Pablo Picasso La réinvention de la peinture

jeudi 2 novembre 2023.
 

Picasso a déconstruit la peinture et les illusions de la représentation pour lui faire rendre sens. Ce fut une révolution. Une odyssée picturale unique, dont chaque escale est une étape pour faire, défaire, refaire des gestes acquis et (re)trouver l’intuition des couleurs et des formes.

L’un des tout derniers tableaux de Picasso est un autoportrait daté du 30 juin 1901. Il a la grandeur et la force déchirante de ceux de Rembrandt, du Tintoret à la fin de leur vie, mais celui de Picasso est presque comme griffonné, au pastel gras, les yeux sont exorbités et ce regard noir du peintre qui semblait, a-t-on dit, traverser les êtres et les choses, semble déjà passé de l’autre côté du miroir. Mais ce qui retient aussi l’attention, c’est cette manière de peindre des dernières œuvres, des dernières années de Picasso, par lesquelles, peut-être, il faut en définitive commencer. Les mousquetaires, les gentilshommes du siècle d’or, les différents nus couchés de 1969 à 1971, qui vont dérouter, être parfois plus incompris encore que les œuvres d’autres périodes, sont une explosion de liberté, dans le trait comme dans la couleur. Et si Picasso reprend là, encore une fois, les thèmes et les figures du Titien, de Vélasquez, de Goya, c’est aussi cette période où il dit qu’il n’a jamais peint comme un enfant et qu’il lui a fallu toute une vie pour y arriver. Ce n’est évidemment pas vrai. Picasso ne peint pas comme un enfant mais comme un homme que tout le parcours d’une vie ferait renaître à une nouvelle enfance. (…)

Mais sans doute ne peut-on penser cela sans revenir, tout de même, à cet enfant de Malaga, né en 1881 de Don José Ruiz et de Maria Picasso Lopez, qui n’a jamais peint comme un enfant. Ce n’est peut-être pas tout à fait exact mais il s’en faut de peu. Car le jeune Pablo fait preuve d’une impressionnante précocité. Son père est professeur de dessin et peintre lui-même. Ça aide sans doute. D’autant que Don José, s’il n’est pas un grand peintre, n’est pas non plus un homme et un peintre médiocres mais une belle figure artistique et intellectuelle de son milieu. Le bambin aurait réclamé très tôt un crayon et s’exerce au dessin difficile des pattes de pigeon que lui propose son père. À quatorze ans, il peint sa célèbre Première Communion on ne peut plus académique, mais qui témoigne d’un savoir-faire accompli. Son père, l’anecdote est connue, lui a déjà remis, avec une certaine solennité, sa palette et ses pinceaux. (…)

Il part à Paris une première fois et s’y installera réellement en 1904, au Bateau-Lavoir à Montmartre. Sa peinture alors, avec ses périodes dites rose et bleue, est marquée par les influences du Greco, de Vélasquez, mais aussi par celles plus récentes de Degas, Toulouse-Lautrec, Manet d’une autre manière. Mais elle l’est aussi par son attention aux saltimbanques, aux personnages de cirque, aux errants au regard empreint de mélancolie. On peut alors peut-être se risquer à dire que la véritable révolution qu’opèrent dans la peinture les Demoiselles d’Avignon, en 1907, préparées pendant près d’un an de dessins et de recherche, est double. C’est évidemment une révolution plastique et esthétique, une rupture définitive avec la peinture comme illusion de la représentation. Elle fait suite à la découverte, par Picasso, de la sculpture ibérique en Espagne, des sculptures africaines au Trocadéro, de sa connaissance approfondie désormais de Cézanne. (…)

Pour Picasso, dès cette période, la peinture est faite de signes. Mais un signe, il faut encore le préciser, s’il est toujours un signe de quelque chose, est aussi un signe vers quelque chose ou quelqu’un, en tout cas vers un devenir. De ce point de vue, il n’est pas hors de propos de dire que les Demoiselles, qui sont autant de signes de l’aliénation des femmes et de leur corps, font signe vers leur devenir. Cela pourrait n’être que pure spéculation, si l’on ne pouvait établir un lieu, un pont dans le temps, entre les Demoiselles, la Femme qui pleure ou le Chat dévorant un oiseau, avant la Seconde Guerre mondiale, le Charnier avec la découverte des camps d’extermination, les derniers nus de la fin des années soixante et, bien sûr, Guernica, en 1937, après le bombardement de la ville basque par les nazis. Plastiquement, Guernica puise chez Goya et les planches en noir et blanc des Désastres de la guerre, chez Poussin, chez Renoir, mais la toile éclate de violence car ses figures sont autant de signes de la violence et de la guerre. Guernica est un manifeste, comme du reste pouvait l’être en son temps le Tres de mayo de Goya, que Picasso reprendra pour Massacre en Corée, et c’est là que s’entendent le mieux sans doute ces mots de Picasso  : «  La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. Elle est une arme de guerre, offensive et défensive, contre l’ennemi.  » Une arme de guerre. N’est-ce pas politique et particulièrement si l’on entend par là non la guerre d’État à États, la guerre de domination, mais la guerre de la liberté contre les oppressions, y compris en art  ? (…)

Picasso a toujours été (…) plus politique qu’on a voulu le dire, ou plutôt le taire. Avant même la guerre de 1914, c’est lui qui s’inquiète de la tension dans les Balkans que reflètent plusieurs de ses peintures, ses dessins sur les journaux qu’il lit régulièrement sont à fois des expérimentations de son langage plastique et des commentaires de l’actualité. Dans les années trente, il est proche du groupe anarchisant formé autour des frères Prévert. Dora Maar, qu’il rencontre en 1936, est une militante proche des partis communistes et des intellectuels. Son adhésion au PCF, au sortir de la guerre, ne peut surprendre que ceux qui ne voient dans la peinture, et singulièrement celle de Picasso, que des fantaisies plastiques ou des objets de spéculation, comme ils ne voient chez les surréalistes que des loufoqueries et des provocations. André Breton et Aragon avaient dit que la poésie «  est toujours de circonstance  ». Elle est toujours liée au monde, dans le monde. Picasso ne dit pas autre chose  : «  Pourquoi croyez-vous que je date toujours ce que je fais  ? a-t-il pu dire au photographe Brassaï. C’est qu’il ne suffit pas de connaître les œuvres d’un artiste. Il faut aussi savoir quand il les faisait, pourquoi, comment, dans quelles circonstances.  » Et les circonstances varient, c’est même leur essence. Il serait donc parfaitement ridicule de réduire Picasso à «  la politique  », mais il l’est tout autant de l’ignorer. Il est bien vrai en même temps que la période ingresque de 1920, marquée par les portraits sereins d’Olga, la danseuse des Ballets russes qu’il a épousée, la période des grands nus sculpturaux qui renvoient à Renoir, sont autant de moments où son œuvre prend des orientations différentes. (…)

Chaque fois, il invente, mais c’est aussi en puisant à toutes les sources de l’histoire de l’art. La grande expo «  Picasso et les maîtres  », il y a déjà quatre ans à Paris, mettait son œuvre en regard de ceux des plus grands. Belle démonstration. Mais dès ses débuts, l’un de ses amis le décrit, dans les salles des antiques au Louvre, allant d’une vitrine à l’autre en «  reniflant comme un chien de chasse  ». C’est qu’en réalité Picasso n’emprunte pas, il ne cite pas pour son compte, mais il redonne sens aux œuvres du passé, il invite à relire l’histoire de l’art. On peut remarquer alors que les grands nus de sa dernière période, qui ont la souveraineté généreuse de la Vénus d’Urbino, du Titien, de la Maja de Goya, la tranquille assurance de l’Olympia de Manet sont, au fond, comme la réponse apaisée et ouverte au monde aux Demoiselles d’Avignon. C’est aussi cela, la révolution Picasso. S’il y a bien chez lui déconstruction de la peinture dans la peinture, c’est pour mieux la donner à voir, la libérer des mensonges de la représentation et de l’illusion, montrer que les grands maîtres ne sont jamais des imitateurs ou des copistes du réel, mais qu’ils œuvrent dans la chair du monde. Que la peinture en tant que signes est liberté.

Maurice Ulrich

Source : http://www.humanite.fr/culture/pabl...

B) Picasso, jeune anarchiste à Barcelone, adhérent communiste en 1944

Alors que la guerre n’est pas terminée, le 5 octobre 1944, l’Humanité consacre la moitié de sa une à l’adhésion du grand peintre au Parti communiste français.

« Je suis venu au communisme comme on va à la fontaine. » La phrase est célèbre. On voit Picasso sur une grande photo s’entretenant avec Jacques Duclos, alors l’un des principaux dirigeants du Parti, et Marcel Cachin, le directeur historique du journal. L’événement est considérable, Picasso, alors âgé de soixante-trois ans mais alerte comme jamais, est déjà un géant. Il a derrière lui une œuvre immense comme un compagnonnage de dizaines d’années avec toutes les avant-gardes intellectuelles et esthétiques, ses amis s’appellent Aragon, Éluard, Cocteau, Léger…

Lorsqu’en 1944 il représente dans son atelier sa pièce de théâtre Le désir attrapé par la queue, les acteurs et les spectateurs sont comme un Bottin de la culture  : Simone de Beauvoir, Sartre, Michel Leiris, Dora Maar, Raymond Queneau dans une mise en scène d’Albert Camus et, dans l’assistance, Jacques Lacan, Cécile Éluard, Jean-Louis Barrault, Georges et Sylvia Bataille, Braque, Maria Casarès, Henri Michaux, Pierre Reverdy, Claude Simon…

Des révolutions dans l’art et dans la vie

Depuis 1937, Picasso est aussi l’auteur d’une des toiles les plus célèbres et les plus emblématiques du XXe siècle, Guernica, après le bombardement de la petite ville espagnole par les aviateurs allemands de la légion Condor. On peut une nouvelle fois relater sa réponse à un officier allemand venu le voir dans son atelier. « C’est vous qui avez fait ça ? » aurait-il questionné en montrant l’immense toile. « Non, c’est vous. » On sait aussi qu’il distribuait aux Allemands qui venaient le voir des cartes postales représentant la toile  : « Souvenir, souvenir. » Les visites des Allemands dans son atelier ne sont pas toujours de courtoisie. En janvier 1943, la Gestapo y est. « Ils m’ont traité de communiste, de dégénéré, de juif, ils ont donné des coups de pied dans mes toiles. » En juillet de la même année, les Allemands brûlent aux Tuileries des toiles de lui-même, d’André Masson, Miro, Klee, Léger, Ernst… Il est régulièrement attaqué par la presse pétainiste, surveillé de très près par la Gestapo, dénoncé pour ce qu’on suppose déjà de ses sympathies communistes, attaqué par certains peintres comme Vlaminck…

On a souvent tenté de réduire son adhésion au PCF à un geste opportuniste ou sans vrais lendemains dans l’enthousiasme de la Libération dont le PCF apparaît à juste titre comme l’un des principaux acteurs. C’est faire bon marché de ce qu’aime à souligner, parfois contre les clichés, l’ancienne directrice du musée Picasso, Anne Baldassari, qui entretenait le projet de réaliser une exposition sur le thème « Picasso politique ». Dès sa jeunesse il baigne dans le milieu des jeunes anarchistes de Barcelone, où l’on débat avec autant de flamme des révolutions dans l’art et dans la vie. Il sera toujours un lecteur très attentif de la presse et choisira même dans ses collages des articles à portée politique comme ceux qui alertent avant la grande boucherie sur les risques pour la paix de la guerre des Balkans.

Pour Picasso, il n’a jamais été question de déposer les armes

La guerre d’Espagne, pour lui qui n’a toujours pas la nationalité française en raison précisément des sympathies anarchistes qu’on lui prête, va être un choc. C’est aussi à cette époque qu’il rencontre Dora Maar, photographe et femme très engagée à gauche. Nombre d’intellectuels et d’artistes parmi les plus prestigieux prennent le parti de la République espagnole dans ce qui apparaît à nombre d’entre eux, aux communistes, comme le premier grand affrontement contre le fascisme. Picasso dessine la série Songes et mensonges de Franco dans la suite de Guernica  : « Comme je voulais frapper plus fort que les intellectuels discoureurs, j’ai décidé de la graver, pour qu’elle puisse être tirée en cartes postales vendues au profit des républicains. »

Dans un entretien publié dans les Lettres françaises, il dira  : « la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est une arme de guerre offensive et défensive contre l’ennemi ». C’est à la fois politique et esthétique quand bien même ce n’est sans doute pas vrai de toutes ses périodes mais le fait est que pour Picasso il n’a jamais été question de déposer les armes. Quelques jours après son adhésion, un magazine américain sollicite du PCF qu’il lui arrange un entretien avec Picasso. Le 29 octobre, à la suite du magazine en question, l’Humanité publie le célèbre texte du peintre  : « Mon adhésion au Parti communiste est la suite logique de toute ma vie, de toute mon œuvre. Car, je suis fier de le dire, je n’ai jamais considéré la peinture comme un art de simple agrément, de distraction  ; j’ai voulu, par le dessin et la couleur, puisque c’étaient là mes armes, pénétrer toujours plus avant dans la connaissance des hommes et du monde afin que cette connaissance nous libère tous chaque jour davantage  ; j’ai essayé de dire, à ma façon, ce que je considérais comme le plus vrai, le plus juste, le meilleur, et c’était naturellement toujours le plus beau, les plus grands artistes le savent bien. Oui, j’ai conscience d’avoir toujours lutté par ma peinture en véritable révolutionnaire. Mais j’ai compris maintenant que cela même ne suffit pas  ; ces années d’oppression terrible m’ont démontré que je devais non seulement combattre par mon art, mais de tout moi-même. (…) En attendant que l’Espagne puisse enfin m’accueillir, le Parti communiste français m’a ouvert les bras, j’y ai trouvé tous ceux que j’estime le plus, les plus grands savants, les plus grands poètes et tous ces visages d’insurgés parisiens si beaux, que j’ai vus pendant les journées d’août. Je suis de nouveau parmi mes frères. »

Tel quel. Dans l’Humanité du 5 octobre 1944 « Promesse inouïe » par Paul Éluard « Nous vivons un temps blanc et noir où, lorsque l’horreur s’écarte un peu, des promesses inouïes partout se font jour, éclairant l’avenir. Contre les misères que notre pays a subies, les meilleurs d’entre les hommes ont combattu, Joliot-Curie, Langevin, Francis Jourdain, Picasso ont toute leur vie été au service de l’homme. Ils se rangent résolument aux côtés des travailleurs et des paysans. J’ai vu aujourd’hui Pablo Picasso et Marcel Cachin s’embrasser. Et j’ai vérifié la noblesse de l’intelligence et du cœur en entendant Picasso remercier le peuple de France en adhérant à son plus grand Parti  : celui des fusillés. »


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