Bulgarie 20 février 2013 : mobilisation populaire et chute du gouvernement

lundi 4 mars 2013.
 

La Bulgarie, le pays le plus pauvre de l’UE, rarement sujette à des manifestations populaires, vient de connaître dix jours de protestations de masse, parfois avec des affrontements violents avec la police, contre une augmentation de 13% du prix de l’électricité. La mobilisation a provoqué la démission du gouvernement de centre-droite de Boïko Borissov, ce mercredi 20 février. Même si ce mouvement semble centré sur une question économique particulière (le prix de l’électricité), il révèle un mécontentement populaire qui va au-delà, touchant le régime politique mafieux et corrompu héritier de ce que l’on appelle « la transition » et les transformations économiques (privatisations, chômage, précarité, entre autres) qui ont eu lieu au cours de cette période. La crise politique qui s’ouvre risque d’avoir aussi des conséquences dans d’autres pays de la région.

L’attaque de trop

Alors que les travailleurs et les masses de Bulgarie subissent des programmes d’austérité depuis la crise de 1997, que le salaire mensuel moyen est de 350 euros (le plus bas de l’UE), que les retraites moyennes sont de 150 euros par mois, que le taux de chômage officiel s’élève à plus de 11%, et que presque 50% de la population risque de tomber dans la pauvreté, la hausse de 13% du prix de l’électricité (atteignant parfois 100 euros par mois par ménage) a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues à travers tout le pays. Dimanche 17 février a eu lieu la journée de mobilisation la plus importante : 100000 personnes ont protesté dans plus de 30 villes bulgares. Les manifestations ont continué les jours suivants avec des affrontements violents avec les forces de répression. Finalement, mercredi 20 février, après des tentatives vaines de désamorcer la situation à travers des annonces sur une possible baisse des tarifs d’électricité au 1er mars et le limogeage du ministre des finances, Simeon Djankov, le gouvernement de Boïko Borissov a démissionné en bloc.

Au-delà des spéculations sur les calculs politiques de Borissov qui aurait, selon certains analystes, démissionné « trop rapidement » pour limiter la casse vis-à-vis des élections de juillet, c’est avant tout la mobilisation populaire qui a fait peur au gouvernement. La démission a été le geste désespéré du gouvernement pour essayer de désamorcer un embrasement général à travers le pays. Pour autant, rien ne garantit la réussite de cette manœuvre. D’ailleurs, alors que nous écrivons cet article des manifestations encore plus massives se déroulent dans plusieurs villes bulgares. En tout cas, il s’agit d’une première victoire partielle pour les masses contre les mesures d’austérité, la dégradation des conditions de vie et l’augmentation des prix.

Malaise social profond et crise politique

Il serait faux de penser que la grogne populaire qui secoue la Bulgarie actuellement ne serait qu’une affaire économique. En effet, elle va au-delà et touche les bases mêmes du régime politique et économique instauré dans le pays après la chute du régime stalinien à la fin des années 1980. C’est pour cela que les manifestants refusent les tentatives de récupération politique faites par les partis d’opposition bourgeoise (PSB) et/ou par les nationalistes d’extrême droite (ATAKA, VRMO). Ils dénoncent un « régime politique corrompu » qui a permis et organisé la spoliation des richesses et la privatisation et/ou fermeture des industries nationales, au prix de la dégradation continuelle des conditions de vie des travailleurs et des classes populaires. Ce n’est pas par hasard que le slogan le plus scandé dans les manifestations était « Mafia ! Mafia ! » pour dénoncer « le système » dans son ensemble : « Mafia fait référence au réseau d’hommes d’affaires, des médiateurs et des politiciens qui ont privatisé les entreprises de services publics, comme des milliers d’autres entreprises publiques, profitant du processus et mettant en place des systèmes pour exploiter encore plus le peuple bulgare » [1].

En ce sens, il n’est pas anodin que parmi les revendications des manifestants il y ait la renationalisation des entreprises d’électricité (aujourd’hui sous le contrôle monopolistique des deux entreprises tchèques CEZ et Energo-Pro, et de l’autrichienne EVN), la poursuite judiciaire des responsables politiques qui les ont privatisées, et l’annulation de toutes les privatisations qui ont eu lieu ces 24 dernières années, ainsi que la fin du processus de privatisations, accéléré depuis le début des années 2000.

Par ailleurs, le mouvement contient également des éléments de critique du régime démocratique bourgeois semi-colonial bulgare. Car pour beaucoup de manifestants « le processus ‘démocratique’ en Bulgarie a permis à l’illégalité de fusionner avec la légalité » [2]. C’est ainsi que de manière confuse et (inévitablement ?) réformiste sont avancées des revendications qui vont dans le sens de demander « plus de contrôle et de participation des citoyens » dans les instances décisionnelles (Parlement, institutions de l’Etat, procédures de révocabilité anticipée du mandat de députés, etc.). Evidemment, ce langage et ces demandes équivoques traduisent une aspiration populaire à prendre une part directe aux questions politiques et économiques centrales qui affectent leur vie quotidienne.

En tout cas, c’est précisément cette remise en question de l’ensemble du « système politique » qui donne un caractère profond à la crise. Même si certains sondages estiment que le PSB pourrait être favorisé dans les élections anticipées d’avril-mai, une perspective plus probable serait celle d’un parlement fragmenté avec des difficultés à former un gouvernement jouissant d’une large majorité. Une période d’instabilité politique plus ou moins longue pourrait être en train de s’ouvrir dans l’un des pays les plus faibles de l’UE.

Une région « sensible »

C’est le moins que l’on puisse dire. La crise politique en Bulgarie apparait comme un nouveau front d’instabilité dans une région marquée par une certaine instabilité sociale et politique depuis le début de la crise capitaliste mondiale. En effet, on a déjà assisté à des manifestations, parfois accompagnées de mouvements de grève, contre les mesures économiques et politiques réactionnaires prises par les gouvernements de Hongrie [3], de Roumanie [4], et plus récemment au Monténégro, en Croatie et surtout en Slovénie qui est actuellement frappée par la crise économique, politique et sociale la plus importante depuis sa séparation de la Yougoslavie en 1991. Dans ces différents pays, même si la contestation part souvent de l’opposition populaire à des mesures d’austérité précises, elle met en avant très rapidement des questions liées aux privatisations, aux licenciements, aux fermetures d’entreprises, à la corruption et aux divers « réseaux politico-mafieux » ; éléments hérités du processus de réintroduction du capitalisme dans ces pays.

Il ne faudrait pas oublier dans ce contexte régional la situation sociale, politique et économique convulsive en Grèce. En effet, bien qu’avec une histoire récente et une position géopolitique différente par rapport aux autres pays des Balkans, la Grèce est étroitement liée à ces pays. Ses entreprises et banques possèdent des parts importantes des marchés balkaniques, notamment en Bulgarie et en Roumanie. Il est évident que la crise grecque touche aussi ses voisins, et de même, que l’approfondissement de la crise dans ces pays pourrait avoir des effets sur la situation en Grèce.

Enfin, on comprend qu’après tant d’années de stalinisme suivies de triomphalisme bourgeois néolibéral, la subjectivité du mouvement ouvrier et des couches populaires soit très en retard par rapport aux attaques et aux défis que les bourgeoisies locales et l’impérialisme lui imposent. On le voit clairement dans le fait que la classe ouvrière ne participe pas en tant que mouvement organisé dans les différentes démonstrations de mécontentement populaire de ces derniers mois dans la région. Pour l’instant ce sont la spontanéité et les explosions sociales ponctuelles qui marquent le pas. Cependant, celles-ci pourraient, avec des victoires très partielles comme en Bulgarie, commencer à poser des jalons pour que le mouvement ouvrier et populaire reprenne confiance en ses forces et renoue avec la recherche de voies d’émancipation.

Philippe Alcoy


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