Le politique et l’intellectuel, une mésalliance ?

dimanche 19 mai 2013.
 

- Rien de nouveau ici. Ce couple perdure dans l’attrait et le rejet mutuels. Si l’un est dans l’action, l’autre la commente. Les deux se regardent comme des chiens de faïence. Pour faire bonne figure, les politiciens aiment à saupoudrer leurs listes de soutien des noms de quelques intellectuels en vogue. Une fois élus, ils les écartent. Ou ce sont les intellectuels qui, pour incompatibilité de mode de réflexion et d’action, partent d’eux-mêmes.

Prises de poids, prises de tête

Ils sont connus, les politiciens, pour ne pas (toujours) tenir leurs promesses. En l’occurrence, ils hésitent à relever le défi de se confronter à ces esprits libres que sont les intellectuels, pour innover vraiment et se remettre en question. Une chose que les politiciens n’aiment pas du tout ? S’avouer "secs" sur quelque sujet que ce soit. Bref, ils savent tout. Ils n’ont rien à apprendre des autres. Qu’iraient penser leurs électeurs s’ils avaient besoin de béquilles ?

Pourvu qu’il soit en mesure de serrer beaucoup de mains, de donner des interviews dans la presse locale ou autre, de paraître là où il faut, de servir des réponses à tout, et des réponses ad hoc, qui peuvent changer avec la direction du vent, le politicien de base est heureux, et sûr de son affaire. Il a une énergie sans limite et le désir de durer. Surtout lorsque la politique lui est devenue un gagne-pain. Et la source principale de son estime de soi.

Parce que la politique n’est pas seulement propice à la prise de poids. Elle l’est tout autant au gonflement de l’ego. Un ego que certains ont d’ailleurs très développé dès le départ. Dans ces conditions, le dialogue avec les intellectuels est difficile, parfois quasiment impossible.

Les politiciens ne sont a priori ni de grands lecteurs (à part des lecteurs de SMS et de twits), ni des individus spécialement cultivés. On ne le leur reprochera pas a priori. Il suffirait qu’ils en prennent conscience comme d’un manque. Certes, les exceptions, fort heureusement, ne sont pas rares. Encore faut-il être prudent : à droite, les manières vieille France de certains ne font que cacher une réelle intellectuelle. Qui règne assez largement dans les milieux politiques aussi bien de droite que de gauche.

Le duel se situe là : entre la pensée simple du politique, qui se veut accessible au quidam, et redoute plus que tout de n’être pas compris de lui, et la pensée complexe de l’intellectuel qui, souvent, ne s’adresse qu’à un happy few et ne fait guère d’effort pour être entendu du plus grand nombre. Or ni la société, ni la vie ne sont simples. Et c’est manquer de respect au peuple de penser qu’il n’est en mesure de comprendre que ce qui est "simple".

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

L’intellectuel, par la nature du travail qu’il effectue, vit dans le doute. Il le cultive. Il n’a pas réponse à tout, parce qu’il sait qu’il ne sait pas tout. Depuis Socrate, rien n’a changé. Quant à son action, lorsqu’il s’y lance, elle suit naturellement le rythme de sa pensée, qui est plus lente, plus réfléchie (c’est bien le moins qu’on peut attendre de lui).

Dans la solitude qui lui est naturelle, l’intellectuel prend forcément de la distance par rapport à l’événement. Tandis que le politicien réagit -doit réagir ?- sur le moment. Quasiment d’instinct. L’intellectuel, en général, attire peu l’attention des médias. Ses moments de gloire, lorsqu’il en a, correspondent avec la parution de ses livres. Ils durent peu. Comme ceux des politiciens d’ailleurs. Voilà un point commun. Avec une grosse différence, pourtant : pour les intellectuels, entre deux coups de projecteurs, il y a le temps long de la durée réflexive.

Les périodes de crise sont évidemment encore moins propices que d’autres à l’amour entre politiciens et intellectuels. Les droites extrêmes, les populistes aiment encore moins que d’autres ces "parasites" qui empêcheraient de tourner en rond. La haine de la pensée y prospère. Je parle ici de pensée critique et libre, bien sûr. Parce qu’il ne suffit pas de "penser" pour être un intellectuel au sens où je l’entends.

Les régimes totalitaires également ont leurs "penseurs", leurs soi-disant "intellectuels", relais plus ou moins serviles de l’idéologie dominante. La précarité de leur condition les prédispose à la fascination du pouvoir. Il sont facilement flattés par les ors de l’Institution, qui les rassure. Mais rien à voir là, cela va de soi, avec les intellectuels en démocratie, même s’ils ont bien leurs faiblesses, eux aussi.

Mais qu’est-ce donc qu’un intellectuel ?

Tous les universitaires, comme l’imaginent parfois certains de nos politiciens, ne sont pas des intellectuels, ni n’ont d’ailleurs l’ambition de l’être. Cette confusion ne favorise guère le débat et la compréhension mutuelle. Car pour le politique, l’universitaire a un métier, et il est bon qu’il s’y tienne. C’est un fonctionnaire comme les autres, dont la charge d’enseignement paraît bien maigre (quelques heures par semaine). Au point que certains voudraient bien aligner leur régime sur celui des enseignants du secondaire. Ils oublient qu’un universitaire est aussi, est d’abord un chercheur. Que cela prend du temps, beaucoup de temps. Et que le temps est la clé d’une production scientifique authentique, qui non seulement transmet, mais crée, et enrichit notre patrimoine de savoir commun.

Le politicien, étant souvent l’homme ou la femme de l’immédiat, a déjà du mal à comprendre cela ou à l’admettre. Mais ce qui complique un peu plus les choses, et que le politicien, souvent, ne voit pas, c’est que la compétence académique ne suffit pas à faire d’un savant un intellectuel. Ni même les livres qu’il écrit. Parce qu’être intellectuel, c’est aussi, c’est d’abord un engagement, lequel n’implique évidemment pas de prendre sa carte dans un parti (c’est même plutôt le contraire). L’engagement de l’intellectuel est variable, multiforme. Il développe en toute autonomie sa propre réflexion, et la met au service des causes qui, à ses yeux, méritent d’être défendues. Certes, l’ère de l’"intellectuel engagé" classique, celle des Sartre et des Beauvoir, des Foucault et des Bourdieu, est révolue. C’est du moins ce dont on voudrait nous convaincre. Mais s’il semble moins "politique" qu’hier, l’engagement de l’intellectuel d’aujourd’hui n’en est pas moins réel.

Le mépris de l’"intello", chose du monde la mieux partagée ?

Le peuple, souvent, ne sait pas ce qu’est un intellectuel. Il s’en méfie, comme on se méfie spontanément de ce qui nous est étranger ou inconnu. Le politicien n’est cependant pas plus averti que le peuple. Il s’en donne l’air, en tout cas, enveloppant les "intellos", les vrais et les autres, dans un mépris indifférencié, convaincu que ces gens-là ne servent pas à grand-chose (au mieux) ou sont nuisibles (au pire), prodigues en idées vaines, irréalistes ou farfelues, et sans débouchés politiques évidents. Ce mépris autorise chez certains une suffisance étonnante. Un politique peut ainsi dire, avec le plus grand sérieux, la plus énorme des bêtises. Qui, une fois les intellectuels écartés, pourrait bien lui apporter la moindre contradiction ? Avouerai-je que je me bouche parfois les oreilles, dans les déjeuners ou dîners officiels, pour ne pas entendre les "inventions" d’étrange facture qui émergent tout à fait spontanément dans les conversations ?

Ce serait certes une erreur de réduire tous les politiciens à la caricature que nombre de leurs collègues offrent tristement de leur fonction, dans cette sorte de course à l’ignorance. Et je ne nie pas, bien sûr, que les intellectuels se soient souvent trompés en politique, ni qu’ils se rendent coupables, eux aussi, parfois, de sotte suffisance... Je n’en suis pas moins convaincue que la rencontre de ces deux univers ne peut être que bénéfique. Et que les politiciens auraient tout à gagner à s’entourer d’intellectuels. Pour revoir leurs méthodes, soigner leur ignorance, imaginer de nouvelles voies d’action, étoffer le contenu de leur politique, ouvrir un horizon, inspirer un discours, pousser une espérance.

Au secours d’une France essoufflée

La France est essoufflée dans tous les domaines de l’art. Y compris l’art politique. Elle a perdu sa suprématie d’antan dans les sciences humaines, hier joyau français. Les politiques universitaires, la dévalorisation du savant et de l’intellectuel pratiquée par les divers gouvernements, la précarité à laquelle on a condamné tant d’esprits brillants ont découragé les vocations ou stimulé la désertion à l’étranger, sous des cieux plus cléments.

L’universitaire français, qui peut aussi devenir un intellectuel, est une spécificité française. Je dirais même quelque chose comme une exception culturelle française, qui nous honore. Au lieu de confiner nos intellectuels au domaine étroit de leurs chères études et de rendre chaque jour plus difficiles leurs conditions de travail, nos politiciens et gouvernants auraient tout intérêt à s’éclairer de leurs lumières. Et à ne pas les éviter soigneusement, parce qu’ils sont des esprits critiques.

Nos dirigeants préfèrent s’entourer d’"experts", qui deviennent vite les voix de leurs maîtres, qui n’innovent guère mais remâchent, indéfiniment, ce qui plaît à ceux qui les emploient. Rarement les médias invitent des intellectuels courageux et critiques. Les "experts" ou soi-disant experts leur suffisent. Et les "experts" eux-mêmes servent aux médias ce que ces derniers en attendent. Leur rente en dépend.

Besoin d’air ?

Comment se fait-il que l’exécutif préfère s’entourer de techniciens sans penser un instant qu’il serait primordial de leur adjoindre des intellectuels qui les aideraient peut-être à se ressourcer au lieu d’appliquer des recettes apprises à l’ENA ou dans d’autres fabriques du même genre ? Quant aux partis eux-mêmes, aussi essoufflés que les politiciens qu’ils fournissent au pays, n’auraient-ils pas également grandement à gagner au contact de vraies pensées, en évitant de confondre, ce qui leur arrive hélas assez souvent, technocrates et intellectuels ?

Pourquoi ne pas profiter de ce creux de la vague politique où nous sommes pour tenter une alliance de raison entre politiques et intellectuels ? Les seconds ne pourraient-ils donc pas aider les premiers à sortir un peu la tête de l’eau, en mettant de côté des préjugés qui ne font que les desservir ? Ne serait-ce pas aussi une manière claire de dire non aux populismes qui fleurissent aux extrêmes et menacent ?

Politiciens, ressaisissez-vous. Vous avez besoin d’air. Tentez le coup, allez le chercher là où il est. Un air encore sain et non pollué. Parole d’écolo.


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