Henri Saint-Simon, philosophe de l’industrialisme

lundi 14 janvier 2013.
 

Saint-Simon est l’un des pères fondateurs du socialisme, de la science politique et de la sociologie. Et pourtant, 
son œuvre est mal connue. La première édition critique
des œuvres complètes du philosophe est publiée cette 
semaine, à l’occasion du 250e anniversaire de sa naissance (*).

Le nom de Saint-Simon est plus célèbre que son œuvre, d’autant qu’on confond souvent le célèbre mémorialiste de Louis XIV et Henri Saint-Simon (1760-1825), son cousin éloigné, le philosophe-sociologue du début du XIXe siècle, dont il est question ici. À cette confusion s’ajoute une lecture déformante de l’œuvre opérée par l’école saint-simonienne qui a glorifié l’auteur, tout en traduisant ses écrits dans la vulgate de la Doctrine de Saint-Simon. Or, son œuvre a exercé une immense influence et se trouve à la source des grandes idéologies contemporaines. On peut dire de Saint-Simon qu’il est «  le fondateur des fondateurs  », selon un mot du sociologue Georges Balandier. Cette œuvre charnière est fille de la Révolution française. Elle a joué un rôle de médiation entre la fin du siècle des Lumières, où se formèrent les sciences humaines, et le début du siècle suivant, où naissent les grandes idéologies modernes.

Quatre grands courants de pensée sont directement issus de Saint-Simon  : le saint-simonisme, le positivisme d’Auguste Comte, son disciple et collaborateur qui lui doit beaucoup plus qu’il ne le reconnaît, la sociologie d’Émile Durkheim, dont l’admiration pour Saint-Simon était telle qu’il le comparait à Descartes, et enfin les socialismes, ceux de Proudhon, de Pierre Leroux ou de Marx, qui fut un défenseur de Saint-Simon qu’il lisait dans le texte. Cette multiplicité d’interprétations est l’indice de la richesse d’une œuvre qui a toujours été une source et une ressource.

Caricaturée en «  socialisme utopique  », 
ridiculisée par le culte religieux de ses disciples – eux-mêmes réduits à l’imagerie de la retraite de Ménilmontant –, voire ensevelie par la philosophie spiritualiste française de l’entre-deux- guerres, cette œuvre fut pillée et gaspillée, lue et interprétée trop souvent de façon passionnelle, partielle et partiale. Et maintes fois, sa réhabilitation dut être recommencée.

En l’absence, jusqu’à aujourd’hui, de véritables œuvres complètes, sa lecture soulevait une première difficulté, à savoir qu’il fallait découvrir cohérence, ordre et rigueur là où semblaient régner la dispersion et l’inachèvement. À cela s’ajoute la coexistence effective de textes de circonstance et de textes fondateurs, de l’intuition et de la démonstration, de l’imagination et de la référence scientifique. Saint-Simon avait lui-même insisté pour distinguer son travail épistémologique de ses travaux sur la politique et la morale. Mais une préoccupation permanente traverse toute sa réflexion  : «  Faire une combinaison ayant pour objet d’opérer la transition de l’ancien au nouveau régime social.  » Il veut changer l’ordre des choses. Tel est son audacieux projet, au sortir de la Révolution française. Pour cela – et c’est sans doute là une de ses grandes leçons –, il livre une «  philosophie inventive  », novatrice, et appelle même à former un «  mouvement national d’innovation  ».

Il considère la Révolution française comme inachevée, en tant qu’elle n’a pas encore accouché du Nouveau Monde industriel. D’un côté, il observe la vieille Europe en crise et en guerre, et de l’autre, il voit émerger le nouveau monde industrialiste. Il fait de cette opposition le cœur de sa philosophie politique, en confrontant de façon radicale deux systèmes sociaux  : le régime «  féodalo-militaire  », celui de l’Ancien Régime qui persiste avec l’Empire et la Restauration, et le «  système industriel  » à venir. Ayant une conscience aiguë de vivre une période de crise liée à la confusion de deux systèmes sociaux qui s’entrechoquent, l’un dépassé et l’autre en devenir, il se veut le théoricien de la transition sociale. Il institue du même coup le changement social comme l’objet majeur de la sociologie et du socialisme. Pour remettre la «  société à l’endroit  », il ne suffit pas de remplacer des hommes par d’autres hommes, en occupant des places dans une structure qui demeurerait identique, «  il faut un système pour remplacer un système  ».

Un système, comme toute institution humaine, étant construit sur les idées qui le légitiment (ce que Gramsci nommera «  l’hégémonie culturelle  »), Saint-Simon fonde le système industriel à venir sur sa finalité morale, à savoir l’association fraternelle des hommes dans le travail et la production. Dans son dernier texte, demeuré inachevé, le Nouveau Christianisme, l’ensemble de l’histoire humaine est considérée comme une grande boucle entre le paradis perdu du message paulinien de l’amour chrétien et le paradis terrestre à venir. Car, écrit-il, «  l’âge d’or du genre humain n’est point derrière nous. Il est au-devant, il est dans la perfection de l’ordre social. Nos pères ne l’ont point vu, nos enfants y arriveront un jour. C’est à nous de leur en frayer la route  ».

Des œuvres complètes

Depuis la mort de Saint-Simon, plusieurs éditions de ses textes se sont succédé, 
mais elles se sont souvent réduites à des Œuvres choisies. En 2003, lors d’un colloque sur «  l’actualité du saint-simonisme  » à Cerisy-la-Salle (PUF, 2004), l’ambition de réaliser une édition nationale des Œuvres complètes de Saint-Simon, nous a conduits – Juliette Grange, Philippe Régnier, Frank Yonnet et moi-même – à nous lancer dans l’aventure. Fruit de neuf années de recherches dans plusieurs pays, cette nouvelle édition offre un quart de textes inédits. Organisée chronologiquement, elle éclaire d’une lumière nouvelle la phase philosophique et scientifique de l’œuvre, objet du volume I (1802-1812). Dans les textes du volume II (1813-1818), Saint-Simon traite de la société et de sa transformation. 
Le volume III (1818-1821) s’ouvre avec 
le Politique, jamais réédité, et s’achève avec le Système industriel, qui analyse la transition sociale. Le volume IV (1822-1825) rassemble 
les textes marqués par la préoccupation morale, dont le célèbre Nouveau Christianisme.

(*) œuvres complètes, Henri Saint-Simon, édition critique présentée par Juliette Grange, Pierre Musso, 
Philippe Régnier et Franck Yonnet, Éditions PUF.

Pierre Musso, professeur à l’université 
de Rennes-II et à Télécom Paris Tech.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message