Grèce : crise de la société, crise de l’Etat, crise de l’Europe.

vendredi 15 juin 2012.
 

FAUT-IL VRAIMENT SAIGNER UN ETAT QUI N’A JAMAIS EXISTE ?

La crise grecque revient au galop, compromettant les premiers pas de la nouvelle présidence française. Il faut donc aussi revenir à la pédagogie élémentaire, dont la répétition, on le sait, est le premier principe. Si l’on veut voir dans le désastre qu’offre actuellement la Grèce la simple traduction de l’incurie gouvernementale et de l’insou-ciance sociale, justiciables de traitements d’austérité à doses de cheval, on tuera le malade, mais surtout on n’aura rien compris aux processus historiques des mutations, où les concomitances l’emportent sur les causalités directes. A cet égard, la saga grecque est démonstrative. Elle apparaît à la croisée de trois logiques autonomes : une crise de la société, une crise de l’Etat, une crise de l’Europe.

Pendant un peu moins de deux siècles de son histoire contemporaine, la Grèce a construit son développement économique sur un mode sociétal. A de très rares exceptions - la période d’Elefthérios Venizélos, pendant l’entre-deux-guerres, après la défaite contre la Turquie -, c’est aux initiatives de la société, individus et groupes unis par de fortes solidarités familiales, qu’est échue la responsabilité principale de bâtir les fondements matériels et spiri-tuels de la nation : la petite exploitation agricole, l’entreprise artisanale, puis industrielle et touristique, le logement, et avant tout celui des millions de ruraux qui sont arrivés dans les grandes agglomérations dans la seconde moitié du XX siècle, l’instruction des enfants à travers un réseau dense et populaire d’instituts privés.

Pendant longtemps, cet "autoportage" du social a prospéré avec bonheur, faisant sortir la Grèce de la pauvreté, certes avec l’aide internationale - américaine avant d’être européenne -, mais surtout grâce au travail et à l’ingénio-sité de ses citoyens. Le mensonge et la paresse dont on accuse aujourd’hui le peuple grec sont des fables.

Mais ce système est à bout de souffle. La Grèce a découvert subitement que, à un certain niveau de croissance, on ne pouvait pas construire des villes sans espaces ni transports publics, une économie sans régulation, une solidarité sociale sans organisation de la santé ni protection civile, des formations compétitives sans une armature collective de l’éducation. Curieusement, les Jeux Olympiques à Athènes, en 2004, ont moins endetté la nation que retardé la prise de conscience de cette transformation radicale. Après tout, à travers une gouvernance peu regar-dante de moyens et de légalité, ce fut, avec le métro, le nouvel aéroport de la capitale, et les autoroutes urbaines, l’été de tous les succès : victoire à l’Euro de football, inauguration d’un des ponts maritimes les plus spectaculaires du monde sur le golfe de Corinthe, réussite d’une manifestation sportive universelle.

Trois ans plus tard, la tragédie des dizaines de morts pendant les incendies du Péloponnèse, dans la désorganisa-tion des services administratifs, signe un réveil cauchemardesque. La société grecque est-elle pour autant prête à une refondation, à accepter la création d’une "chose publique", et à payer pour elle ?

Malheureusement, l’évolution de l’Etat ne favorise pas cette prise de conscience. Faible, permissif pour les entre-prises de ses citoyens faute de s’investir lui-même, clientéliste pour ses serviteurs, il l’a été dès l’origine. Ce qui a changé, à partir des années 1980 et l’arrivée au pouvoir du Pasok (Parti socialiste) d’Andréas Papandréou, c’est que de localiste, le système s’est étendu à l’échelle du pays tout entier, multipliant prébendes et sinécures.

Depuis trente ans, tous les gouvernements, de droite et de gauche, qui se sont succédé n’ont fait qu’amplifier ce comportement avec des moyens décuplés par les subventions européennes, qui ne servirent pas, il est vrai, qu’à des investissements productifs. La société en a profité, mais s’en trouve gangrenée, la classe politique déconsidé-rée. Le spectacle lamentable de désunion qu’elle donne depuis les élections du 6 mai en est la démonstration ab-solue. La contradiction, c’est que ce n’est pas en saignant à blanc un Etat qui n’a jamais existé qu’on lui donne respectabilité et impartialité.

Et l’Europe, elle-même, qui a changé les règles du jeu communautaire, n’est pas exempte de responsabilité. Elle s’était bâtie sur la solidarité avec ses "Sud" (Mezzogiorno italien, Grèce, Portugal, Espagne), en estimant que la correction des inégalités économiques et l’affermissement de la démocratie alliaient l’idéal de son histoire et l’inté-rêt de tous. Avec la crise, qui la frappe aussi, elle découvre que c’est la rigueur budgétaire et la maîtrise de l’endet-tement public qui sont la norme. C’est son droit. Mais elle ne peut en faire supporter toutes les conséquences à ses débiteurs, pas plus qu’ils ne sont les premiers responsables de l’absence de politiques financière et sociale com-munes. A ses membres les plus riches et les plus influents, Allemagne et France en tête, de montrer que croissance et progrès sont aussi des valeurs dignes d’enthousiasme.

Au total, la crise grecque est exemplaire, car elle lie dans ses effets des causes indépendantes. Mais elle n’est pas insoluble. La société grecque, qui, dans sa grande majorité, veut moins d’austérité immédiate et ne pas sortir de l’euro, n’est pas si contradictoire. Elle ne serait pas imperméable aux sacrifices qu’implique un véritable Etat, à condition que ce soit dans l’équité et dans la responsabilité de ses gouvernants. C’est le maillon faible du raison-nement. Mais il nous appartient aussi de soutenir une idée européenne qui ne soit pas seulement financière et compétitive, mais sociale et démocratique. C’est un pari immédiat pour la Grèce. C’est un défi structurel pour la France. C’est un enjeu vital pour la construction de l’Europe.

Guy Burgel, géographe, professeur à l’université Paris-Ouest-Nanterre-la Défense, auteur du "Miracle athénien au XXe siècle", CNRS Editions, 2002


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message