Je crois qu’il faut lire... beaucoup... pour apprendre et faire sienne l’expérience des autres

mercredi 22 août 2012.
 

Comme on l’avait deviné, je n’avais rien pu prévoir ni organiser pour mes vacances du fait de l’enchaînement de mes campagnes électorales. Un réseau d’amis s’est mis en mouvement pour tout organiser au dernier moment. Que serais-je sans cette fraternité qui depuis tant d’années me protège et me porte. Mon séjour en Amérique du sud s’est donc prolongé à l’impromptu ! En fait l’éloignement physique était bien la condition de cette indispensable mise à distance sans laquelle on ne peut pas faire vraiment le ménage dans son esprit. Oh ! Je ne dis pas que toutes les plaies ont cicatrisé. Qu’importe ! L’essentiel est que de chacune soit tirée au moins une leçon qui, en donnant du sens aux violences subies, leur lime les dents pour l’avenir. « Les grands angoisses périssent d’être identifiées » dit notre Albert Camus. Mais dans l’immédiat, le plus délicat est de négocier avec le goût que l’on reprend si vite pour la douceur des choses. Avec la bonhommie des rapports simples, avec un peu tout le monde, au hasard des rencontres. Avec la suavité du temps qui passe tout doucement. A la splendeur des matins qui commencent sans enjeu et se satisfont d’eux-mêmes. Brefs au cours du temps plus apaisé comme celui auquel je viens de goûter. L’action politique est si violente ! La scène médiatique si grossière ! Mais à cette heure pourtant, je sens cependant comme il est bon de commencer mon retour en Europe en reprenant le dialogue si singulier, si dense que ce blog m’a permis d’avoir avec tant de gens amicaux et engagés. Je leur dois des formules, des coups d’œil, et des agacements finalement créatifs. J’aimais aussi retrouver mon cartable à la rentrée, je peux bien l’avouer. Il me mettait en appétit de savoir.

J’ai moins lu que d’habitude, cet été. Pas question de transporter la cargaison de livres reçue pendant la campagne électorale, bien sûr. Elle est restée à quai. J’avais fait le pari d’une valise à roulette en bagage cabine, un point c’est tout. Je ne savais pas pour combien de temps je partais. Je suis de toute façon devenu un passionné de l’équipement ultra léger. Donc : rien d’autre que l’ordinateur portable, déjà lui-même délesté de son contenu sur disque dur externe pour s’éviter les embrouilles et les curiosités intrusives. Sur place j’ai donc butiné dans les bibliothèques des copains avec une préférence pour les très gros volumes qui durent et font un fil conducteur avant chaque sommeil, celui de la nuit comme ceux des siestes. J’ai choisi la couleur locale. D’abord une bonne grosse biographie de Simon Bolivar. Puis une autre non moins copieuse du Che Guevara, en français, achetée de plus à la Havane. Inutile de dire que je me suis bien félicité du choix et de l’ordre de lectures qui n’est pas seulement chronologique. De Bolivar au Che, il y a une continuité. Celle-là même après laquelle nous sommes attelés à notre tour. Ça se voit en Amérique du sud dans l’action des gouvernements de la vague démocratique. Un slogan des chavistes le résume : « Alerta ! Alerta ! Alerta que camina la espada de Bolivar en America latina ». Alerte ! L’épée de Bolivar chemine en Amérique latine. Ça se comprend facilement. Il s’agit de l’indépendance dont c’est le deux centième anniversaire en Amérique du sud. L’indépendance est une autre façon de nommer la souveraineté populaire. Et nous ? L’histoire commence seulement avec l’émergence d’une autre gauche qui s’unit, s’organise et perce électoralement sur le vieux continent. Le système de l’alternance va s’effondrer ici aussi. Le point nodal de notre tâche est aussi la question de la souveraineté populaire et de l’indépendance nationale qui sont les deux faces du même problème à cette heure où, comme l’a dit John Monk, l’ancien secrétaire de la Confédération européenne des syndicats, les nations sont devenues les colonies de la Commission européenne. Bref, j’ai lu utilement une fois de plus.

Je crois qu’il faut lire. Beaucoup, tout au long de l’année. Pour apprendre et faire sienne l’expérience des autres. Car le savoir s’incorpore. Sinon ce n’est pas du savoir. C’est juste de l’information. L’idée qu’il existe une capacité électronique sans borne pour le stockage du savoir et que nous n’aurions donc plus besoin que de savoir utiliser un moteur de recherche est une dangereuse hallucination. Un savoir, une fois assimilé, ne s’ajoute pas seulement aux autres, il en modifie le contenu. Et, en diffusant, il transforme toute l’architecture de nos réflexes et perceptions. C’est pourquoi il faut regarder de près la qualité de ce que l’on consomme comme nourriture mentale. L’écrit nous a libéré des contingences de la culture orale qui dépendait toute entière de la personne qui conservait le récit et le transmettait. Le singulier devient universel à la condition du récit qui en rend compte, pas vrai ? C’est pourquoi il est si important de ne pas laisser le récit de notre présent aux seuls vainqueurs du moment. J’ai bien vu ce que l’on a fait de moi dans le livre écrit à mon sujet. Je respecte le travail qu’il a nécessité. Mais je le tiens pour ce qu’il est : un regard particulier, très subjectif et très orienté. Ce qui est bien son droit. Me coûte davantage le constat qu’il est très éloigné des fils conducteurs réels de mon engagement politique. Du coup j’étais attentif à cet aspect du texte en lisant les biographies de mon été. Me clouaient-elles dans l’anecdote et leur fausse continuité où me donnaient-elles à comprendre les arguments de la cohérence d’un engagement, le sens de ses rebonds ?

Dans mes deux lectures de biographie, j’ai trouvé un fil commun. Le fil de la cohérence est dans le personnage, il repose sur un ou des fondamentaux biens ancrés, bien argumentés, bien intégrés au reste des raisonnements et des affects. Mais si essentiel que cela soi, tout le reste est dans les circonstances qui rendent possibles ou non l’action inspirée. Et puis il faut être capable de saisir au vol ce qui se présente. Ici l’art du moment, le hasard et le geste technique finissent par tout contenir. Si je fais une telle part à ce qui vient de l’intérieur du personnage c’est en constatant une fois de plus combien chacune de ces histoires est chahutée par les événements toujours imprévus, les malentendus, la poisse, les jalousies et les poisons. Au fond, c’est souvent le cas à toute échelle de vie. Mais le relief de ce qui est « extraordinaire » nous éclaire très utilement sur le sens de ce que nous vivons et qui est souvent d’apparence plus banale. Je me souviens d’avoir été éberlué par les détails cruels du récit de Jean Lacouture dans sa biographie de De Gaulle. Je parle ici de la période de la résistance. L’effroyable sac de nœuds mortels qui entoure le général, sa mise en cause permanente, l’énergie mise par les anglo-saxons pour le sortir du jeu quand ils décidèrent qu’ils l’avaient assez vu, m’étaient inconnus. La légende occulte tout cela. La geste est construite sur le modèle de la remontée des Champs Elysées sous « les purs rayons de la gloire » comme il l’a dit lui-même. En fait tout récit est un enjeu. Et sa diffusion un autre. Un livre peut transformer une existence pour un lecteur qui entre tête et corps dans le récit. Ces réflexions tirées de mes lectures de vacances s’achèveront sur une recommandation. J’ai lu trois quatre autres choses à vrai dire assez inégales. Mais je veux faire une recommandation enthousiaste. Lisez « Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire » de Jonas Jonasson. Hilarant. Ici aussi tout commence par un choix butté, venu de l’intérieur du personnage. Le refus de s’impliquer. Il le conduit à vivre une vie d’aventures radicales bâtie sur des malentendus qui finissent par sembler faire sens. C’est un deuxième degré très réussi. Refuser les autres, refuser la politique, même avec la plus extrême application, ne permet pourtant pas d’y échapper. Ni à l’un ni à l’autre. Quoique laborieux et même gnan-gnan, quand il faut finir (au point que je croyais lire du John Irving !), jusqu’à dix pages de la fin on fait du hors-bord déjanté. Que mon commentaire verbeux ne vous empêche pas d’aller à l’essentiel : le livre est très drôle. C’est cela qui vaut la peine.


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