Le vrai visage de l’évasion fiscale

dimanche 21 avril 2013.
 

Entrepreneurs, hommes d’affaires, notables de province, professions libérales. Chaque année, ils délocalisent des millions d’euros dans les paradis fiscaux. Et constituent, bien plus que les milliardaires, l’essentiel du phénomène. Trois exemples d’une pratique devenue banale.

C’est l’une des grandes révélations de l’OffshoreLeaks. L’univers opaque des paradis fiscaux n’abrite pas seulement des multinationales, des milliardaires ou des oligarques russes, mais aussi de gros entrepreneurs et des hommes d’affaires, des notables de province et des professions libérales. Ceux-ci ont en commun un goût prononcé pour le secret et, très souvent, une profonde aversion à l’impôt...

Le "Rotary Club" aux îles Caïmans ? "C’est effectivement le vrai visage de l’évasion et de la fraude fiscale, celle, massive, à laquelle l’administration publique se trouve tous les jours confrontée, confirme un haut fonctionnaire. Les projecteurs se braquent sur des personnalités emblématiques. Mais chaque année, des patrons de grosses PME délocalisent des dizaines de millions d’euros dans des juridictions à la fiscalité faible ou nulle".

Parmi les noms français identifiés sur les fichiers du Consortium de journalistes d’investigation (ICIJ) figurent donc des dirigeants de grosses entreprises. C’est le cas de la famille Grosman, la 186e fortune de France selon le classement du magazine Challenges, qui possède notamment les magasins Celio et Jennyfer. L’enquête conduite à partir des fichiers nous a conduits à une société créée en 2003, aux îles Vierges britanniques, Goldenstump Investments Limited, dont la Financière Namsorg, la holding familiale des Grosman, est actionnaire aux côtés de deux autres investisseurs. L’un de ces investisseurs est domicilié en France (Samy Marciano, le patron du groupe Folia, spécialisé dans l’import-export de produits de maille, repreneur de Rodier) et l’autre, en Israël (Meier Abutbul, un homme d’affaires très présent dans l’immobilier).

Contactée, Antoinette Grosman, présidente de la Financière Namsorg, confirme les faits. Mais elle précise que la Goldenstump Limited a été spécialement créée pour piloter le rachat d’hôtels en Grande-Bretagne et ne conserve aujourd’hui "qu’un seul actif à Londres". La société offshore aurait été localisée aux îles Vierges britanniques à la demande de son partenaire en Israël.

Récusant le fait d’avoir tiré un avantage fiscal lié à cette structure, Mme Grosman évoque "une société en pertes". Avant de concéder être intervenue, en 2009, c’est-à-dire en pleine offensive des pays du G20 pour combattre l’opacité des paradis fiscaux, notamment les centres financiers les plus exotiques, afin de transférer la société des îles Vierges vers le Luxembourg, un autre paradis fiscal. "Au moins, c’était en Europe, explique la présidente Financière Namsorg. Tout le monde sait très bien que tout l’immobilier européen est détenu via des sociétés au Luxembourg". Pour le reste, la femme d’affaires rappelle que la Financière Namsorg est établie en France et y paie des impôts : "Nous ne nous sommes pas expatriés en Suisse", conclut-elle.

En marge des entrepreneurs, les hommes d’affaires se laissent eux aussi souvent tenter par "l’aventure offshore". Et quand ils sont "découverts" et acceptent de s’expliquer, ils renvoient eux aussi très souvent la responsabilité de leurs structures offshore à leurs partenaires en affaires... Tout en affirmant que leurs investissements sont légaux et déclarés.

Dans ce cadre, une histoire, complexe comme le sont ces associations d’entrepreneurs dans les paradis fiscaux, retient l’attention : celle de deux sociétés créées dans les Iles Cook, paradis fiscal de l’océan Pacifique, Dragon Age Investments Limited et V-Trac Holdings Limited, actives entre 1993 et 2006. Elle associe trois partenaires, dont deux sont Français, Stéphane de Montauzan et Alain Mallart, et le troisième, un Américain installé au Vietnam, tout à la fois banquier et homme d’affaires, Anthony D. Salzman, lié à l’entreprise américaine Caterpillar.

M. Mallart est connu des milieux d’affaires français en tant qu’ancien patron des sociétés Novalliance et GFI, mais aussi comme l’homme accusé - à tort, apprendra-t-on finalement - d’être le délateur dans le fameux scandale financier Executive Life, qui a marqué les années 1990 (il portait sur le rachat dans des conditions controversées d’une compagnie d’assurance-vie californienne). Il réside aujourd’hui en Belgique où il dirige un holding d’investissement des jeunes pousses, Externalis.

L’association des trois hommes, aux intérêts très divers, visait, en substance, à profiter des opportunités commerciales d’un marché vietnamien que l’on disait en plein boom. M.Salzman devait permettre à Caterpillar de vendre ses machines au Vietnam.

C’est lui qui, selon ses partenaires, pilote la création des sociétés offshore. L’opération est séduisante sur le papier. Elle s’avère être un flop. Le marché n’a pas décollé. M. Mallart explique au Monde avoir mis fin à toute l’affaire, après s’être fâché avec M. Salzman et avoir perdu de l’argent. Il affirme que, le concernant, tout s’est fait dans la légalité, dans le cadre d’une participation dans Caterpillar. "En tant que Français, j’ai tout déclaré à l’administration fiscale de l’époque", précise-t-il.

Enfin, une autre histoire témoigne de ce recours bien plus fréquent qu’on ne le pense aux sociétés opaques créées à l’ombre des paradis fiscaux. Elle concerne le fondateur d’un cabinet de conseil en recrutement de hauts dirigeants, très en vue à Paris, Alexander Hughes.

Selon les données extraites des fichiers d’ICIJ, celui-ci est à l’origine de la création, en 2007, de trois sociétés dans les îles Vierges britanniques, Gerland Consulting Limited, Alizee Management et Arcadian Management. Ces sociétés ont été constituées avec l’aide d’un prestataire de services installé à Chypre. Il en est le bénéficiaire aux côtés de ses deux fils.

Sollicité, l’un d’eux confirme l’existence de ces sociétés et insiste sur la légalité des opérations. Tout en concluant son propos ainsi : "Mais le monde change et les paradis fiscaux ne sont plus opaques, si" ?

Anne Michel


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