Karl Marx, un penseur pour temps de crise ?

lundi 22 octobre 2012.
 

Loin de l’historiographie officielle ou de la pensée religieuse, ils évoquent tous trois un penseur qui nous a légué des outils pertinents pour penser notre époque et tenter de la transformer. Rejetant toute pensée officielle ou sclérosée, ils nous invitent à réinventer Marx en permanence. Que ce soit sur la place de l’individu, le rapport du collectif et de l’individuel, sur l’écologie, sur la bataille des idées, tous disent que Marx continue à nous parler et qu’il nous engage à nous débarrasser du capitalisme.

1) Karl Marx. Une lecture non conformiste et non académique

PAR PHILIPPE CORCUFF, SOCIOLOGUE, MEMBRE DU CONSEIL SCIENTIFIQUE D’ATTAC.

Marx peut nous dire des choses sur les enjeux d’un présent dominé plus que jamais par le capitalisme. Redécouvrir Marx suppose de gratter la rouille déposée par les lectures antérieures, favorables (marxistes) ou défavorables (antimarxistes). Car on peut dégager trois pôles dans la renaissance actuelle de l’intérêt pour Marx. Le premier pôle est celui, à bannir, des replis orthodoxes et dogmatiques, orientés contre la supposée menace des pensées critiques contemporaines (Michel Foucault, Cornelius Castoriadis, Pierre Bourdieu, etc.). Le deuxième pôle se présente, à l’inverse, comme un marxisme ouvert, en dialogue avec les autres courants critiques.

Au sein du troisième pôle se déploient des lectures bienveillantes et critiques, valorisant la polyphonie des écrits de Marx à l’écart des rigidités de l’étiquette marxiste. Dans le cadre de ce troisième pôle, mon livre prend appui sur des conseils méthodologiques de Foucault nous invitant à être davantage sensibles aux fils hétérogènes qui parcourent une oeuvre comme celle de Marx. Cela suppose une rupture avec les habitudes académiques de l’histoire des idées, en quête de cohérences forcées chez les auteurs et dans les oeuvres.

En bref, mon Marx XXIe siècle se voudrait une incitation à penser à partir de Marx, avec Marx, à côté de Marx, au-delà de Marx et parfois contre Marx ! Et cela en le rendant accessible au plus grand nombre.

Le continent marxien inédit de l’individualité

La crise actuelle du capitalisme s’accompagne d’une crise des intimités contemporaines, quand les écorchures de nos individualités (souffrance au travail jusqu’à l’extrême du suicide, frustrations de la consommation de masse, etc.) révèlent les fortes demandes de reconnaissance personnelle et d’autonomie individuelle déçues. Et cette crise des intimités exprime une véritable crise existentielle, affectant le sens même de nos vies et de l’organisation des sociétés humaines. Mais les gauches sont souvent à côté de la plaque face à ces difficultés. Car elles sont encore largement dominées par un « logiciel collectiviste ».

Qu’est-ce à dire ? C’est une sorte d’automatisme de pensée selon lequel il faudrait choisir le collectif contre l’individuel si l’on est de gauche. Ce faisant, les gauches tendent à laisser le monopole de l’individu au capitalisme néolibéral. Le philosophe communiste Lucien Sève a été un des rares, avec son livre de 1969, Marxisme et théorie de la personnalité, à dévier de cette voie, mais avec peu d’échos.

Or, à la différence des lectures collectivistes qu’ont tendu à faire prédominer les marxistes, Marx était fortement attaché à la figure de l’individualité, tant comme appui de la critique du capitalisme que comme horizon de l’émancipation sociale. Par exemple, Marx s’intéressait, dans ses Manuscrits de 1844, à l’épanouissement des sens et des capacités de chaque individu : « Chacun de ses rapports humains avec le monde, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, la pensée, la contemplation, le sentiment, la volonté, l’activité, l’amour, bref tous les organes de son individualité. » Un Marx sensualiste ! Ce qui supposait un combat contre le capitalisme, car « à la place de tous les sens physiques et intellectuels est donc apparue la simple aliénation de tous ces sens, le sens de l’avoir ». L’être de l’émancipation contre l’avoir capitaliste !

Précisons toutefois que l’individualisme de Marx avait deux caractéristiques principales : 1) il était relationnaliste, il ne partait pas des individus isolés les uns des autres, mais des relations sociales, des rapports sociaux ; 2) il s’efforçait de prendre en compte les conditions sociales de l’émancipation des individualités. D’où cette phrase de l’Idéologie allemande (écrite avec Engels en 1845- 1846) : « Dans l’activité révolutionnaire, se changer soi-même et changer ces conditions coïncident. » Tout à la fois un travail sur soi et une action collective pour transformer le monde !

(1) Marx XXIe siècle. Textes commentés, Éditions Textuel, collection « Petite Encyclopédie critique », 2012, 192 pages, 12 euros.

PHILIPPE CORCUFF

2) Karl Marx. Une analyse globale du capitalisme et de ses contradictions est plus que jamais indispensable

PAR ISABELLE GARO, PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE. PRÉSIDE LA GRANDE ÉDITION DES OEUVRES DE MARX ET D’ENGELS EN FRANÇAIS

Tout le monde ou presque s’accorde aujourd’hui à reconnaître une pertinence maintenue, voire renouvelée, aux thèses de l’auteur du Capital. Leur actualité tient à la permanence d’un mode de production, le capitalisme : l’exploitation de la force de travail – donc des hommes – en vue de la valorisation du capital constitue toujours et plus que jamais sa définition, à travers ses transformations historiques.

Aujourd’hui, ce sont les grands investisseurs et les actionnaires qui exigent un « retour sur investissement » justifiant toutes les régressions sociales, aux yeux des classes dirigeantes et de la petite fraction de la population qui en profite. Nous sommes les 99 %, crient les Indignés, qui énoncent là la logique sociale d’un mode de production entrée dans sa phase sénile.

Le taux de profit est sa seule obsession et son moyen, en temps de crise et de récession, est notamment la pression sur les salaires, l’extorsion accrue de ce que Marx appelait la plus-value absolue (durée et intensité de la journée de travail) ainsi que la remarchandisation systématique de tout ce qui lui avait été arraché de haute lutte, du côté de la santé, de l’éducation, des retraites, etc.

La parenthèse fordiste se referme sous nos yeux. C’est un capitalisme dérégulé qui s’installe, piloté par les dogmes néolibéraux et les politiques d’hyperaustérité qui accentuent la crise et répandent partout pauvreté et chaos. À une logique de nature économique – qui semble démente du point de vue même de ses auteurs –, se combinent des choix sociaux et des options idéologiques qui pèsent tout autant. Le recours à Marx et au marxisme reste indispensable à l’analyse fine de ce mélange cohérent et explosif à la fois, et dont les contradictions sont à terme mortelles.

Ainsi, le propre de cette analyse est d’être profondément politique, à la fois dans les motifs qu’elle invoque mais plus encore dans les alternatives qu’elle suggère. Un exemple suffira : Marx élabore une notion particulièrement utile aujourd’hui encore, celle de « capital fictif », aussi puissante sur le terrain économique que riche du point de vue philosophique, et incluant la dimension sociale. En effet, si les emprunts ne sont pas du capital productif de valeur, ses détenteurs exigent un rendement, c’est-à-dire une plus-value future à extorquer aux salariés : ces exigences relèvent de la guerre de classes pure et simple.

On lit dans les Luttes de classes en France, au sujet de la monarchie de Juillet : « L’endettement était d’un intérêt direct pour la fraction de la bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C’était précisément le déficit de l’État qui était l’objet même de ses spéculations et la source principale de son enrichissement. À la fin de chaque année, nouveau déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel emprunt fournissait à l’aristocratie une nouvelle façon de rançonner l’État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables. »

Un tel texte enseigne deux choses. D’abord qu’une analyse globale du capitalisme et de ses contradictions économiques, mais aussi sociales et politiques, est plus que jamais indispensable. Ensuite, qu’être marxiste ne signifie pas plaquer des citations sur la réalité présente, mais élaborer et réélaborer des outils d’analyse, comme Marx lui-même n’a cessé de le faire : car ce texte, en dépit de sa pertinence maintenue, ne suffit absolument pas à décrire le mécanisme contemporain de la dette !

Un certain marxisme doctrinaire est mort ou presque, et c’est une bonne chose. Il reste à développer des analyses qui ne sont pas des descriptions, fût-ce de la crise, mais des formes d’intervention critique et politique dans la réalité présente. C’est là ce qui fait du marxisme toute autre chose qu’une théorie comme une autre : c’est bien le dépassement- abolition du capitalisme qui est la visée de toute son oeuvre, visée révolutionnaire donc. À quoi sert Marx ? À articuler étude de la crise, connaissance des contradictions du capitalisme, intervention dans les luttes de classes et stratégie politique en vue d’abolir un capitalisme plus que jamais irréformable.

(1) Marx et l’invention historique. Éditions Syllepse, 2012, 192 pages, 10 euros.

ISABELLE GARO

3) Karl Marx. S’engager dans une progression fondamentale des analyses, au-delà du Capital

PAR PAUL BOCCARA, ÉCONOMISTE, ANCIEN MEMBRE DU COMITÉ NATIONAL DE PARTI COMMUNISTE FRANÇAIS

Il faut partir de la crise. Les formidables secousses de la crise financière de 2008, de la récession mondiale de 2009, des crises des dettes publiques européennes et de l’euro de 2010-2012 ont mis en cause les illusions sur l’équilibrage de lui-même du système capitaliste, contrairement à ce qu’affirment les dogmes néolibéraux. En même temps, a commencé à se réveiller l’intérêt pour les analyses critiques de Marx, dans le Capital, sur les contradictions du système. Et cela pour la réponse à la crise systémique mondiale. Mais celle-ci n’est pas seulement économique. Elle concerne toute la civilisation.

Ce livre ne se contente pas de reprendre, pour les expliquer de façon accessible, les analyses de l’oeuvre maîtresse de Marx. Il indique aussi plusieurs développements possibles pour l’élucidation des défis de notre temps. Sont évoqués, en outre, des rapprochements souhaitables avec les autres théories critiques du capitalisme et de la société. Il s’agit d’introduire à l’ensemble de la crise systémique actuelle du capitalisme mondialisé des propositions d’avancées vers une autre construction.

Si l’on ne veut pas faire injure à Marx, il convient de ne pas traiter son oeuvre comme une doctrine religieuse, mais de la considérer comme un moment, dans la progression d’une analyse scientifique, par définition inachevée et à poursuivre. Sans une progression fondamentale des analyses, au-delà du Capital, jusqu’à des propositions de construction d’une civilisation nouvelle, on ne peut utiliser cette oeuvre de Marx et, en fait, on la stérilise.

Contrairement à une réduction au livre Ier du Capital, Marx ne se limitait pas à l’analyse de l’exploitation capitaliste et de la plus-value. Il aboutissait dans le livre III à une esquisse inachevée sur les limites de la rentabilité ou de la profitabilité et de l’accumulation des capitaux, caractérisant les crises du capitalisme. Cela concerne l’excès d’accumulation ou la suraccumulation du capital. Et il ébauche les solutions de réponse à cette suraccumulation à travers les fluctuations de l’économie et ses transformations.

C’est à partir de cette régulation par crises du système, auquel aboutit tout le Capital, que l’on peut poursuivre son analyse, dans une théorisation que l’on peut appeler néomarxiste. Et cela des crises de surproduction conjoncturelles aux crises proprement systémiques et aux réponses des transformations historiques du système, jusqu’à sa mise en cause et son dépassement possible.

Une question cruciale concerne l’exigence d’aller au-delà de l’économie, à partir des travaux de Marx, pour traiter des aspects non économiques de la société, que nous appelons « l’anthroponomie », le système de transformation de la nature humaine.

Selon Marx, dans le Capital, en transformant la nature extérieure en produits, avec l’économie, les êtres humains transforment leur propre nature humaine. Marx considérait que ces questions étaient au moins aussi décisives que celles de l’économie. Cela concerne les rapports parentaux, les rapports psychiques concernant les activités de production, les rapports politiques, les rapports culturels. L’économie du capitalisme et l’anthroponomie du libéralisme, combinées, formeraient la civilisation occidentale, aujourd’hui largement mondialisée et en crise radicale.

Pour l’issue à la crise du capitalisme mondialisé, sont développées les propositions d’une nouvelle création monétaire : 1– une création monétaire de la BCE ; 2– une nouvelle création monétaire mondiale, comme alternatives à la domination des marchés financiers, pour des croissances de progrès social solidaires.

Avec la crise de civilisation, c’est le défi radical des révolutions des opérations. Au plan économique, il s’agit des révolutions : informationnelle (dont l’analyse, à partir de celle de la révolution industrielle de Marx, montre qu’elle exacerbe les dominations du système tout en exigeant son dépassement), monétaire et écologique. Au plan anthroponomique, ce sont les révolutions démographique, parentale, migratoire, etc. Nous précisons des propositions pour maîtriser et commencer à dépasser les marchés, au plan économique, et les délégations de pouvoirs représentatives, au plan anthroponomique, pour aller vers une civilisation de partage de toute l’humanité, avec une nouvelle culture.

(1) Le Capital de Marx, son apport, son dépassement, au-delà de l’économie. Éditions le Temps des cerises, 2012, 174 pages, 14 euros.

PAUL BOCCARA


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