L’épopée enchantée de Napoléon 1er vue par Victor Hugo : mythe et réalité

jeudi 27 janvier 2022.
 

A) Victor Hugo : une grande figure progressiste

Victor Hugo est, sans aucun doute un poète de grande valeur et un écrivain pétri de sentiments humains. Parmi nos articles sur ce sujet, voici quelques-uns de nos articles :

Hugo était révolutionnaire, féministe et antiesclavagiste

"L’ébranlement révolutionnaire fait des fissures par où coule la souveraineté populaire" (Victor Hugo, Les Misérables 1)

6 juin 1832 La dernière barricade (Les Misérables, roman de la fraternité humaine 3) par Victor Hugo

Réouvrez les théâtres (Victor Hugo le 17 juillet 1848)

Napoléon le petit (extrait)

1851 Quand l’armée assassine les enfants pour complaire à la finance, à la droite et à l’Eglise. Souvenir de la nuit du 4 décembre 1851

Un bon bourgeois dans sa maison (Victor Hugo)

Vive la révolution future ! (Victor Hugo)

Victor Hugo parlementaire, intervient pour l’amnistie des Communards

Viro Major l’hommage de Victor Hugo à Louise Michel

Victor Hugo et l’ordre républicain comme mensonge et injustice

Funérailles de Victor Hugo : Peuple, artistes et républicains... (31 mai et 1er juin 1885)

B) Le mythe napoléonien est important sous la plume de Victor Hugo jeune

B1) En raison de la vie de son père

Joseph Léopold Sigisbert Hugo a fait partie de la génération de militaires de la Révolution et de l’Empire. Franc-maçon du Grand Orient. Officier à 17 ans en 1790, distingué et blessé à la célèbre défense de Mayence avec Kléber, distingué en Vendée avec 50 soldats contre 3000 à 4000 Vendéens, distingué comme chef de bataillon à Caldiero durant la campagne d’Italie sous Bonaparte, colonel en 1808 dans le royaume de Naples, général en Espagne et gouverneur des provinces centrales, d’Ávila, de Ségovie, de Soria... En 1812, il est nommé au commandement de la place de Madrid puis à la tête de l’arrière garde française dans la retraite de 1813. Défend Thionville 90 jours en 1814 durant la Campagne de France puis 88 jours en 1815.

A la grande époque de la laïque jusque vers 1970, le poème suivant intitulé Après la bataille était assez souvent proposé comme récitation :

Mon père, ce héros au sourire si doux,

Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous

Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,

Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,

Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.

Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.

C’était un Espagnol de l’armée en déroute

Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,

Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié.

Et qui disait : » A boire ! à boire par pitié ! »

Mon père, ému, tendit à son housard fidèle

Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,

Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »

Tout à coup, au moment où le housard baissé

Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,

Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,

Et vise au front mon père en criant : « Caramba ! »

Le coup passa si près que le chapeau tomba

Et que le cheval fit un écart en arrière.

« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.

Victor Hugo

B2) Le mythe napoléonien important sous la plume hugolienne en raison du contexte de sa jeunesse

- > Né le 26 février 1802, Victor Hugo est bercé durant toute son enfance par les pas de l’empereur. Plus âgé, il continue à voir dans Bonaparte le défenseur des principes de 1789, le défenseur de la France progressiste contre l’Europe des rois coalisés.

Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,

Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,

Et du premier consul, déjà, par maint endroit,

Le front de l’empereur brisait le masque étroit.

Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,

Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,

Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois

Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;

Cet enfant que la vie effaçait de son livre,

Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,

C’est moi. [...] -

Ô l’amour d’une mère ! amour que nul n’oublie !

Pain merveilleux qu’un dieu partage et multiplie !

Table toujours servie au paternel foyer !

Chacun en a sa part et tous l’ont tout entier !

Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse

Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse,

Comment ce haut destin de gloire et de terreur

Qui remuait le monde aux pas de l’empereur,

Dans son souffle orageux m’emportant sans défense,

A tous les vents de l’air fit flotter mon enfance...

Après avoir chanté, j’écoute et je contemple,

A l’empereur tombé dressant dans l’ombre un temple,

Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses fleurs,

Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs ;

Fidèle enfin au sang qu’ont versé dans ma veine

Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne !

B3) Le mythe napoléonien important sous la plume hugolienne en raison du contexte politique de la Restauration

- > Après la victoire des armées coalisées contre la France, la chute de l’empire et le retour des rois, la société française et européenne fait bien piètre figure aux yeux de nombreux contemporains, d’où la force du mythe napoléonien durant toute la première moitié du 19ème siècle.

Eté 1815, terreur blanche des fanatiques royalistes et cléricaux

26 septembre 1815 : Pacte de la Sainte-Alliance

27, 28 et 29 juillet 1830 : les "3 glorieuses" d’une révolution réussie puis confisquée

- > La référence à Napoléon, durant toute la période qui nous occupe et singulièrement chez Hugo, n’est pas mise au service de l’ordre établi. A bien des égards, la légende napoléonienne a surtout une fonction critique, voire subversive. Très fréquemment, le dieu Napoléon est convoqué contre les différents maîtres du moment.

- > On trouve le même rôle politique de Napoléon dans le répertoire anti-royaliste du célèbre chansonnier Béranger

16 juillet 1857 : Décès de Béranger, le chansonnier terreur des aristocrates et des calotins

« On parlera de sa gloire

Sous le chaume bien longtemps.

L’humble toit, dans cinquante ans,

Ne connaîtra plus d’autre histoire.

Bien, dit-on, qu’il nous ait nui,

Le peuple encor le révère,

Oui, le révère.

Parlez-nous de lui, grand-mère ;

Parlez-nous de lui. (Bis) »

Hugo voit surtout dans cette aventure la désacralisation définitive de l’ancienne figure royale de la puissance politique. Tel est le message de son poème de mai 1830 Rêverie d’un passant à propos d’un roi

Ô rois, veillez, veillez ! tâchez d’avoir régné.

Ne nous reprenez pas ce qu’on avait gagné.

Soyez de votre temps, écoutez ce qu’on dit,

Et tâchez d’être grands, car le peuple grandit.

Ecoutez ! écoutez, à l’horizon immense,

Ce bruit qui parfois tombe et soudain recommence,

Ce murmure confus, ce sourd frémissement

Qui roule, et qui s’accroît de moment en moment.

C’est le peuple qui vient ! c’est la haute marée

Qui monte incessamment, par son astre attirée.

C) Victor Hugo jeune a contribué au mythe napoléonien

Franck Laurent, maître de conférences en littérature, a présenté une communication sur Le Napoléon de V. Hugo dans l’oeuvre d’avant l’exil. Il connaît parfaitement le sujet et distingue plusieurs grands thèmes et une analyse que nous lui empruntons :

Napoléon ou la grandeur individuelle dans l’histoire

Une évidente admiration pour la grandeur de l’histoire et surtout pour la grandeur de certains individus dans l’histoire, a conduit Hugo, presque indépendamment de ses choix politiques, à la fascination napoléonienne.

S’être fait de l’Europe et l’âme et le milieu,

Et, debout dans la gloire ainsi que dans un temple,

Être pour l’univers, qui de loin vous contemple,

Plus qu’un fantôme et presque un dieu ! (Les chants du crépuscule, 1836)

Le grand homme vaincu peut perdre en un instant

Sa gloire, son empire, et son trône éclatant,

Et sa couronne qu’on renie...

Il garde toujours son génie ! (idem)

Napoléon, une personnalité d’exception

La légitimité des roi repose principalement sur l’impersonnalité du principe dynastique... Il peuvent très bien être à la limite de l’évanescence, des moi ternes et faibles. Tout au contraire, Napoléon fascine Hugo par la personnalisation extrême de son action politique et historique. Il s’oppose en quelque sorte par nature à toute dépersonnalisation du pouvoir, et notamment à celle qui est le fait de l’Etat. Sous son règne le moindre rouage de la machine d’Etat était animé directement par la volonté individuelle d’un homme, marqué de l’empreinte de son génie personnel.

Tu domines notre âge ; ange ou démon, qu’importe !

Ton aigle dans son vol, haletants, nous emporte.

L’œil même qui te fuit te retrouve partout.

Toujours dans nos tableaux tu jettes ta grande ombre ;

Toujours Napoléon, éblouissant et sombre,

Sur le seuil du siècle est debout. (Les Orientales, 1929)

Un homme-monde

Napoléon n’est pas l’homme d’un lieu déterminé, mais celui qui a rempli tout l’espace de sa trace et de son fantôme.

À Rome, où du Sénat hérite le conclave,

À l’Elbe, aux monts blanchis de neige ou noirs de lave,

Au menaçant Kremlin, à l’Alhambra riant,

Il est partout ! — Au Nil, je le rencontre encore.

L’Égypte resplendit des feux de son aurore ;

Son astre impérial se lève à l’orient.

- 

Vainqueur, enthousiaste, éclatant de prestiges,

Prodige, il étonna la terre des prodiges.

Les vieux scheiks vénéraient l’émir jeune et prudent,

Le peuple redoutait ses armes inouïes ;

Sublime, il apparut aux tribus éblouies

Comme un Mahomet d’Occident. (Les Orientales, 1828)

Si Napoléon réunit le monde c’est en faisant fi du passé historique et en modifiant radicalement l’espace géographique, en le “ lissant ” (Alpes courbées, Rhin enjambé …), en faisant de l’Europe et surtout de ses divisions géopolitiques quelque chose de vague...

Napoléon, “ réalisation ” moderne du guerrier mythique

Un dieu contre les maîtres

La référence à Napoléon, durant toute la période qui nous occupe et singulièrement chez Hugo, n’est pas mise au service de l’ordre établi. A bien des égards, la légende napoléonienne a surtout une fonction critique, voire subversive. Très fréquemment, le dieu Napoléon est convoqué contre les différents maîtres du moment.

Hugo voit surtout dans cette aventure la désacralisation définitive de l’ancienne figure royale de la puissance politique. Tel est le message de son poème de mai 1830 Rêverie d’un passant à propos d’un roi

Ô rois, veillez, veillez ! tâchez d’avoir régné.

Ne nous reprenez pas ce qu’on avait gagné.

Soyez de votre temps, écoutez ce qu’on dit,

Et tâchez d’être grands, car le peuple grandit.

Ecoutez ! écoutez, à l’horizon immense,

Ce bruit qui parfois tombe et soudain recommence,

Ce murmure confus, ce sourd frémissement

Qui roule, et qui s’accroît de moment en moment.

C’est le peuple qui vient ! c’est la haute marée

Qui monte incessamment, par son astre attirée.

Napoléon, référence des novateurs

Dans le domaine culturel, la référence au Grand Homme sert régulièrement à Hugo pour dénoncer l’immobilisme en matière de goût et à légitimer, à recharger d’énergie, les audaces des jeunes novateurs.

Il y a aujourd’hui l’ancien régime littéraire comme l’ancien régime politique. […] ce qu’il faut détruire avant tout, c’est le vieux faux goût. Il faut en dérouiller la littérature actuelle. […] La queue du dix-huitième siècle traîne encore dans le dix-neuvième ; mais ce n’est pas nous, jeunes gens qui avons vu Buonaparte, qui la lui porterons. (préface du Cromwell)

Un dieu populaire

Ecole subversive, magistère de dédain et d’énergie, voire de révolte, le culte de Napoléon l’est d’autant plus qu’il est vivace surtout au sein des couches populaires[34], exclues du pays légal en cette période de monarchie censitaire. Cette popularité du dieu Napoléon, Hugo en prend acte très tôt.

Il oppose fréquemment un homme ou une femme du peuple aux nouveaux riches et nouveaux potentats de la Restauration

Voitures et chevaux à grand bruit, l’autre jour,

Menait le roi de Naples au gala de la cour. […]

Or, attentive au bruit, une femme, une vieille,

En haillons, et portant au bras quelque corbeille,

Branlant son chef ridé, disait à haute voix :

- Un roi ! sous l’empereur, j’en ai tant vu, des rois (Les feuilles d’automne)

Le poème le plus puissant de cette opposition entre le peuple, combattant de la Révolution et de l’Empire et les nouvelles élites de la Restauration, c’est le texte de Victor Hugo Le travailleur et le Joueur en Bourse , (extrait de Melancholia).

- > Dans Napoléon II (poème de 1832), donc avant sa mue révolutionnaire, Hugo présente un empereur déchu, exilé dans l’île de Sainte Hélène dont les nuits ne sont pas agitées par son passé mais par son enfant.

D) Mythe et réalités

Napoléon 1er est un personnage historique assez difficile à analyser. Même Karl Marx, assez souvent affirmatif dans ses sentences causales, développe dans la Sainte Famille un point de vue complexe sur les rapports entre l’empereur et la bourgeoisie.


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