Bernard Pudal. "Réduire l’engagement communiste à l’aveuglement, une erreur historique"

mercredi 20 février 2019.
 

La révolution d’Octobre est bientôt centenaire. Si cet événement majeur de l’histoire mondiale demeure l’objet de controverses, il n’en reste pas moins qu’il a exercé un attrait extraordinaire, marquant en profondeur et dans la durée le mouvement ouvrier, singulièrement en France, et toute l’histoire politique et intellectuelle du XXe siècle.

Or l’engagement communiste est tout aussi durablement présenté comme un aveuglement, une illusion teintés de tragédie : cela épuise-t-il l’explication ? Non, répond Bernard Pudal, historien et professeur de Sciences politiques, auteur avec Claude Pennetier du livre « le Souffle d’octobre  1917 ». Le sociologue et l’historien, spécialistes du communisme, y analysent ce qui a porté tant d’hommes et de femmes vers le « rêve révolutionnaire » en réintroduisant l’histoire sociale dans le politique, en replaçant les parcours militants au cœur d’une histoire décidément plus complexe – humaine. Entretien.

HD. Au cours des années 1930, le Parti communiste français passe de 30 000 à plus de 300 000 adhérents. Pour comprendre cet engagement et l’espoir que ces militants ont fondé sur la jeune URSS, vous faites appel à des archives singulières : les autobiographies de Parti. De quoi s’agit-il ?

Bernard Pudal Les autobiographies que nous étudions, découvertes avec l’ouverture des archives soviétiques, sont des documents originaux, rédigés par les dirigeants, cadres et militants communistes dans les années 1930, à la demande de la commission des cadres du PCF, pour «  vérifier  » ses cadres, sur la base d’un questionnaire très complet : leur histoire sociale, familiale, professionnelle, culturelle, politique, leur rapport à la répression, etc. À cette époque, ils répondent sur papier libre, donc plus ou moins longuement ; ce sont parfois de véritables récits de vie. Elles servent, comme pour tout service de gestion du personnel, à trouver les cadres adaptés à l’organisation communiste. Par ailleurs, cette technologie de parti, transposée d’URSS dans le fonctionnement du PCF, est au cœur du système communiste. En effet, le système capitaliste reposant sur le capital économique et le capital culturel comme modes de différenciation et de hiérarchisation sociales, la «  philosophie sociale  » soviétique dut instituer une nouvelle ressource fondamentale : le capital politique. D’où la manière dont on valorise la trajectoire biographique. Par exemple, si l’on peut se prévaloir d’une origine ouvrière, une condition de la conscience de classe, cet aspect biographique fait «  marquer des points  » ; ce peut être aussi le travail autodidactique pour acquérir la culture marxiste, correspondant à la question : qu’avez-vous lu ? Etc. Le capital politique joue un rôle central dans les pays communistes : on retrouve partout cet enjeu biographique, après la Seconde Guerre mondiale dans les pays de l’Est, en Chine… et dans tous les partis communistes.

HD. Comment avez-vous choisi les autobiographies que vous publiez ?

B. P. Certaines ont été sélectionnées pour leur qualité d’information, comme celle de Jules Raveau, d’abord anarchiste, qui fait un véritable récit de vie. La description très précise de son enfance populaire donne aussi une idée de ce qu’est la misère ouvrière, élément important du combat de toute une vie. D’autres parce qu’elles rendent compte de phénomènes comme la conversion du catholicisme au communisme ou de l’attitude vis-à-vis des procès de Moscou. En outre, nous présentons souvent deux cas par «  famille  » de parcours, par exemple pour les militants issus des colonies, avec deux Algériens : Amar Ouzegane, détenteur d’une culture lettrée exceptionnelle, qui va ensuite occuper de très hautes fonctions dans les premiers gouvernements de l’Algérie indépendante, et Issad Rabah, chez qui on voit la difficulté du militantisme chez un jeune émigré qui exprime son désarroi de ne pas se sentir à la hauteur de son engagement. Les philosophes Georges Politzer et Paul Nizan viennent, eux, incarner deux postures entre lesquelles beaucoup d’intellectuels communistes ont dû composer dans les années 1930.

HD. Que nous apprennent ces documents ?

B. P. Avec eux, il s’agit de donner une vue d’ensemble de ce monde militant qui, contrairement à ce qui a été beaucoup écrit, est fondamentalement marqué par la pluralité et la diversité. Ces autobiographies, retranscrites, sont présentées, contextualisées et commentées : pour les mettre en perspective, nous les insérons dans des «  familles  » de trajectoires militantes et nous les analysons en allant au plus près de chaque destin individuel, en considérant la situation (historique, professionnelle, biographique…) de l’auteur. En ressortent la diversité des trajectoires conduisant au Parti – ouvriers métallos, du bâtiment, paysans, instituteurs, agrégés de philosophie, anarchistes, Algériens, juifs, etc. –, la singularité de chaque destin militant, mais aussi la pluralité des rapports au Parti, du fidéisme sans faille au doute dévastateur. Il y a mille et une façons d’être communiste, ce dont les catégories «  administratives  » (adhérents, militants, cadres…) ne permettent pas de rendre compte, c’est pourquoi on peut parler d’«  adhérence  » variable. Il s’agit d’essayer de comprendre le point de vue des acteurs au moment où ils agissent, ce que permettent ces autobiographies, écrites à l’époque, et qu’occultent les analyses «  surplombantes  » qui interdisent qu’on les comprenne. En effet, dès que l’on adopte cette posture, on ne peut réduire l’engagement à une illusion ou à des croyances aveugles : rappelons que, dans leur horizon, il y a deux guerres mondiales, la guerre d’Espagne, la crise de 1929, la montée des fascismes – et à une époque où les protections sociales n’existent pas –, beaucoup de raisons de s’engager… Une période terrible qui ne pouvait que susciter des questions… Et il y a leur conviction qu’ils ont été abusés, soit par les puissances d’argent, soit par le Parti socialiste, qui a «  failli  » en se ralliant à l’Union sacrée : ils sont à la recherche de solutions. Face à la crise des sociétés impériales et capitalistes, «  Octobre 1917  », tels qu’ils l’interprètent – les conditions d’une véritable compréhension n’étant pas alors réunies –, peut apparaître comme une solution modernisatrice, un véritable espoir. Cette démarche permet d’éviter deux écueils, deux tentations : celle, nostalgique, qui consiste à focaliser cette histoire sur des militants souvent extraordinaires, héroïques, et leur rôle syndical et politique, et la thèse de l’aveuglement, qui renvoie à l’idée que le communisme était une illusion religieuse, telle que l’a développée François Furet et qui s’est disséminée par la suite dans une logique dominante de dénonciation. Une grande partie de l’historiographie du communisme, avec les interprétations criminogènes et totalitaristes, n’accorde aucune place à l’histoire sociale. Elle innerve les questions classiques sur les militants communistes : pourquoi y ont-ils cru ? Comment ont-ils pu s’abuser si longtemps sur l’URSS ? Des questions que se pose tout lecteur et que nous prenons à bras-le-corps dans cet ouvrage. C’est un livre d’histoire sociale du politique, associant les apports de la sociologie et de l’histoire sociale à l’analyse des phénomènes partisans et de l’engagement politique.

HD. Cette histoire a une importance singulière en France…

B. P. Depuis 1920 le mouvement ouvrier français se singularise par l’influence de longue durée que l’URSS a exercée sur son histoire, comme exemple à suivre et «  quartier général  » de la révolution, selon l’expression d’Eric Hobsbawm. Et dans le monde occidental, il n’y a qu’en France qu’a existé si longtemps un Parti communiste aussi puissant. La question stalinienne est intrinsèquement liée à cette histoire. L’histoire que nous proposons se veut d’une certaine manière une contribution qui peut aider à un véritable travail de deuil. Celui-ci doit trouver sa voie entre une mélancolie paralysante et un déni du réel.

Entretien réalisé par Lucie Fougeron

Humanité Dimanche


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