Les Sociétés Coopératives Ouvrières de Production sont-elles un recours efficace ?

jeudi 21 juin 2012.
 

Avec Sylvie Mayer, responsable économie sociale et solidaire du PCF, parlementaire européenne (1979-1994). Gérald Ryser, président du Conseil national des Scop. Blanche Segrestin, professeure à Mines ParisTech.

Rappel des faits La France compte aujourd’hui environ 2 000 sociétés coopératives et participatives, appelées jusqu’en 2010 
Sociétés coopératives ouvrières 
de production (Scop). Dans 
ce type d’entreprise, les salariés détiennent au minimum 51 % du capital, 65 % des droits de vote, et interviennent dans la gestion selon le principe «  un homme, une voix  ».

Quand il est question de Scop, il n’est pas rare que surgisse le souvenir de l’expérience autogestionnaire des horlogeries LIP de Besançon, en 1973 
et 1976. Mais on oublie trop souvent que le mouvement coopératif remonte 
au XIXe siècle. 1884 est l’une de ses dates marquantes, avec la création de la Chambre consultative des associations ouvrières de production. Depuis quelques mois, le fameux acronyme est revenu sur le devant de la scène de l’actualité sociale, avec les luttes des Fralib à Marseille et des ex-SeaFrance à Calais. Les deux projets de Scop se heurtent à de nombreux obstacles, en particulier financiers, qui ne pourront être levés sans l’intervention d’une volonté politique forte.

Face à l’actuelle déferlante de plans de licenciement, les sociétés coopératives ouvrières de production (Scop) sont à nouveau évoquées comme une alternative possible par des salariés d’entreprises menacées, comme Fralib. Depuis les expériences autogestionnaires des années 1970, et notamment celle des horlogeries Lip, quel est le bilan du mouvement coopératif  ? A-t-on des exemples encourageants  ?

Sylvie Mayer. On peut parler d’Hélio Corbeil, passée en Scop au début de l’année, aujourd’hui dirigée par un jeune PDG responsable de la CGT de l’entreprise. C’est un exemple intéressant car cette Scop est née d’une volonté politique croisée  : celle des syndicalistes et celle de l’ancien maire de Corbeil, qui le souhaitait pour des raisons tout à la fois politiques  : pas de licenciements à Corbeil, et économiques puisque son entreprise de presse en est la première cliente  ! Quand il y a la volonté politique, il est possible de transformer une entreprise abandonnée par ses propriétaires (fonds de pension étranger) en Scop. Et les Scop ont montré toutes ces dernières années une plus grande pérennité et une plus belle réussite que la moyenne des entreprises classiques équivalentes. Le taux de pérennité à trois ans des Scop est égal à 71 %, contre 66 % pour l’ensemble des entreprises françaises. À long terme, les Scop sont plus solides que les entreprises non coopératives. Ceci n’est pas étonnant, car le statut de ces entreprises a pour objectif leur stabilité, la justice et la démocratie dans l’entreprise. Les réserves sont impartageables et sont une source utile pour les moments difficiles et les gros investissements, les décisions stratégiques de l’entreprise sont prises après discussion et sur décision des salariés sociétaires, totalement impliqués dans la marche de leur entreprise. De plus, les Scop forment un réseau de solidarité, de compétences, d’expériences partagées. C’est l’union régionale des Scop d’Île-de-France qui a aidé Hélio à trouver son financement, notamment par le Crédit coopératif, lui aussi partie prenante de l’économie sociale. C’est encore l’union régionale Nord-Pas-de-Calais qui a permis le montage d’un plan de sauvetage d’Hebdo Print par la création d’une Scop.

Gérald Ryser. C’est la crise qui remet les Scop à l’ordre du jour. Dans ces entreprises, ce sont les salariés, et non des actionnaires extérieurs, qui élisent une direction issue de leurs rangs. C’est pour cette raison que les Scop résistent mieux à la crise  : elles font naturellement primer leur sauvegarde, puisqu’elles sont détenues par les travailleurs. Évidemment, une entreprise qui n’est pas rentable ne va pas le devenir simplement parce qu’elle se transformerait en Scop. Les coopératives sont des entreprises comme les autres, au sens où elles évoluent dans le marché, avec la concurrence. L’expérience autogestionnaire de Lip a bien montré qu’il ne suffit pas de savoir fabriquer une production pour qu’elle se vende. Ce sont deux activités différentes. Pour Fralib, c’est aussi la problématique. Fabriquer les thés et les tisanes, c’est une chose. Mais s’il n’y a plus la marque Éléphant, identifiée par le public, cela devient compliqué. Aujourd’hui, Unilever, qui possède la marque Éléphant, envisage de délocaliser. C’est à cela qu’il faut trouver une parade. Qu’ont fait les Américains face aux panneaux voltaïques chinois  ? Ils ont imposé une taxe de 300 % à leurs frontières  ! Si nous faisions la même chose en France et en Europe par rapport à Unilever, nous aurions largement les moyens de permettre à Fralib de créer une nouvelle marque, concurrentielle. C’est une question de volonté politique, qui excède la question du mode de gestion des entreprises.

Blanche Segrestin. Il faut d’abord souligner que les coopératives ne datent pas des années 1970. C’est un mouvement qui remonte au XIXe siècle. Et sur ce long terme, le bilan est plutôt positif. On constate que les Scop ne sont pas seulement un moyen de sauver des entreprises en difficulté et qu’il y a en France des Scop performantes et très pérennes (citons en exemple les Charpentiers de Paris, qui existent depuis 1893, ou l’imprimerie Laballery). C’est donc un statut qui a fait la preuve de sa robustesse et de son attractivité. On entend souvent dire que les Scop ne seraient pas efficaces, que le fait que les salariés participent aux débats stratégiques et évaluent les dirigeants serait un frein à leur compétitivité. Le fait qu’il y ait de nombreuses Scop qui fonctionnent dément ce genre d’argumentations. Reste que le modèle est encore peu diffusé. Il n’y a qu’environ 2 000 Scop en France. Cela tient notamment à une interprétation restrictive du statut et de son originalité. Dans l’opinion courante, les Scop sont des entreprises où la majorité du capital est détenue par les travailleurs  : on véhicule l’idée que, pour détenir le pouvoir, il faut être actionnaire. Et on place du même coup les salariés dans une situation ambiguë, puisqu’ils sont toujours pris dans un rapport de subordination et, en même temps, considérés comme des «  patrons  ». Cela explique en partie l’hostilité historique des syndicats vis-à-vis des Scop.

Les Scop fournissent-elles en soi 
un contre-modèle au capitalisme  ? Du moins l’application stricte 
de leurs principes est-elle un antidote à la course au profit  ?

Blanche Segrestin. Je ne dirais pas que les Scop sont un contre-modèle au capitalisme. En revanche, ce qui est extrêmement intéressant dans leur statut, c’est le couplage qu’elles opèrent entre le droit du travail et le droit des sociétés. C’est un des rares endroits où les salariés sont mentionnés dans le droit des sociétés. Le sociétaire est à la fois salarié et associé. Ce couplage place l’entreprise au-delà de la société, qui réunit les associés mais dont sont habituellement exclus les salariés. Le statut des Scop permet alors de défendre l’intérêt de l’entreprise, au-delà de l’objectif de rentabilité. Par exemple, chaque année, la Scop doit mettre en réserve une partie des bénéfices, qui deviennent impartageables. Cela lui permet de faire face aux coups durs, et donc, de pérenniser l’entreprise dans le long terme. Avec les Scop, nous avons une forme de précurseur d’un statut de l’entreprise, laquelle n’est plus considérée simplement comme une société d’actionnaires.

Gérald Ryser. Les Scop ont été enfantées par la Révolution française, qui avait introduit au niveau politique l’idée que chaque citoyen vaut une voix, à l’égal de tous les autres, quelle que soit sa richesse ou son statut social. C’est cette vision démocratique que les Scop ont introduite dans le monde de l’entreprise. Mais, comme on le sait, le mouvement reste encore très limité. Il y a quelques années, le Monde titrait en une  : «  Le capitalisme français reste aux mains d’un club très fermé  : une centaine de personnes représentent 43 % du droit de vote dans les conseils des entreprises du CAC 40.  » Or, en France, ce sont les entreprises du CAC 40 qui tirent l’économie française. Donc, si on veut vraiment réindustrialiser la France, il faut promouvoir concrètement une authentique démocratie économique. Quand il y a démocratie réelle dans l’entreprise, la répartition des richesses en est alors modifiée. La règle générale des Scop, c’est un tiers pour les réserves, un tiers pour les salariés, et un tiers pour le développement de l’entreprise. Regardons la Scop Chèque-déjeuner  : chaque salarié y reçoit 25 000 euros par an en participation. Dès qu’il n’y a plus de dividendes à verser à des actionnaires, on a tout de suite plus de moyens.

Sylvie Mayer. Les Scop sont un pilier incontournable du dépassement du capitalisme, en association avec le développement d’autres formes coopératives, SCIC, coopératives d’activités et d’emploi (CAE) des services publics, et la nationalisation démocratique d’un certain nombre de très grandes entreprises indispensables à la souveraineté nationale. Elles sont totalement en contradiction avec la course aux profits financiers, aux primes et salaires mirobolants. Certes, elles doivent faire des bénéfices pour pouvoir innover, investir et améliorer régulièrement la situation de leurs sociétaires, qui ont déjà des salaires plutôt meilleurs que leurs collègues des entreprises classiques. Mais elles ne sont pas soumises au bon vouloir d’actionnaires anonymes qui ne s’intéressent nullement à l’activité de l’entreprise et n’ont comme critère qu’un profit à deux chiffres. En 2010, 46,5 % des excédents nets ont été distribués aux salariés sous forme de participation. Si l’on compare aux chiffres des entreprises classiques françaises, en 2007, ces dernières ont réparti leurs bénéfices entre l’épargne salariale pour les salariés (7 %), l’épargne pour l’entreprise (57 %) et les revenus distribués aux associés (36 %) (source  : Insee).

Comment éviter que les Scop 
ne deviennent une béquille 
du système capitaliste  ?

Gérald Ryser. Pour qu’il y ait une alternative économique globale, il faudrait d’abord que toute l’économie sociale se mette autour de la table, notamment les banques coopératives. En France, celles-ci représentent environ 55 % des dépôts. Imaginons qu’elles décident de dire stop à la spéculation, de ne plus aller en Bourse, cela donnerait un pouvoir considérable. Le problème, c’est qu’aujourd’hui les clients de ces banques ne vont plus aux assemblées générales. C’est la technostructure qui y a pris le pouvoir. Natixis en est l’exemple type. En tout cas, avec la crise, il est certain que le mouvement des Scop va encore se développer. Et c’est une très bonne nouvelle pour la démocratie. Tant que celle-ci s’arrêtera aux portes des entreprises, elle ne sera pas pleinement réalisée au niveau politique. Reste que les Scop ne peuvent pas à elles seules changer toute la structure économique. C’est à l’ensemble du secteur de l’économie sociale de se mobiliser en revenant à ses propres principes.

Blanche Segrestin. Pour que le modèle des Scop se diffuse plus largement, il y a plusieurs voies possibles. D’abord, on pourrait le flexibiliser dans le sens des «  sociedades laborales  ». Ce sont l’équivalent espagnol des Scop, avec un capital social détenu majoritairement par les salariés, la règle du «  un homme, une voix  » en moins. Néanmoins, on peut aussi considérer que l’enjeu le plus fondamental est moins dans l’aménagement du statut des coopératives que dans une réflexion sur le type de gouvernance à promouvoir. Les Scop offrent un exemple de gouvernance de l’entreprise et non plus seulement de la société anonyme (SA). Mais elles restent malgré tout tributaires de la SA, avec l’idée qu’il faut être actionnaire pour pouvoir nommer, évaluer, et éventuellement révoquer les dirigeants. Avec Armand Hatchuel (1), nous défendons l’idée qu’il faut changer de modèle et penser une authentique gouvernance de l’entreprise. Car le schéma de la société, où les actionnaires ont un contrôle exclusif des dirigeants, n’est ni nécessaire ni justifié. Il faut passer à une authentique gouvernance de l’entreprise, en reconnaissant que l’entreprise n’est pas dirigée par les actionnaires mais par des dirigeants choisis pour leur compétence et leur capacité à concevoir des projets innovants. La gouvernance de l’entreprise implique donc de donner des droits aux individus engagés dans l’entreprise, indépendamment du fait qu’ils soient ou non actionnaires de leur société. Elle ne peut en tout cas se limiter à des règles entre associés et dirigeants.

Sylvie Mayer. Pour éviter que les Scop ne deviennent une «  béquille  », il faut tout d’abord être vigilant sur le respect de leur statut. Il semblerait que certains espèrent faire entrer des actionnaires dans leur fonctionnement. Ce serait un grand pas en arrière. S’il y a besoin d’apports financiers supplémentaires, il faut créer des formes innovantes de financement. Des citoyens de plus en plus nombreux veulent donner du sens à leur épargne et ne souhaitent pas confier leur argent à une gestion spéculative et non transparente. Pourquoi ne pas les solliciter  ? La loi devrait permettre que l’épargne salariale puisse être affectée plus largement aux Scop, à la création de nouvelles Scop. Il faut donner un véritable coup de fouet à leur développement, qui reste lent. Pour ce faire, l’association Ap2E, Agir pour une économie équitable (2), à laquelle je contribue, a élaboré en coconstruction avec des parlementaires, des syndicalistes, des représentants de plusieurs partis politiques, des acteurs de l’économie sociale et solidaire et de simples citoyens un projet de proposition de loi donnant un droit de préemption aux salariés pour racheter leur entreprise lorsqu’elle est vendue. Cela pourrait concerner chacune des 60 000 entreprises qui sont cédées chaque année en France. Si seulement 5 % de ces entreprises passaient en Scop, cela ferait grimper très vite leur nombre, d’un peu plus de 2 000 aujourd’hui à 5 000 dès la première année de l’application de la loi  ! Jean-Luc Mélenchon et le Front de gauche ont repris cette proposition à leur compte, raison supplémentaire d’avoir un fort groupe de parlementaires Front de gauche  !

Notes

(1) Refonder l’entreprise, de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, Seuil, 2012.

(2) http://www.ap2e.info/

Entretiens croisés réalisés par Laurent Etre


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