès de laquelle l’ignorance de nombreux ouvriers d’usine, illustrée précédem­ment par des exemples, semble encore être toute relative. Ils n’ont connaissance des notions religieuses que par les jurons. Le travail se charge à lui seul de détruire leur moralité. Il est évident que le surmenage de tous les mineurs doit fatalement engendrer l’ivrognerie. Quant aux rapports sexuels, notons que dans les mines, en raison de la chaleur ambiante, hommes, femmes et enfants y travaillent souvent tout nus et dans la plupart des cas quasi-nus, et chacun peut imaginer quelles en sont les conséquences dans la solitude et l’obscurité de la mine. Le nombre des enfants adultérins, anormalement élevé dans ces régions, témoigne de ce qui se passe au fond de la mine parmi cette population à demi sauvage, mais prouve aussi que les rapports illégitimes entre les sexes n’ont pas sombré, comme dans les villes, dans la prostitution. Le travail des femmes a les mêmes conséquences que dans les usines ; il dissout la famille et rend les mères totalement incapables de vaquer à leurs occupations domestiques.

Lorsque le Children’s Employment Report fut présenté au Parlement, Lord Ashley se hâta de proposer un bill stipulant que le travail des femmes était désormais absolument interdit dans les mines et celui des enfants considérablement restreint. Le bill passa [k] , mais il resta lettre morte dans la plupart des régions, car on ne prit pas le soin de nommer des inspecteurs des mines chargés de veiller à son exécution [l] . L’inobservance de ce bill est d’ailleurs grandement facilitée par la situation des mines dans les districts ruraux ; ne soyons donc pas surpris d’apprendre que l’an passé l’association des mineurs a transmis au ministère une plainte officielle dans laquelle elle signalait que plus de 60 femmes travaillaient dans les mines du duc de Hamilton, en Écosse, ou bien encore que le Manchester Guardian a relaté un jour que, près de Wigan, si je ne m’abuse, une jeune fille a été tuée par une explosion dans une mine sans que personne s’émeuve de voir ainsi révélée une illégalité [m] . Il est possible que dans certains cas isolés on ait mis fin à ces abus, mais en général le régime est demeuré le même que par le passé.

Cependant nous n’en avons pas encore terminé avec les maux qui s’abattent sur les mineurs. La bourgeoisie, non contente de ruiner leur santé, de mettre chaque instant leur vie en danger, de leur ôter toute occasion de s’instruire, les exploite en plus de la façon la plus éhontée. Le système du paiement en nature n’est pas ici une exception, c’est la règle générale, et on le pratique de la façon la plus impudente, la plus directe. Le système des cottages est, lui aussi, généralisé et il représente dans ce cas presque une nécessité ; mais on l’utilise pour mieux exploiter les ouvriers. A cela s’ajoutent encore toutes sortes d’autres escroqueries. Alors que le charbon se vend au poids, on paye l’ouvrier à la mesure, et lorsque son baquet n’est pas tout à fait plein, on ne le lui paie pas du tout, alors qu’il ne touche pas un liard pour un éventuel trop-plein. Si dans son wagonnet la quantité de houille menue dépasse une certaine proportion - ce qui dépend davantage de la nature de la veine de charbon que de l’ouvrier - non seulement il ne touche rien, mais il doit encore payer une amende. Du reste le système des amendes est développé à tel point dans les mines qu’il arrive qu’un pauvre diable qui a travaillé toute la semaine et vient chercher son salaire apprend de la bouche du contre­maître - car celui-ci distribue les sanctions selon son bon vouloir sans convoquer l’ouvrier - que non seulement il ne doit pas attendre de salaire, mais qu’il doit en outre payer tant d’amende ! D’une façon générale le contremaître a pouvoir absolu sur le montant du salaire ; c’est lui qui note le travail fourni et peut payer ce qu’il veut à l’ouvrier, qui est bien forcé de l’en croire. Dans quelques mines où l’on paye au poids, on utilise des bascules décimales fausses dont les poids n’ont pas besoin d’être contrôlés par l’autorité publique ; dans une de ces mines on était allé jusqu’à instituer la règle que tout ouvrier voulant se plaindre du mauvais fonctionnement de la balance était tenu de le signaler au surveillant trois semaines à l’avance. Dans maintes régions, notamment dans le nord de l’Angleterre, la coutume est d’embaucher les ouvriers pour un an ; ils s’engagent à ne travailler pour personne d’autre durant cette période, mais le patron, lui, ne s’engage nullement à leur donner du travail, si bien qu’ils restent souvent des mois sans travail et que s’ils cherchent du travail ailleurs on les expédie six semaines au bagne pour abandon de poste. Dans d’autres contrats, on leur assure du travail à concurrence de 26 shillings tous les 15 jours, mais on ne le leur donne point ; dans d’autres districts les patrons avancent aux ouvriers de petites sommes à rembourser ensuite en travail, ce qui est une manière de les enchaîner. Dans le nord, il est d’usage de retenir toujours le salaire d’une semaine pour attacher les gens de cette manière à la mine. Et pour parfaire l’esclavage de ces ouvriers asservis, presque tous les juges de paix des districts charbonniers sont eux-mêmes propriétaires de mines ou parents ou amis des propriétaires et ils exercent un pouvoir presque discrétionnaire dans ces contrées pauvres et arriérées où il y a peu de journaux - ceux-ci étant du reste au service de la classe possédante. On peut diffici­lement se faire une idée de la façon dont ces pauvres mineurs sont pressurés et tyran­nisés par ces juges de paix à la fois juges et parties.

Les choses allèrent ainsi pendant longtemps. Tout ce que les ouvriers savaient c’est que leur raison d’être, c’était d’être sucés jusqu’au sang. Mais peu à peu se manifesta même parmi eux un esprit d’opposition à l’oppression scandaleuse des « rois du charbon », notamment dans les districts industriels où le contact qu’ils eurent avec les ouvriers d’usine plus intelli­gents ne laissa pas d’avoir une influence favorable. Ils se mirent à fonder des associations et à cesser le travail de temps à autre. Dans les régions plus évoluées, ils adhérèrent même corps et âme au chartisme. Le grand district charbonnier du nord de l’Angleterre, coupé de toute industrie, restait cependant en arrière, jusqu’à ce qu’enfin s’éveillât en 1843 dans cette contrée aussi, après bien des tentatives et des efforts, tant de la part des chartistes que des mineurs les plus intelligents eux-mêmes, un esprit de résistance qui s’empara de tous. Une agitation si intense gagna les ouvriers du Northumberland et du Durham qu’ils prirent la tête d’une association générale des mineurs de tout l’Empire et nommèrent un chartiste, l’avocat W. P. Roberts de Bristol [n] - qui s’était déjà distingué dans les procès antérieurs des chartistes - leur « Procurateur général ». L’ « Union » s’étendit rapidement à la grande majorité des districts ; partout on nomma des délégués, qui organi­saient des réunions et recrutaient de nouveaux membres ; lors de la première conférence de délégués à Manchester, en janvier 1844, l’Union avait 60,000 membres [o] , lors de la seconde, six mois plus tard à Glasgow, il y en avait déjà plus de 100,000 .Tout ce qui concernait les mineurs y fut discuté et on y prit des décisions quant aux arrêts de travail importants. Plusieurs journaux furent fondés, notamment la revue mensuelle The Miner’s Advocate à Newcastle-upon-Tyne, qui défendaient les droits des mineurs.

Le 31 mars 1844, tous les contrats de travail des mineurs du Northumberland et du Durham venaient à expiration. Les mineurs se firent établir par Roberts un nouveau contrat, dans lequel ils exigeaient : 1. le paiement au poids et non à la mesure ; 2. la détermination du poids au moyen de bascules et de poids courants, vérifiés par des inspecteurs publics ; 3. un engagement de six mois ; 4. l’abolition du système d’amendes et le paiement du travail réel ; 5. l’engagement du patron d’employer au moins 4 jours par semaine, l’ouvrier qui était exclusivement à son service ou bien de lui garantir le salaire de 4 journées. Ce contrat fut adressé aux rois du charbon et on nomma une délégation chargée de négocier avec eux ; mais ceux-ci répondirent que, pour eux, l’ « Union » n’existait pas, qu’ils n’avaient affaire qu’avec les ouvriers pris individuellement, et qu’ils ne reconnaîtraient jamais l’association. Ils proposèrent eux aussi un autre contrat qui ne voulait pas entendre parler des différents points mentionnés ci-dessus et qui fut naturellement repoussé par les ouvriers. C’était la déclaration de guerre. Le 31 mars 1844, 40.000 mineurs posèrent leur pic et toutes les mines des deux comtés furent désertes. Les fonds de l’association étaient si importants qu’on pouvait assurer à chaque famille une allocation de 2 ½ sh. par semaine pendant plusieurs mois. Tandis que les ouvriers mettaient ainsi la patience de leurs patrons à l’épreuve, Roberts organisa la grève et l’agitation avec une ardeur infatigable et incomparable ; il tint des réunions, parcourut l’Angleterre en tous sens, collectant des fonds pour les chômeurs, prêchant le calme et la légalité, et menant en même temps contre des juges de paix despotiques et les maîtres du Truck, une campagne comme l’Angleterre n’en avait encore jamais connu. Il l’avait commen­cée dès le début de l’année. Lorsqu’un mineur était condamné par des juges de paix, il obtenait du Tribunal de Queen’s Bench [p] un habeas corpus [q] , faisait comparaître son client à Londres et obtenait toujours du tribunal son acquittement. C’est ainsi que le juge Williams de la Queen’s Bench acquitta le 13 janvier trois mineurs condamnés par des juges de paix de Bilston (Staffordshire du Sud) ; le crime de ces gens était de s’être refusé à travailler à un poste où un éboulement menaçait et qui avait effectivement eu lieu avant qu’ils ne revins­sent ! Antérieurement le juge Patteson avait acquitté 6 ouvriers, si bien que le nom de Roberts commença à inspirer l’effroi aux juges de paix propriétaires de mines. A Preston également, quatre de ses clients étaient en prison ; il se mit en route dans les premières semaines de février, afin d’examiner l’affaire sur les lieux mêmes ; mais à son arrivée il apprit que les condamnés avaient déjà été libérés avant d’avoir purgé entièrement leur peine. A Manches­ter, il y en avait sept d’emprisonnés ; Roberts obtint le bénéfice de l’Habeas Corpus et le juge Wightman les acquitta. A Prescott, neuf mineurs qui avaient été déclarés coupables d’avoir troublé l’ordre public à St Helens (Lancashire du sud) étaient incarcérés et attendaient de passer en jugement ; lorsque Roberts arriva, ils furent aussitôt relâchés. Tout ceci se passa durant la première quinzaine de février. En avril, Roberts sortit de la même manière un mineur de la prison de Derby, puis quatre de celle de Wakefield (Yorkshire) et quatre de celle de Leicester. Et il en alla ainsi jusqu’à ce que ces Dogberries, - pour reprendre le nom donné à ces juges de paix d’après le personnage bien connu de la pièce de Shakespeare : Beaucoup de bruit pour rien - eussent conçu pour lui quelque respect. Il en alla de même avec le système du troc. Roberts traîna ces propriétaires de mines sans vergogne les uns après les autres devant le tribunal et il contraignit les juges de paix à les condamner bon gré, mal gré ; il se répandit chez eux une telle peur de ce procurateur général, prompt comme la tempête, qui semblait doué d’ubiquité, que par exemple à Belper, près de Derby, une firme spécialisée dans le troc fit afficher à son arrivée l’avis que voici .

MINE DE CHARBON DE PENTRICH [r]

Avis

Messieurs Haslam estiment nécessaire de faire savoir (afin de prévenir toute erreur) que toutes les personnes employées dans leurs mines reçoivent la totalité de leur salaire en espèces et peuvent le dépenser où et comme bon leur semble. S’ils achètent leurs marchandises au magasin de Messieurs Haslam, ils les obtiendront, comme par le passé, au prix de gros, mais la direction n’attend pas qu’ils les y achètent, et quel que soit le magasin qu’ils choisissent, elle leur accordera le même travail et le même salaire.

Ces victoires soulevèrent d’allégresse la classe ouvrière tout entière et valurent à l’Union une foule de nouveaux adhérents. Entre temps, la grève se poursuivait dans le nord. Personne ne bougeait le petit doigt et Newcastle, le principal port exportateur de charbon, en fut si dépourvu, qu’il fallut en importer de la côte écossaise, bien qu’en anglais to carry coal to Newcastle [s] ait le même sens que chez les Grecs « porter des chouettes à Athènes », c’est-à-dire faire quelque chose de tout à fait superflu. Au début, tant que les fonds de l’Union durèrent, tout alla bien, mais à l’approche de l’été, la lutte devint très dure pour les ouvriers. Ils connurent une misère noire ; ils n’avaient pas d’argent, car les contributions des ouvriers de toutes les branches de travail ne représentaient pas grand chose en regard du grand nombre des chômeurs ; ils durent emprunter à grands frais chez les épiciers ; toute la presse, à l’exception de quelques journaux prolétariens, était contre eux ; la bourgeoisie, et même la petite fraction de cette classe qui aurait eu un sens de l’équité suffisant pour les soutenir, n’apprenait que des mensonges sur leur affaire, en lisant les feuilles vénales libérales et conservatrices ; une députation de douze mineurs partit pour Londres, parvint à y collecter une certaine somme dans le prolétariat de cette ville, mais cet argent aussi fut peu de chose étant donnée la quantité de personnes à secourir ; malgré tout, les mineurs restèrent fermes sur leurs positions et, qui plus est, restèrent calmes et pacifiques en dépit des actes d’hostilité et des provocations de toutes sortes des propriétaires de mines et de leurs fidèles serviteurs. Il n’y eut pas un seul acte de vengeance, aucun renégat à la cause ouvrière ne fut maltraité, pas un vol ne fut commis. La grève durait depuis quatre mois environ et les patrons n’avaient toujours pas de perspective d’avoir le dessus. Une voie leur restait ouverte. Ils se souvinrent du système des cottages ; ils s’avisèrent soudain que les demeures des récalcitrants étaient leur propriété. En juillet, ils donnèrent congé aux ouvriers et en une semaine les quarante mille chômeurs furent jetés sur le pavé. Cette mesure fut appliquée avec une sauvagerie révoltante. Malades et impotents, vieillards et nourrissons - même les femmes en couches - furent arrachés brutalement de leur lit et jetés à la rue. Un agent s’offrit même le plaisir de tirer du lit par les cheveux une femme prête à accoucher et de la traîner dans la rue. La troupe et la police assistaient en masse à l’opération, prêtes à frapper au moindre signe de résistance ou au moindre signe des juges de paix qui dirigeaient cette sauvage procédure. Mais les ouvriers surmontèrent aussi cette nouvelle épreuve sans broncher. On avait espéré qu’ils feraient usage de violence, on les incita à la résistance par tous les moyens, afin d’avoir au moins un prétexte pour mettre fin à la grève, en faisant intervenir la troupe ; les mineurs sans-abri se souvenant des exhortations de leur procurateur, restèrent inébranlables, transpor­tant sans un mot leurs meubles sur les terres marécageuses ou les champs de chaume et tinrent bon. Quelques-uns, qui n’avaient pas trouvé d’autre place, campèrent dans les fossés de la route, d’autres sur les terres d’autrui, ce pour quoi ils furent traduits en justice, et, sous prétexte qu’ils avaient commis des « dégâts se montant à un ½ penny », condamnés à une livre de frais qu’ils furent évidemment dans l’impossibilité de payer et durent expier au bagne. Ils sont restés ainsi huit semaines et même davantage durant cette fin d’été humide de l’an passé (1844) à la belle étoile avec leurs familles, sans autre toit pour eux et leurs petits que les rideaux d’indienne de leurs lits et sans autre secours que les modestes allocations de l’Union et le crédit restreint des petits commerçants. C’est alors que Lord Londonderry [t] qui possède dans le Durham des mines importantes menaça les commerçants de « sa ville », de Seaham, de son très auguste courroux s’ils persévéraient à faire crédit à « ses » ouvriers rebelles. Ce « noble » Lord fut d’ailleurs en général le bouffon de tout le turn out en raison des « Ukases » ridicules et emphatiques, rédigés dans un style déplorable, qu’il adressait de temps à autre aux ouvriers, toujours sans autre résultat que de soulever l’hilarité de la nation [2] . Lorsque tout ceci se révéla inefficace, les propriétaires firent venir des gens à grands frais d’Irlande et des régions reculées du pays de Galles, où il n’y a pas encore de mouve­ments ouvriers, pour les faire travailler dans leurs mines, et lorsqu’ainsi la concurrence entre ouvriers fut restaurée, la puissance des chômeurs s’effondra. Les propriétaires des mines les contraignirent à quitter l’Union, à abandonner Roberts et à accepter les conditions qu’ils leur dictèrent. Ainsi s’acheva au début de septembre le grand combat de cinq mois que les mineurs livrèrent aux propriétaires de mines - combat mené, du côté des opprimés, avec une ténacité, un courage, une intelligence et un sang-froid qui forcent l’admiration. Quel degré de culture réellement humaine, d’enthousiasme et de force de caractère suppose un tel combat chez cette foule de quarante mille hommes qui, nous l’avons vu, étaient dépeints encore en 1840 [u] dans le Children’s Employment Report, comme tout à fait frustes et dépravés ! Mais combien brutale a dû être l’oppression pour pousser ces quarante mille à se lever comme un seul homme et comme une armée non seulement disciplinée mais encore enthousiaste, dont la volonté unanime est de poursuivre la lutte avec le plus grand sang-froid et le plus grand calme, jusqu’au moment où une plus longue résistance n’aurait pas de sens ! Et quelle lutte - non pas contre des ennemis visibles, mortels, mais contre la faim et le besoin, la misère et l’absence de toit, contre ses propres passions exaspérées jusqu’à la démence par la sauvagerie de la richesse ! S’ils s’étaient révoltés en usant de violence, eux qui n’avaient pas d’armes, ils auraient été massacrés sur place et il eût suffi de quelques jours pour décider de la victoire des patrons. Ce respect de la légalité, ce n’était pas la crainte inspirée par les matraques des constables, c’était une attitude calculée, la meilleure preuve de l’intelligence et de la maîtrise de soi des ouvriers.

Ainsi, cette fois encore les ouvriers succombèrent malgré leur endurance exceptionnelle devant la puissance des capitalistes. Mais leur lutte ne fut pas vaine. Avant tout, ce turn-out de dix-neuf semaines a arraché pour toujours les mineurs du nord de l’Angleterre à cette mort intellectuelle qu’ils connaissaient auparavant ; ils ont cessé de dormir, ils sont vigilants pour la défense de leurs intérêts et se sont joints au mouvement de la civilisation, singulièrement au mouvement ouvrier. Cette grève qui, pour la première fois, a révélé pleinement la barbarie dont usent les patrons à leur égard, a donné pour toujours, à l’opposition ouvrière dans cette branche des bases solides, et a fait des trois quarts d’entre eux au moins des chartistes ; l’appoint que représentent trente mille hommes si énergiques et si éprouvés, pour les chartis­tes, est vraiment précieux. En outre, la ténacité et le respect de la légalité qui caractérisèrent toute la grève, alliés à l’agitation active qui l’accompagna, ont, malgré tout, attiré l’attention du public sur les mineurs. A l’occasion du débat sur les droits sur le charbon exporté, Thomas Duncombe, le seul membre de la Chambre Basse qui soit un chartiste convaincu, exposa la situation des mineurs devant le Parlement, fit lire leur pétition à la tribune de l’Assemblée, et, par son exposé, contraignit les journaux de la bourgeoisie eux-mêmes à accepter au moins dans la rubrique des débats du Parlement, pour une fois un compte rendu objectif de cette affaire [v] . A peine cette grève était-elle terminée que se produisit l’explosion de Haswell ; Roberts partit pour Londres, obtint de Peel une audience, insista en tant que représentant des mineurs pour qu’on fît une enquête approfondie et réussit à obtenir que les plus grands spécialistes de géologie et de chimie d’Angleterre, les professeurs Lyell et Faraday, soient chargés de se rendre sur les lieux. Comme plusieurs autres explosions se produisirent peu après et que les documents de Roberts furent à nouveau présen­tés au Premier Ministre, ce dernier promit de proposer, si possible au cours de la prochaine session parlementaire (celle de 1845), les mesures nécessaires à la protection des ouvriers [w] . On n’aurait jamais pu parvenir à un tel résultat, si ces hommes n’avaient pas fait dans ce turn-out la preuve de leur amour de la liberté, s’ils n’avaient forcé le respect et s’ils ne s’étaient pas assurés le concours de Roberts.

A peine connue la nouvelle que les mineurs du nord étaient forcés de renoncer à l’Union et de congédier Roberts, les mineurs du Lancashire se rassemblèrent en une Union d’environ 10,000 ouvriers et garantirent à leur Procurateur général son traitement de 1.200 livres par an. Durant l’automne de l’année dernière ils collectèrent plus de 700 livres par mois, en utilisant plus de 200 pour les traitements, frais de tribunaux etc... et le reste en allocations à des ouvriers en chômage, dont les uns n’avaient pas de travail, et les autres avaient cessé le travail en raison de désaccords avec leur patron. Ainsi les ouvriers comprennent-ils de plus en plus, qu’unis ils constituent eux aussi une force respectable et sont, en cas d’extrême nécessité, capables de tenir tête à la force de la bourgeoisie. Et c’est l’ « Union » ainsi que la grève de 1844, qui ont permis à tous les mineurs d’Angleterre de parvenir à cette prise de conscience, qui est le fruit de tous les mouvements ouvriers. A bref délai, la différence d’intelligence et d’énergie qui existe encore actuellement à l’avantage des ouvriers de l’industrie aura disparu, et les mineurs du Royaume pourront se comparer à eux à tous égards. Peu à peu, un morceau après l’autre, le sol est miné sous les pieds de la bourgeoisie et dans quelque temps tout l’édifice de l’État et de la société s’écroulera ainsi que les fondations qui le portaient.

Mais la bourgeoisie veut ignorer ces avertissements. L’insurrection des mineurs n’a fait que l’exaspérer davantage ; au lieu d’y voir un progrès du mouvement ouvrier en général, au lieu d’être amenée à réfléchir, la classe possédante n’y a vu qu’une occasion de faire éclater sa colère contre une classe d’hommes assez stupides pour ne plus se déclarer satisfaits du traitement qu’ils avaient subi jusque-là. Elle ne vit dans les justes revendications des prolé­taires qu’un mécontentement impudent, une révolte insensée contre « l’ordre divin et humain » et, dans le cas le plus favorable, un résultat, qu’il lui fallait réprimer de toutes ses forces, de l’action des démagogues au mauvais esprit, qui vivent de l’agitation et sont trop paresseux pour travailler. Elle a tenté naturellement sans succès - de faire passer aux yeux des ouvriers des hommes comme Roberts et comme les agents de l’association, - tout naturellement appointés par elle - pour de rusés escrocs, désireux de leur soutirer, à eux pauvres ouvriers, jusqu’au dernier sou. - Si telle est la folie de la classe possédante, si l’avantage qu’elle a actuellement l’aveugle au point qu’elle est incapable de voir les signes des temps les plus évidents, il nous faut vraiment renoncer à tout espoir d’une solution pacifique du problème social en Angleterre. La seule issue possible reste une révolution violente qui, c’est tout à fait certain, ne tardera pas.


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