Comment faire face à l’abstention ?

jeudi 28 juin 2012.
 

Depuis 1997, l’abstention aux législatives n’a cessé d’augmenter. Dimanche dernier, jour du second tour, un nouveau « record » en la matière a été battu, avec un taux de 44,59 %, contre 40 % en 2007, 39,7 % 
en 2002 et 28,9 % en 1997 
pour le même scrutin.

Rappel des faits

De nombreuses explications 
sont avancées face à ce phénomène structurel de la vie politique française. Celle de l’inversion du calendrier électoral (jusqu’en 2002, les législatives précédaient la présidentielle) est particulièrement récurrente. L’absence de proportionnelle 
en est une autre. Mais, en eux-mêmes, ces facteurs ne rendent pas compte de ce que l’abstention est majoritairement le fait des classes populaires, dont une part importante 
ne se sent plus représentée. Ainsi, 60 % des abstentionnistes vivent dans un foyer dont le revenu mensuel est inférieur à 1 200 euros, d’après une récente étude Ipsos. La lutte contre l’abstention appelle une réforme des institutions démocratiques, mais aussi, au-delà, un vrai changement de société.

Un nouveau record d’abstention a été enregistré pour le second tour des législatives, dimanche dernier, avec
 un taux de 44,59 %. Au premier tour, déjà, l’abstention s’élevait à 42,77 %. Selon vous, cela traduit-il une rupture profonde, structurelle d’une partie de la société avec la représentation politique  ?

François Auguste Oui, la réponse est oui. Ce n’est pas nouveau, mais cela s‘aggrave. Historiquement, c’est le pire taux d’abstention. Et ce n’est pas qu’en France, les Indignés l’expriment en Europe et ailleurs dans le monde. Nous sommes confrontés à une crise profonde du système de représentation, indissociable désormais de la crise financière et économique. Des millions de gens ne se sentent plus ou se disent mal représentés, abandonnés, invisibles. Le FN fait son fiel avec ça. On ne leur demande pas leur avis, ils ne sont pas associés aux décisions. Dès qu’on leur donne un tant soit peu la parole pour décider, ils s’en saisissent, et ils votent. Regardez le référendum sur le TCE, la votation citoyenne sur La Poste, et aussi pour l’élection présidentielle.

Paul Alliès L’abstention recouvre diverses attitudes  : celle, la plus traditionnelle, qui marque un désintérêt civique quel que soit le système  ; elle avoisine les 10 % environ, chiffre incompressible même dans les consultations à fort enjeu. Mais elle est aussi et de plus en plus l’expression d’une position politique d’électeurs qui récusent tout ou partie de la démocratie représentative  : personnel, partis, institutions politiques. L’élévation du niveau moyen d’information des citoyens lié à la révolution électronique, la généralisation de l’interactivité portée par les réseaux sociaux confortent des pratiques participatives qui se défient de la verticalité et de l’inertie du système représentatif. Concernant les élections législatives, l’abstention y est l’expression logique de la déchéance du Parlement dans la Ve République, doublée d’un mode de scrutin inégalitaire et injuste qui disqualifie l’expression des opinions. La démocratie majoritaire que nous connaissons est déséquilibrée par une bipolarisation d’autant plus artificielle que le parti dominant est assujetti d’emblée au pouvoir du chef de l’État. On a même un gouvernement censé être issu des élections législatives, mais qui est formé avant celles-ci par le président.

Céline Braconnier L’analyse des listes d’émargement devra le confirmer, mais il semble que la séquence électorale de 2012 marque une accentuation des inégalités sociales de participation. Dans les quartiers populaires où, depuis une décennie, la désaffection des urnes est la plus marquée, la présidentielle n’a pas été en mesure de mobiliser les populations les plus fragiles à l’égal des autres. En moyenne, l’abstention y a été de plus de 10 points supérieure à la moyenne nationale, alors qu’elle était équivalente à celle enregistrée dans le reste du pays en 2007. Et, à l’occasion du premier tour des législatives, l’écart s’est encore creusé. Car si l’abstention a augmenté de 3 points environ entre le premier tour des législatives de 2007 et le premier tour de 2012 à l’échelle nationale, elle a augmenté d’environ 10 points dans ces quartiers dont l’abstention est d’environ 20 points supérieure à celle enregistrée dans le pays. Si cette évolution devait se poursuivre, un véritable décrochage électoral des quartiers populaires pourrait se produire. Les déterminants sociaux de la participation électorale sont très forts. Depuis plus d’une décennie, les records d’abstention qui se succèdent sont alimentés par l’éloignement des urnes d’une catégorie d’inscrits, toujours la même. Elle est plus jeune, moins diplômée, plus au chômage, plus précaire que la grosse moitié d’inscrits qui vote encore à tous les scrutins ou presque. Les facteurs politiques jouent également un rôle  : nombre de citoyens ne croient plus en la capacité du politique à améliorer leur vie et rien ne vient plus compenser ce scepticisme. Les formes d’encadrement qui, au travail ou dans les quartiers, ont longtemps contribué à maintenir les milieux populaires au cœur de la civilisation électorale sont dé-structurées. Leur mobilisation est donc désormais très dépendante de facteurs conjoncturels, comme l’intensité et les formes de la campagne, ou la capacité des candidats à incarner une promesse de rupture.

Beaucoup avancent aussi une explication liée au calendrier. 
Les électeurs, cinq semaines après la présidentielle, auraient du mal à s’intéresser aux législatives. Celles-ci seraient considérées peu ou prou comme un scrutin secondaire… 
Cette explication est-elle valable  ?

François Auguste Oui, au sens où l’inversion a aggravé le présidentialisme. J’avance une hypothèse  : les gens votent quand ils pensent que leur vote va être utile pour décider. Là, ils ont voté à gauche pour dégager Sarkozy. Ils savaient leur vote utile pour ça. Et ils ont fait émerger une force nouvelle à gauche, le Front de gauche. Une fois le travail fait, ils n’ont pas vu l’enjeu des législatives, ni même à quoi elles servaient puisque tout le pouvoir est entre les mains du président. Cela montre où en est réduit le rôle du Parlement, c’est grave. L’utilité de leur vote pour décider une Assemblée à gauche avec un groupe FG important n’a pas été perçue. Ils ont juste confirmé leur choix à gauche  : pas de retour de la droite sarkozyste. Et le PS a davantage mobilisé là-dessus. Les législatives ont été encore plus présidentialisées que la présidentielle  !

Paul Alliès L’élection présidentielle est effectivement destructrice de toutes les autres élections. Tout se passe comme si elle concentrait à elle seule les enjeux politiques des scrutins locaux ou européens que désertent de plus en plus les citoyens. Quant aux législatives, leur seul enjeu est de confirmer le résultat de l’élection présidentielle  ; le risque dramatisé d’une cohabitation vide la consultation de tout contenu programmatique et politique. La majorité ainsi formée ne l’est que pour appliquer le programme du président de la République déjà élu et perd donc toute autonomie le soir même de son élection. Si l’on veut appliquer la dimension parlementaire de la Constitution de 1958, il faut procéder d’abord aux élections législatives puis à l’élection présidentielle  : à chaque fois la consultation mobilisera fortement les électeurs dans la cohérence et le respect des enjeux institutionnels des pouvoirs distincts du Parlement et du président. L’hypothèse d’une divergence de choix entre les deux scrutins demeurera, mais sans l’inconvénient d’une dévitalisation du pouvoir législatif doublé d’une désaffection de la participation.

Céline Braconnier L’abstention aux législatives a commencé à augmenter dès la fin des années 1980 et, surtout, elle affecte pratiquement toutes les démocraties occidentales. Celles-ci ont toutes subi de grandes transformations sociales (chômage de masse, transformation des mondes ouvriers, délocalisations industrielles, crises financières notamment). Elles disposent en revanche de règles électorales variées et la plupart n’ont pas de président élu au suffrage universel. Cela devrait prémunir contre la tentation de donner trop d’importance à ce facteur institutionnel pour expliquer l’abstention, qui affecte par ailleurs toutes les élections autres que présidentielles. Le couplage pur et simple avec ce dernier scrutin – le seul encore susceptible aujourd’hui de mobiliser massivement – pourrait bien entendu changer la donne.

Que pensez-vous de la proposition, qui revient à chaque élection 
où l’abstention a été forte, 
de rendre le vote obligatoire  ?

Céline Braconnier Cette proposition peut heurter si l’on ne prend en compte que la contrainte qu’elle ferait peser sur les citoyens  : une mesure de cet ordre n’est efficace qu’accompagnée de sanctions effectives et suffisamment fortes pour être dissuasives. Elle comporte donc une indéniable dimension répressive. Mais si l’on peut considérer que le vote doit rester une liberté (ce qui implique le choix de ne pas l’exercer), la sociologie de l’abstention nous apprend qu’un cens électoral rend son exercice par les plus modestes de plus en plus difficile. À terme, les candidats aux charges électives pourraient donc être tentés de ne plus s’adresser à ces catégories moins rentables électoralement que celles qui votent largement. L’observation du processus de vote dans des pays où il est obligatoire montre précisément que les professionnels de la politique sont contraints de s’adresser à tous les électeurs, jusqu’aux plus fragiles dont la voix compte, en pratique et non plus seulement dans la théorie démocratique, autant que celle des plus favorisés.

François Auguste Je ne pense pas qu’on réglera le problème par une obligation de vote. On le réglera par l’implication grandissante des citoyens dans les décisions et donc dans l’utilité de cette implication jusque dans le vote. Juste une anecdote  : au conseil régional Rhône-Alpes, à l’issue d’un atelier de citoyens tirés au sort qui a produit un avis sur les transports et débattu avec les citoyens en séance plénière, 10 % de ces citoyens, enthousiastes, se sont engagés sur des listes municipales. Transposons ces 10 % nationalement… je crois que ce serait plus efficace qu’une obligation de voter tous les cinq ans qui risque d’aggraver la délégation de pouvoir.

Paul Alliès Le vote obligatoire participe de la lutte contre l’abstention incivique. Il n’est pas une réponse adaptée au changement des comportements dans la société. Ni avec les formes modernes et politiques de l’abstention. Il va avec un système de sanctions qui rendra encore plus impopulaire le système politique dans son ensemble. Comme les abstentionnistes sont nombreux dans les milieux sociaux défavorisés, on peut imaginer les effets calamiteux de la perception des amendes infligées à des électeurs démunis. La démocratie électorale ne se décrète ni ne s’impose de manière répressive.

Pour améliorer la représentativité de l’Assemblée nationale, faut-il introduire de la proportionnelle  ?

Céline Braconnier L’introduction d’une dose de proportionnelle serait plus respectueuse des choix des électeurs et pourrait avoir pour effet de contenir, en amont, les tactiques de vote utile qu’une partie d’entre eux adopte aujourd’hui à contrecœur. Au-delà, rien ne nous permet de penser que cette modification pourrait être vertueuse pour la participation. Notamment parce qu’elle aurait pour effet d’améliorer la représentativité politique alors que c’est surtout la très grande faiblesse de leur représentativité sociale qui contribue le plus à éloigner les élus de leurs électeurs. À l’issue des législatives de 2007, seuls 2 % des députés étaient issus des milieux populaires, alors que plus de 60 % de la population active française en relève. Le sentiment de ne pas être représenté trouve là sa source principale et constitue à n’en pas douter un facteur explicatif parmi d’autres de l’abstention contemporaine.

Paul Alliès Une part significative de proportionnelle (une centaine de députés au moins) est indispensable pour corriger un tant soit peu l’infirmité du Parlement dans cette République. Mais cela doit aller avec la limitation et l’interdiction du cumul des mandats, y compris dans le temps. François Hollande en a fait la promesse de principe. Il faudrait qu’elle soit tenue dans les meilleurs délais.

François Auguste Il ne faut pas introduire «  de  » la proportionnelle, il faut LA proportionnelle. Et il faut enclencher un processus de ruptures avec le présidentialisme dont on voit les dégâts. Ce serait fort de café que la rupture annoncée avec l’hyperprésidentialisme de Sarkozy, la présidence «  normale  », soit le retour au présidentialisme. Car cela revient au même, c’est maintenant dans les faits et dans les têtes. Quelques mesures, positives, qu’il ne faut pas sous-estimer, ne suffiront pas s’il n’y a pas des mesures concrètes et profondes  : retour à la primauté au Parlement, proportionnelle et parité à toutes
les élections, non-cumul des mandats, démocratie sociale, associer démocratie représentative et démocratie directe  : démocratie participative, pratiques référendaires, tirage au sort. Il faut construire un nouveau système représentatif associant en permanence élus et citoyens. Il faut construire des fronts pour arracher chacune de ces mesures et ainsi ouvrir des brèches vers la VIe République.

(*) Céline Braconnier a coécrit, 
avec Jean-Yves Dormagen, la Démocratie 
de l’abstention, Gallimard, 2007.

Entretiens croisés réalisés par Laurent Etre


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