Il y a 42 ans : Suharto perpétrait un génocide de la gauche indonésienne. De un à cinq millions de morts selon les sources

mercredi 15 juillet 2015.
 

L’un des plus puissants mouvements communistes du monde a été décimé en 1965-1966, au moyen d’une répression féroce. Avec la bénédiction des puissances impérialistes. Colonie néerlandaise occupée durant la Deuxième Guerre mondiale par les Japonais, l’Indonésie proclame son indépendance - comme le Viêt-nam - à l’occasion de la révolution d’août 1945. Comme au Viêt-nam aussi, cette indépendance est remise en cause par l’envoi d’un corps expéditionnaire (anglais, en l’occurrence) et par la volonté de l’ancienne puissance coloniale de ré-imposer sa domination. Mais, à la différence du Viêt-nam cette fois, le mouvement national obtient formellement gain de cause en 1949.

Le nouvel État indonésien est alors composite. Autour de la figure emblématique de Sukarno, le Parti communiste (PKI) coexiste avec l’armée. Le régime de loi martiale instaurée en 1957 donne à cette dernière un pouvoir grandissant. Sur des questions comme la réforme agraire, les tensions se font de plus en plus aiguës, jusqu’à atteindre un point de rupture en 1965. Dans plusieurs régions déjà, le PKI a été déclaré hors-la-loi par les militaires, qui arrêtent ses dirigeants. Convaincu que l’armée va s’attaquer à l’ensemble de leur mouvement, le 30 septembre 1965, un petit groupe d’officiers progressistes tente de décapiter l’état-major. Ils échouent. Les militaires prennent le contrôle effectif de l’État et déclenchent l’une des répressions les plus sanglantes de l’histoire contemporaine.

Quiconque est soupçonné d’être membre ou sympathisant du PKI, d’appartenir à l’une de ses organisations de masse, est arrêté. L’armée, des groupes religieux (musulmans) anticommunistes et les milices des propriétaires fonciers perpétuent de nombreux massacres, dont les communautés chinoises font aussi les frais. Combien de victimes ? Rien que dans les camps de détention, plus de 500 000 prisonniers auraient été tués. Amnesty International note, en 1977, que « pour beaucoup d’observateurs indépendants, il est probable que bien plus d’un million de personnes aient été tuées de façon expéditive pendant cette période » (1).

Terreur et dictature

Les communistes ne sont pas les seuls touchés. En mars 1966, Sukarno abdique au profit du général Suharto ; plusieurs de ses proches sont arrêtés. Le pays vit alors 33 ans sous la dictature militaire. Le corps des officiers supérieurs prend le contrôle de pans entiers de l’économie. L’armée fait le vide politique autour d’elle : les puissantes organisations musulmanes qui avaient participé à la curée anticommuniste sont dépolitisées, repoussées dans l’action sociale. Les services de police et de renseignement sont omniprésents. Des dizaines de milliers de détenus doivent survivre au secret, dans des conditions inhumaines.

La contre-révolution indonésienne de 1965-1966 a provoqué, à l’époque, une véritable onde de choc dans les milieux progressistes internationaux. Le PKI apparaissait comme le plus puissant parti communiste du monde capitaliste, annonçant trois millions de membres (et dix millions pour ses organisations de masse). Dans le conflit sino-soviétique, il s’était rangé aux côtés de Pékin, s’affichant ainsi comme une organisation radicale, sans être à proprement parler maoïste. Il fut néanmoins écrasé sans pouvoir opposer à l’armée une résistance organisée à l’échelle nationale.

Le coup d’État de Pinochet de 1973 a alimenté de violentes polémiques entre l’extrême gauche révolutionnaire et les partis communistes pro-Moscou qui avaient pris le Chili pour modèle. Pékin ayant soutenu jusqu’au bout la politique du PKI, la contre-révolution indonésienne a opposé organisations trotskistes et maoïstes (2). Les débats d’alors trahissent, en Occident, une très grande méconnaissance de l’Indonésie. Bien peu de questions sont abordées et mieux vaut ne pas en faire des modèles. Mais les débats se concentrent sur une question clé : l’État.

Ironie de l’histoire, les Éditions de Pékin ont publié, en 1965, l’année même du désastre, des textes très optimistes écrits deux ans plus tôt par le principal dirigeant du PKI : D. N. Aidit. Il y affirme qu’« actuellement, il n’existe pas de forces armées ennemies en Indonésie, il n’y a que celles de la République indonésienne » et il y présente sa théorie des « deux côtés antagonistes » de l’État indonésien, selon laquelle celui qui représente les intérêts du peuple « se renforce chaque jour », face à celui qui représente l’opposition au peuple. (3) Las, les perspectives d’évolution progressive des rapports de forces au sein de l’appareil d’État ont brutalement sombré dans la terreur blanche.

Devoir de mémoire

De tels débats sur l’État, nourris par l’expérience désastreuse de l’Indonésie et du Chili des années 1965-1975, sont passés de mode, voire sont traités de « vulgaires ». Ils n’ont pas pour autant perdu leur pertinence. Mieux vaut ne pas oublier les leçons si chèrement payées des contre-révolutions.

Un devoir de mémoire est nécessaire, à l’égard d’une génération militante entière décimée par une répression d’une rare violence. Des organisations luttent aujourd’hui, en Indonésie, pour que la vérité soit enfin connue sur l’ampleur des massacres et des arrestations, sur le sort des disparus, sur les responsabilités. En vain. L’État indonésien n’a pas été purgé des tortionnaires et des assassins.

Ces organisations qui ne veulent pas accepter l’oubli méritent d’autant plus notre solidarité que le régime militaire du général Suharto s’est installé avec la bénédiction des impérialismes occidentaux. L’heure n’était pas aux discours sur les droits de l’Homme ! Aux yeux de Washington, le PKI devait être rayé de la carte et une bonne dictature anticommuniste valait mille fois mieux qu’un dirigeant aussi peu fiable que Sukarno, lui qui avait présidé à la naissance du Mouvement des non-alignés à Bandung, en 1955. Pour les mêmes raisons, l’Occident a soutenu la meurtrière invasion, par l’Indonésie, de Timor-Est, ancienne colonie portugaise accédant à l’indépendance : pas question de risquer un développement « à la cubaine » dans l’arrière-cour asiatique.

Les considérations stratégiques primaient alors - comme elles priment toujours. Il fallait compléter le cordon sanitaire isolant les révolutions sino-vietnamiennes, de la Corée à la Thaïlande ; garder le contrôle des voies de passage maritimes entre l’océan Indien et le Pacifique (la route du pétrole !) ; accéder aux vastes richesses naturelles de l’archipel indonésien ; maintenir dans le giron impérialiste le plus grand pays musulman du monde... À nous aussi d’exiger que les complicités occidentales dans le bain de sang indonésien soient connues et reconnues.

Notes

1. « Indonésie », Rapport d’Amnesty International, 1977.

2. Voir par exemple, pour la IVe Internationale, la brochure The Catastrophe in Indonesia, Merit Publisher, New York, 1966.

3. D. N. Aidit, La Révolution indonésienne et les tâches immédiates de Parti communiste indonésien, Éditions en langues étrangères, Pékin 1965, pp. 75 et 137-138.

ROUSSET Pierre


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