Chimpanzés, les grands singes, l’homme et le capitalisme

jeudi 26 décembre 2013.
 

Décidément, les grands singes font la une  : orangs-outangs à la Géode, double page du Monde sur nos «  si proches cousins  », et voici ­Chimpanzés de Disney. On est comblé. Un peu perplexe, aussi.

S’agit-il d’instruire en émerveillant  ? Bien. D’aider au sauvetage d’espèces menacées  ? Bravo. Mais en vérité, il y a plus. Depuis des années, on s’efforce de nous mettre une idée en tête  : entre les grands singes et nous, la frontière s’efface. Ce Chimpanzés y va carrément. Jadis un évêque disait à un grand singe  : «  Parle et je te baptise.  » Disney l’a fait  : par la voix du commentateur, nous entendons l’imaginaire langage intérieur (sic) d’un jeune chimpanzé, du coup «  baptisé Oscar  », comme dit le prospect... Scénario et voix off visent sans cesse à nous le faire conclure nous-mêmes  : humain comme un grand singe  ! Comme nous, ils ont des outils, transmettent une culture, se font la guerre, et ne trouvent le bonheur que dans l’affection familiale.

L’histoire touchante dudit Oscar – sa mère est tuée, il va mourir, mais sera sauvé par son «  grand-père Teddy  », mâle dominant qui l’adopte –, Disney nous l’affirme, c’est une ­
«  histoire vraie  ». Admettons. Le curieux est que c’est à peu de chose près le scénario de Bambi... Mais ici nous ne sommes plus dans le dessin animé, nous sommes dans le film animalier  : ce n’est pas Disney qui invente, non, c’est vrai de vrai. Aussi vrai qu’il «  s’appelle Oscar  », comme il est dit d’entrée...

Que cherche-t-on, en vérité  ? À faire du profit en captivant  ? Sans nul doute. Mais ne sous-­estimons pas Disney  : tout ça propage une vision du monde qui n’a rien d’innocent. Et qu’on connaît depuis des lustres.

La mystification des «  propres de l’homme  »

Car elle est au cœur de la bibliographie sur les primates, depuis les observations de Jane Goodall (qui dialoguait avec le public à l’avant-première de Chimpanzés) et des écrits de spécialistes, comme Pascal Picq, jusqu’à d’intarissables repiquages médiatiques. Et que disent-ils, ­par-delà leurs nuances  ?

Ceci  : on a cru expliquer l’immense différence de destin entre Homo sapiens et les grands singes en invoquant des «  propres de l’homme  », capacités comportementales supposées n’appartenir qu’à l’individu humain  : usage d’outils, transmission culturelle, respect de normes, langage... Or, plus nous découvrons la vie sauvage des grands singes, plus nous constatons que rien de cela ne leur est étranger. Les chimpanzés usent d’outils, initient leurs petits, respectent l’autorité des dominants... Conclusion  : où sont-ils donc, ces fameux «  propres de l’homme  »  ? Entre ces primates et nous, la frontière est un préjugé. Le film de Disney en rajoute. Un «  propre de l’homme  » résiste  : le langage  ; à ses chimpanzés, Disney fait cadeau du langage intérieur et du nom propre, artifice filmique qui à soi seul est scientifiquement disqualifiant. Ce film va tromper les enfants, on l’a vu déjà lors de l’avant-première (l’un d’eux a demandé  : «  Pourquoi il s’appelle Oscar  ?  »).

Montrons bien la mystification. On croyait expliquer l’abîme entre eux et nous par des propres de l’homme individuel, or on n’en trouve guère, donc «  la frontière s’efface  ». L’explication supposée du fait ne tenant pas, le fait s’évanouit  ! Cela s’appelle un sophisme. La vraie conclusion, Marx la donnait il y a bien longtemps  : ce qui fait de nous les humains que nous sommes devenus, ce n’est pas en effet un propre «  inhérent à l’individu pris à part  », c’est «  l’ensemble des rapports sociaux  » (1) enracinés dans une activité que ne pratique absolument aucune espèce animale  : la production sociale des moyens de subsistance. Dans un gros livre sur nos origines, Pascal Picq écrit que pour Engels la différence entre les singes et nous «  c’est l’outil  » (2), formule qu’il a beau jeu d’écarter. Or c’est parfaitement faux, il n’est que de lire  : ce que met en relief Engels, comme Marx, c’est le rôle non de l’outil mais du travail – un mot que bien étrangement Pascal Picq ne prononce pas. Ce qui fait frontière entre les grands singes et nous, ce n’est pas une série de propres individuels mais un gigantesque propre social  : le cumul historique continu de productions collectives.

Pourquoi donc la primatologie semble-
t-elle ne pas le voir  ? C’est qu’elle est dominée par un dogme anglo-saxon  : l’individualisme méthodologique, suivant lequel tout fait humain doit s’expliquer à partir de l’individu naturel, à l’exclusion de toute donnée supra individuelle. Voilà l’idéologie dans laquelle baigne le Chimpanzés de Disney, comme tant de films animaliers. L’attention va au côté naturel des choses, certes de première importance. Nous sommes originairement des animaux, grande vérité matérialiste  ; les chimpanzés sont nos proches cousins, on le sait depuis Darwin  ; et qu’il y ait chez eux des «  germes  » de comportements comme la confection d’outils, Marx le disait déjà en clair dans le Capital. Mais on laisse dans l’ombre tout l’autre côté, qui est décisif  : ce qui a produit le passage d’Homo sapiens au genre humain civilisé, ce n’est pas la nature mais l’histoire sociale.

Des chimpanzés au néolibéralisme

On comprend bien alors les illusions, exploitées partout sans vergogne, que peut susciter la primatologie de terrain  : elle incite à comparer terme à terme le chimpanzé et l’homme – où voyez-vous tant de différences  ? Or, derrière l’homme individuel, il y a cet invisible qui crève les yeux  : le monde humain sans lequel en effet nous ne serions guère autres que les grands singes. Dans Chimpanzés, on nomme sans complexe «  marteau  » la simple pierre avec laquelle sont cassées des noix. On efface ainsi l’abîme entre un donné naturel grossièrement approprié à son usage par un singe et un outil au fort sens humain du terme, techniquement sophistiqué parce que socialement produit. A-t-on jamais vu un atelier chimpanzé d’écorçage de branchettes pour pêche aux termites  ? Est ainsi escamoté tout uniment le propre de l’humanité.

Or, je n’invente pas, cet individualisme méthodologique est le soubassement majeur de l’idéologie libérale  : la société ne serait qu’une somme d’individus aux comportements inscrits dans la nature humaine, laquelle commande un ordre social inchangeable. Voyez Chimpanzés  : dans le groupe il y a des dominants et des dominés, et tous ne survivent qu’en pillant le voisin. Ainsi le capitalisme est-il dans l’ordre naturel des choses.

Mais j’entends déjà l’objection  : voilà bien ces marxistes qui veulent tout politiser  ; Chimpanzés ne veut être qu’un divertissement, doublé d’une bonne action pour la sauvegarde d’une espèce magnifique. Cela, c’est la vitrine. Derrière, il y a la boutique. La preuve  ? Voilà maintenant une bonne décennie que déferle dans tous les médias le thème «  entre eux et nous la frontière s’efface  », peut-on le nier  ? Le film de Disney s’inscrit consciemment dans ce qui est bel et bien une campagne idéologique. Acte généreux en faveur des chimpanzés  ? C’est encore la face visible, mais il y en a une autre. Derrière Jane Goodall, scientifique humaniste qui mérite respect même si on discute ses vues, il y a de tout autres profils. Tel Peter Singer, patron américain du Great Ape Project, projet richement financé de faire reconnaître les grands singes comme des «  personnes  », et qui est aussi idéologue du néolibéralisme acharné. Pour lui, «  la vie d’un nouveau-né a moins de valeur que celle d’un cochon, d’un chien ou d’un chimpanzé  », aussi a-t-il proposé d’euthanasier les bébés chétifs, ce qui allégerait bien les charges de la Sécurité sociale (3). Est-ce nous qui politisons  ? Ce qu’il faut voir par-delà toute naïveté, c’est le terrible double jeu de cette campagne sur la prétendue disparition de frontière. Côté bavard  : traiter humainement les grands singes – très bien  ; côté muet  : traiter bestialement les humains – nous y sommes en plein. Mais dans ces milieux-là, on sait enrober la pilule. Chimpanzés évoque ce que Michel Clouscard appelait le «  capitalisme de la séduction  »...

Et quant à sauver les chimpanzés, urgente obligation, que faire  ? En accueillir quelques milliers dans des réserves protégées  ? C’est mieux que rien. Mais Jane Goodall le dit elle-même  : le drame de fond, c’est la déforestation galopante qui détruit leur milieu naturel de vie. Or à quoi tient-elle  ? À la pauvreté des peuples concernés, héritage colonial ravivé par la prédation économique de l’Afrique (l’A-fric...), et à l’exploitation forestière sans foi ni loi par des sociétés privées. Est-ce politiser abusivement que nommer la cause  ? On ne sauvera pour de bon les grands singes, ce trésor de la nature, qu’en mettant à la raison la sauvagerie planétaire du capital.

(1) Je cite ici la 6e des Thèses sur Feuerbach, 
écrites en 1845.

(2) Aux origines de l’humanité, Fayard, 2001, t. 2, p. 14.

(3) J’ai cité les textes et leurs références dans 
mon livre Qu’est-ce que la personne humaine  ? 
La Dispute, 2006, p. 45-47.

Lucien Sève


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