Vu d’Allemagne, « 1870 n’est qu’une étape d’un long processus historique d’unification »

mercredi 12 septembre 2012.
 

Alors que la victoire de janvier 1871 marque la proclamation à Versailles de l’unité allemande, celle-ci n’est pas commémorée outre-Rhin. Explications avec l’historien Jakob Vogel, pour qui le rapprochement franco-allemand et la construction européenne « ont pris le dessus » sur la mémoire guerrière.

Par Nicolas Chevassus-au-Louis

Alors qu’en France, la culture patriotique a tenté tant bien que mal de commémorer la guerre de 1870, d’un point de vue strictement militaire, l’Allemagne d’aujourd’hui n’honore pas le souvenir de ce premier conflit global, qui a pourtant marqué son unité, proclamée à Versailles dans la foulée de la victoire prussienne. Entretien avec l’historien Jakob Vogel, spécialiste du XIXe siècle à Sciences-Po Paris et directeur du centre Marc-Bloch à Berlin.

Les 150 ans de la guerre franco-prussienne sont-ils célébrés en Allemagne ?

Jakob Vogel. Tout cela est lointain, très, très lointain, pour les Allemands d’aujourd’hui. Tout ce qui s’est passé avant 1914 et les atrocités du XXe siècle sont comme oubliés. C’est un monde d’avant, et même d’avant-hier. Il y a très très peu de commémorations et pas de grandes cérémonies mémorielles. D’une certaine manière, on peut s’en féliciter : cela signifie que le rapprochement franco-allemand et la construction européenne ont pris le dessus.

Le 18 janvier 1871, l’empereur Guillaume Ier et son chancelier Bismarck, qui viennent de gagner la guerre, proclament à Versailles l’unité allemande. Comment se fait-il que cet anniversaire ne soit pas commémoré en Allemagne ?

Le 18 janvier 1871 n’est pas considéré comme la date fondatrice de l’histoire de l’Allemagne. L’État national créé sous la direction de la Prusse et de la dynastie des Hohenzollern n’a pas laissé que des bons souvenirs. Une récente histoire globale de l’Allemagne (Deutschland. Globalgeschichte einer Nation, sous la direction d’A. Fahrmeir, C. H. Beck, 2020) n’accorde ainsi que relativement peu d’importance à cette date, qui n’est vue que comme une étape d’un long processus historique. Et la guerre avec la France n’est qu’une des guerres d’unification, après celles contre le Danemark (1864) puis contre l’Autriche (1866).

Dans ce processus que vous décrivez, comment les États allemands ont-ils accepté de participer à une guerre qui ne concernait à l’origine que la Prusse ?

Ils ont suivi la Prusse comme un seul homme, sans beaucoup de discussions. En ce sens, on peut dire que l’unité allemande préexistait à la guerre. La direction prussienne était admise de tous après la guerre de 1866. En 1848 déjà, la couronne allemande avait été proposée au roi de Prusse, et ce dernier l’avait refusée, car il ne voulait pas devoir son titre à un parlement. En effet, les États allemands étaient liés par des accords de coopération mutuelle, y compris sur le plan militaire. C’est ce que n’avaient pas compris les Français dans la crise de juillet 1870, puisqu’ils pensaient que les Allemands du Sud, et en particulier les Bavarois, ne suivraient pas les Prussiens.

Quel regard portez-vous sur les commémorations organisées en France ?

Je suis frappé par le rôle joué par les militaires dans ces commémorations. Peut-être est-ce parce que la guerre de 14-18 a été beaucoup travaillée par les historiens, et qu’il ne reste plus que cette guerre lointaine pour déployer un discours patriotique classique ? En Allemagne, depuis les deux guerres mondiales, l’institution militaire a perdu beaucoup de son importance dans le débat public. Il serait peu imaginable qu’elle décide seule des commémorations importantes.

Par contre, en France, la culture patriotique traditionnelle reste sans doute encore plus présente, comme j’ai pu le constater en siégeant dans différents comités scientifiques, par exemple pour le nouveau musée de Gravelotte. Il y a dans ces milieux proches de l’armée une volonté de présenter des uniformes, des militaria, de tenir un discours insistant sur le rôle des officiers et du haut commandement, en développant le sentiment patriotique à rebours d’une histoire vue d’en bas, comme celle qui s’écrit aujourd’hui par exemple sur 1914-1918, qui adopte le point de vue des poilus et se demande comment ils ont pu tenir.

La guerre de 14-18 a été le sujet d’une longue et violente polémique entre historiens, portant sur les poids respectifs de la contrainte par la force et du consentement nationaliste dans l’acceptation par les poilus de leur sort. Y a-t-il des polémiques comparables à propos de la guerre de 1870 ?

Non, il n’y a pas de polémiques aujourd’hui. C’est un sujet de recherche pacifié. Les historiens ont commencé à travailler par exemple sur la dimension européenne du conflit, sans que cela ne provoque de controverses.

S’il devait y avoir des débats, ce serait plutôt sur certains raccourcis qui sont faits sur l’histoire de cette guerre. On entend par exemple encore trop souvent que les Français n’ont eu de cesse de préparer leur revanche après la défaite de 1871. Les deux guerres mondiales ont renforcé cette vision portée par les manuels scolaires. Mais entre 1871 et 1914, et après une période d’adaptation, il y a en fait eu de nombreuses coopérations entre les deux pays, notamment sur le terrain colonial.

Les Français cherchent à copier les Allemands, qui, dans beaucoup de domaines, sont perçus comme un modèle. On le voit par exemple dans l’enseignement supérieur, où la France importe le modèle prussien des universités comme lieux de recherche. On passe couramment la frontière, dans un sens comme dans l’autre. J’ai par exemple travaillé sur un groupe d’anciens combattants de 1870 qui voulait faire un voyage commémoratif en Allemagne à l’été 1914. Les événements l’en ont empêché, mais ce qui compte, c’est que des Français, et de surcroît des anciens combattants, avaient envie d’aller voir de l’autre côté de la frontière, en copiant les pratiques des associations allemandes.

Ce sont des choses que l’on oublie à force de trop insister sur l’exaltation nationaliste qui a pris de nouveau le dessus des deux côtés, dès le déclenchement de la guerre.


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