Léon Blum, Discours au 38è congrès national du parti socialiste SFIO (29 août 1946)

dimanche 25 février 2007.
 

J’ai assisté et participé depuis trente ans à tous nos congrès, sauf une interruption forcée. J’y ai toujours pris la parole. Je ne l’ai jamais fait avec tant de gêne et tant de trouble.

Quelque chose m’échappe dans ce qui se passe. Je ne comprends pas. Je m’épuise en vain depuis des jours et des jours à saisir clairement les causes, et surtout la proportion des causes avec les effets.

Quelque chose reste inexplicable pour moi : une majorité des deux tiers s’est prononcée pour le rejet du rapport moral. Rejet du rapport moral ? Je n’en connais aucun exemple dans notre parti... qui, pourtant, a traversé des crises graves. Bracke me rappelait tout à l’heure que le rapport moral est de date relativement récente, mais il remonte à une quinzaine d’années toutefois. Au cours de cette période, il s’est produit des changements d’orientation politique et jamais, au grand jamais, le Parti a infligé ce désavœu, cette condamnation, aux organismes directeurs qui avaient joui de sa confiance jusqu’alors.

Le seul précédent que ma mémoire me suggère, c’est ce qui s’est passé en 1918, immédiatement après l’armistice, quand le Parti s’est réuni au Congrès de la Grange-aux-Belles. Il y a eu alors dans le Parti une révolution de palais à peu près complète. Frossard a remplacé Louis Dubreuilh et Cachin a remplacé Renaudel à la direction politique de l’Humanité. Mais alors il existait dans le Parti une division réelle, une division profonde, si profonde qu’elle devait éclater à Tours un an plus tard. La Troisième Internationale venait d’être constituée. Elle avait tenu ses deux premiers congrès et défini sa doctrine, qui agissait à l’intérieur de notre parti comme un discriminant d’une nature nouvelle et extraordinairement énergique. Entre partisans et adversaires de l’adhésion à la Troisième Internationale, le fossé se creusait de plus en plus profondément. D’autre part, un cruel débat rétrospectif s’était élevé entre nous, rendu constamment plus âpre par les négociations du traité de paix - celui qui portait sur la participation gouvernementale du socialisme pendant la guerre et qui séparait les partisans de la défense nationale et les théoriciens du défaitisme révolutionnaire.

Un affaissement de la doctrine ?

C’étaient là de graves conflits portant sur l’essence même de la doctrine. Y a-t-il aujourd’hui rien de comparable, à un degré quelconque ? J’ai beaucoup entendu dire et j’ai même lu, puisque cela est écrit dans la motion dont Guy Mollet est le premier signataire, que le trouble du Parti, que ses récentes déceptions ont pour origine une déviation, un affaissement de la doctrine.

Je serais pour ma part profondément heureux de penser qu’il existe dans les masses de notre parti un attachement si passionné à la doctrine, un souci si jaloux de sa pureté. Je serais heureux de penser que le vote pour ou contre le rapport moral a été déterminé dans nos sections par des discussions de doctrine sur les rapports de la lutte de classe et de l’action de classe, du matérialisme historique et du matérialisme dialectique. Je serais heureux de le penser, mais j’en doute. Et, à vrai dire, je ne crois pas qu’à aucun moment de notre histoire socialiste la doctrine du parti ait été plus cohérente, plus homogène, moins contestée qu’elle ne l’est à l’heure présente.

La vérité est que, pendant les quinze années qui ont suivi l’unité de 1905, puis pendant les quinze années qui ont suivi la scission de Tours, il s’est élaboré au sein de notre parti un corps de doctrine commune, combinant la pensée de Marx avec celle de Jaurès - qui était devenue celle du socialisme international comme celle du socialisme français - qui ne faisait et qui ne fait l’objet d’aucune contestation, d’aucune division sérieuse.

A-t-elle été remise en cause sur un point quelconque ? Depuis des jours et des jours, avec conscience, avec scrupule, j’essaye de déterminer le point de friction, de le localiser, de le situer, pour tenter de le réduire et, en réalité, je ne le découvre pas. Je crois que je pourrais énoncer ici un certain nombre de principes, d’articles de catéchisme, auxquels aucun de vous ne pourra et ne voudra faire objection.

Nous sommes le parti socialiste et notre objet est la transformation révolutionnaire de la structure sociale, c’est-à-dire du régime de la production et de la propriété.

Nous travaillons à cette transformation dans l’intérêt de l’unité humaine, de l’individu, aussi bien que dans l’intérêt de la collectivité, parce que nous considérons ces deux intérêts comme entièrement solidaires. C’est cette transformation essentielle de la structure sociale, cette “ mutation ” (pour emprunter une expression commode au vocabulaire de la biologie transformiste) qui constitue pour nous la révolution. C’est en ce sens que j’ai tant de fois répété qu’il n’existe pas deux espèces de socialisme, dont l’un serait révolution l’autre ne le serait pas.

Nous pensons que cette transformation est révolutionnaire, même si elle est acquise par des moyens légaux et, à l’inverse, un soulèvement populaire victorieux qui n’aboutirait pas à la transformation sociale ne serait pas à nos yeux la révolution.

Si nous luttons pour cette transformation, ce n’est pas seulement parce qu’elle est dans le sens d’une loi de l’histoire, parce qu’elle traduit le progrès des forces de production et des rapports sociaux que ces forces déterminent. C’est aussi parce qu’elle est conforme à la justice - quand nous employons les termes de “ classe exploitée ” et de “ classe exploiteuse ”, nous introduisons par là même dans notre doctrine une idée de droit - c’est parce qu’elle mettra un terme à une iniquité séculaire, parce qu’elle mettra fin à la lutte des classes, parce que, selon le mot de Jaurès, elle réconciliera l’humanité avec elle-même, parce qu’elle assurera à l’individu le libre jeu de sa vocation naturelle et le plein développement de sa personne.

Nous croyons que cette transformation ne peut être obtenue que par l’action nationale et internationale des travailleurs groupés en partis de classe pour leur propre libération.

Nous croyons que la mutation révolutionnaire du système social a pour condition la conquête du pouvoir politique par les travailleurs organisés en partis de classe. La conquête du pouvoir n’est pas une fin en soi, mais la condition préalable et indispensable de la transformation révolutionnaire.

Je vous demande s’il y a un seul article, un seul mot, de cette espèce de credo, de catéchisme, que je viens de débiter qui soulève de la part d’un d’entre vous une objection, une réserve quelconque. Si quelqu’un croit pouvoir s’élever contre ce que j’ai dit, qu’il le fasse.

Cette pensée est bien notre pensée commune et elle est notre pensée constante. Vous la retrouverez formulée à peu près dans les mêmes termes dans deux documents que j’ai rédigés à plus de vingt-cinq ans de distance : le préambule théorique du programme électoral de 1919 et le préambule théorique des nouveaux statuts qui remonte à quelques mois.

Dans cet ensemble cohérent, mais complexe, il va de soi que l’accent peut être mis sur telle formule plutôt que sur telle autre ; que le projecteur peut viser tel aspect plutôt que tel autre. Cela varie selon les tempéraments individuels et aussi selon les circonstances.

Il était inévitable qu’au lendemain d’une guerre conduite au nom de l’idée de liberté, au lendemain d’une victoire dont le prix était la libération des peuples, ce qui, dans notre doctrine, tend à libérer la personne humaine de toutes les servitudes qui l’oppressent (et dont la servitude sociale est le principe), apparût au premier plan de notre pensée. Il était également inévitable qu’au lendemain de la guerre, de la résistance et de la libération, nous fissions entrer en ligne de compte, dans l’exposition et dans la propagande de notre parti, un fait dont nous avions tous été les témoins et les acteurs, dont nous avions tous saisi l’importance, c’est-à-dire que la conscience de classe et l’organisation de classe n’empêchent pas les travailleurs de participer aux passions collectives qui animent la totalité d’un peuple menacé dans son indépendance et dans son existence.

Il était inévitable que, dans cet état que Daniel Mayer décrivait et analysait tout à l’heure après plusieurs d’entre vous, que dans cet état d’aspiration confuse d’une nation qui, tout entière, cherchait des formes nouvelles à sa vie libérée, le Parti fît un effort pour débarrasser notre doctrine d’une partie des vieilles équivoques qui pesaient sur elle. Ces équivoques sont anciennes comme le monde, ou peu s’en faut, puisque Platon se débattait déjà contre elles. Il était naturel que nous fussions amenés à montrer plus fortement que la cité socialiste n’est ni la caserne ni le cloître, que l’égalité n’est pas l’uniformité, qu’elle consiste au contraire à placer chaque individu à sa place exacte, au poste social qui lui convient, à celui que lui assigne sa vocation naturelle reconnue et cultivée par la société elle-même, qu’ainsi le socialisme ne nie pas, mais qu’il recherche, mais qu’il développe et qu’il entend utiliser pour le bien collectif toutes les originalités et tous les mérites personnels.

Humanisme et socialisme

Je ne pense pas que sur ces formules il s’élève plus de contestations que sur celles que j’énonçais précédemment ; pour ma part, je n’ai jamais pensé ou dit autre chose.

La motion de Guy Mollet parle “ d’humanisme erroné ”. Je puis, je crois, me reconnaître sans un excès de vanité dans cette formule, quoique à ma connaissance je n’aie jamais employé le mot d’humanisme, ou du moins je ne l’aie jamais employé dans cette acception. J’ai simplement mis l’accent sur cette vérité qu’aucun de vous ne contestera, à savoir que dans la conception socialiste l’individu n’est ni opprimé ni annulé, mais que tout au contraire, la fin dernière du socialisme est la libération intégrale de la personne humaine.

Il n’est pas dans mes habitudes d’apporter à la tribune des citations mais, ces jours derniers, relisant les épreuves d’un livre qu’un de nos camarades de la Dordogne, Jean Palméro, vient d’écrire sur Jaurès, j’ai noté quelques citations que je vous lis :

“ Le socialisme intégral, où le socialisme n’apparaît pas comme une étroite fraction mais comme l’humanité elle-même, comme l’image de l’humanité...(1) ”

Jaurès écrit ailleurs :

“ La transformation de la propriété capitaliste en propriété socialiste est le seul moyen d’affranchir la personne humaine. ”

Il écrit enfin cette phrase, sublime à mes yeux dans sa simplicité : “ Au fond du capitalisme, il y a la négation de l’homme (2). ”

Ce sont des formules de ce genre que j’ai faiblement répétées.

Je pourrais vous montrer aussi, sans beaucoup de peine, que l’analyse de l’idée de lutte de classe que j’ai tentée rappelle d’assez près celle qu’avait faite Jaurès il y a bien des années et dont Rappoport écrivait : “ Aucun marxiste ne trouvera à redire à cette définition. ” Jaurès pensait, lui aussi, que ce qui complétait la lutte de classes conçue comme loi explicative de l’histoire, c’était “ la conviction acquise par le prolétariat qu’il devait s’émanciper lui-même et devait seul s’émanciper ”. Je crois être resté pleinement fidèle à la pensée de Jaurès, et aussi à celle de Marx, en affirmant que lorsque nous définissons le socialisme en tant que parti de classe, c’est essentiellement cette action de classe que nous avons en vue.

Je sais bien que j’ai commis une autre hérésie vis-à-vis des docteurs intransigeants et intolérants de la scolastique marxiste, et c’est celle qu’ils me pardonnent le moins.

Le matérialisme historique de Marx et le matérialisme dialectique de Lénine

J’ai essayé ici même, il y a un an et quelques jours, de distinguer entre le matérialisme historique de Marx, et ce matérialisme dialectique de Lénine et de Staline, dont le livre récent de Georges Izard a fourni une analyse si riche, si exacte et si profonde.

Le matérialisme historique de Marx est, comme son nom l’indique, une loi d’explication de l’histoire. J’ai à peine besoin de rappeler qu’il assigne, dans le mouvement de l’histoire, un rôle primordial, essentiel, aux phénomènes d’ordre économique, tous les autres phénomènes, d’ordre social d’abord, d’ordre juridique, politique, moral, religieux, spirituel ensuite, étant déterminés ou justifiés par les phénomènes économiques et plus spécialement par la nature et le rapport des forces de production.

Le matérialisme dialectique, lui, déborde de bien loin le matérialisme historique, puisqu’il y annexe le matérialisme philosophique, c’est-à-dire une doctrine qui se pose, non plus comme une explication de l’histoire, mais comme une explication de la connaissance et de l’existence. Le matérialisme philosophique est une doctrine qui affirme que tous les phénomènes de la vie et de la pensée sont réductibles à des lois biologiques, physiques, chimiques et que ces lois elles-mêmes sont explicables par les seules qualités de la matière inorganique. Or, le matérialisme dialectique de Lénine et de Staline consiste essentiellement à soutenir qu’entre matérialisme historique, loi de l’histoire, et matérialisme philosophique, doctrine de la connaissance et de l’existence, il existe un lien de connexion nécessaire, que l’un repose nécessairement sur l’autre ou conduit nécessairement à l’autre, si bien qu’on ne pourrait contester ou nier l’un sans contester ou nier l’autre.

Ici, il y a un an, je n’ai pas discuté le matérialisme historique de Marx ; je me suis borné à regretter que la formule qui le définissait fût équivoque, ce qui n’est que trop évident. Je n’ai pas davantage l’intention de discuter ici le matérialisme philosophique. En ce qui me concerne personnellement, j’ai été formé, comme presque tous les hommes de ma génération, par la critique kantienne, qui fournit une explication purement rationnelle de la connaissance et qui interdit à l’esprit humain toute certitude de caractère scientifique sur l’explication métaphysique de l’existence. Mais la question n’est pas là.

Elle est de savoir s’il existe ou non, comme l’affirment Lénine et Staline, un rapport de connexion nécessaire entre matérialisme historique et matérialisme philosophique. Lénine, Staline et leurs commentateurs orthodoxes prétendent que quiconque rejette le matérialisme philosophique rejette par là même le matérialisme historique de Marx, que par conséquent il n’est pas marxiste, que par conséquent il n’est pas socialiste. C’est cette prétention que je me refuse à admettre. Il m’est impossible de concevoir comment une conception de l’histoire qui fait dériver son mouvement de l’évolution des phénomènes économiques - lesquels d’ailleurs n’ont rien de plus matériel que les autres - pourrait impliquer une opinion quelconque sur la question de savoir si les qualités de la matière inorganique expliquent tous les phénomènes de la vie et de la pensée.

Voyez d’ailleurs où vous conduirait cette prétention extraordinaire. Un homme se présente à vous dans l’une de vos sections. Il demande à adhérer à notre parti. Allez-vous faire dépendre son admission d’un examen philosophique préalable ?

Allez-vous lui demander s’il croit au matérialisme dialectique, s’il reconnaît que la matière est une réalité et non une idée de l’esprit, que les lois de la matière justifient toutes les formes de la pensée et de la vie ?

Est-ce que vous ferez dépendre le socialisme d’une philosophie ?

Est-ce que vous écarterez de vos rangs un cartésien, un spinoziste, un kantien, un hégélien comme Marx, ou même un positiviste, car le vieux Littré, par exemple, aurait été refusé à l’examen ? Proclamerez-vous qu’à plus forte raison la conviction socialiste, l’appartenance au parti socialiste sont incompatibles avec une croyance religieuse quelconque ?

Vous avez toujours proclamé le contraire. Vous avez toujours dit et écrit que le socialisme était indépendant de toute distinction philosophique et religieuse. Vous l’avez écrit dans vos plus récents statuts, c’est même là une des rares phrases qui ne soient pas de ma main. Vous le pensez encore. Vous ne le penserez peut-être plus dans un an si, d’ici là, la polémique communiste est parvenue à vous inquiéter, sinon à vous convaincre.

Mais, aujourd’hui, vous le pensez encore. Alors, je le répète, où est l’opposition doctrinale ? Où est la déviation ? Sur quoi doit porter le redressement, le raidissement dont on n’a cessé de nous entretenir dans cette journée ?

Est-ce que le différend, la division porte sur la tactique générale du Parti ? Je ne le crois pas davantage.

Vous savez que Marx ne s’est pas borné à affirmer que la conquête du pouvoir politique était la condition indispensable de la transformation sociale. Il a toujours affirmé que l’action de classe du prolétariat impliquait nécessairement l’action politique. Cette conception marxiste n’était plus contestée par personne depuis soixante-quinze ans.

Quelques-uns de nos camarades me semblent enclins à le contester aujourd’hui si j’en crois certaines interruptions, mais alors ce qu’ils n’ont pas le droit de faire c’est de nous donner, à nous, des leçons d’orthodoxie marxiste.

Dans un pays qui possède le suffrage universel, l’action politique signifie nécessairement l’action parlementaire et la représentation parlementaire. Et quand un parti politique a suffisamment grandi pour que son groupe parlementaire possède la majorité ou qu’il devienne un élément nécessaire de toute majorité possible, les problèmes de l’action politique deviennent les problèmes du pouvoir. Car nous ne faisons jamais que changer de problème et nous avons eu les problèmes de notre faiblesse comme nous avons aujourd’hui les problèmes de notre force.

Conquête et exercice du pouvoir

Durant de longues années, mon ami Vincent Auriol et moi, dans des discussions qui ont occupé je ne sais combien de congrès, nous avons essayé d’habituer le Parti et le prolétariat français à prendre claire conscience d’une distinction capitale entre la conquête révolutionnaire du pouvoir et l’exercice du pouvoir dans les cadres de la société capitaliste encore existante.

Toutes les difficultés dont le contrecoup se fait sentir aujourd’hui dans le Parti tiennent aux incidences de l’exercice du pouvoir. Je n’ai pas assisté aux débats des sections, mais j’en suis à peu près convaincu et la lecture des motions le prouve. Les difficultés sont cependant inévitables. Elles sont la conséquence inéluctable de l’action politique et parlementaire pendant la période prérévolutionnaire. Vous ne pourriez vous en délivrer qu’en mettant fin à l’action politique elle-même, c’est-à-dire en vous écartant d’une des données essentielles du marxisme, comme l’ont fait Bakounine et les anarchistes vers 1870.

N’imputez pas ces difficultés, que vous connaissez mais que nous avons toujours connues, à telle ou telle alliance de circonstance. Elles se produisaient au temps du Cartel et du Front populaire. Elles se produiraient si vous aviez la majorité absolue au Parlement, comme elles se produisent pour le Labour Party d’Angleterre. Elles tiennent à une conséquence inéluctable de l’exercice du pouvoir. Elles tiennent au fait que le parti socialiste, par une conséquence de son action politique, peut devenir, en tout ou en partie, le représentant, le gérant de cette même société capitaliste qu’il condamne, qu’il veut détruire et qu’il veut remplacer.

Laissez-moi vous dire, avec toute la discrétion convenable, que ce problème se pose dans des conditions beaucoup plus difficiles pour nous que pour le Parti communiste.

Les communistes trouvent dans l’exercice du pouvoir, quels qu’en soient les embarras, des contreparties naturelles. D’une part, leur présence au pouvoir sert les intérêts de la Russie soviétique. D’autre part, ils pratiquent à l’intérieur du système capitaliste, en usant et abusant du pouvoir qu’ils y détiennent, un travail de destruction méthodique de ce système.

Je ne leur en fais pas un reproche, en ce sens que cette tactique, qualifiée de tactique du “ cheval de Troie ”, est l’application naturelle de leur conception révolutionnaire générale. Mais, pour notre part, nous n’avons jamais admis que nous dussions nous introduire dans le réduit central du pouvoir, pour y placer plus sûrement nos sachets de dynamite. Quand nous exerçons, ou partageons le pouvoir, dans le cadre de la société capitaliste, nous le faisons de bonne foi. Nous le faisons dans l’intérêt de la classe ouvrière, mais aussi dans l’intérêt général de la nation. Nous sommes des gérants honnêtes, loyaux. Nous n’essayons pas, assurément, de radouber, de renflouer un régime social que nous condamnons et que nous savons condamné. Nous essayons, au contraire, d’orienter son évolution, de façon à aménager entre lui et le régime socialiste les transitions les plus sûres et les plus promptes. Mais, en même temps, nous nous efforçons de servir le bien public, de faire ressortir toutes les communautés d’intérêt profondes qui lient la classe ouvrière et l’ensemble de la nation. Est-ce que je me trompe là-dessus ?

Est-ce que le principe de la loyauté, de la probité dans l’exercice du pouvoir est contesté par quelqu’un.

Mais c’est de là que naissent cependant toutes nos difficultés, car nous sommes ainsi conduits à prendre apparemment à notre charge toutes les contradictions intrinsèques et irréductibles du régime capitaliste. A Sceaux, j’en donnais pour exemple

Il y a quelques semaines, le problème des salaires et des prix qui n’est susceptible, en régime capitaliste, d’aucune solution pleinement satisfaisante. Nous avons à résoudre toutes les contrariétés d’intérêt superficielles, mais constantes en régime capitaliste, entre l’État et la classe ouvrière, entre les diverses catégories de travailleurs et de producteurs, entre les producteurs et les consommateurs. Nous provoquons ainsi des mécontentements et des déceptions inévitables et, si je comprends bien, ce sont ces mécontentements et ces déceptions accumulés qui se font sentir dans notre congrès. Je les comprends si bien que, pendant quinze ans, avec mon ami Vincent Auriol, j’ai fait tout ce qui dépendait de moi pour éloigner le Parti de l’exercice du pouvoir en régime capitaliste.

Tout ce que nous pouvons et devons faire, c’est de procurer à la masse des travailleurs des contreparties et des compensations suffisantes en balance de ces inconvénients inévitables. Tout le problème de l’exercice du pouvoir se réduit à cela. Par exemple, en 1936, nous sommes arrivés à faire regagner à la France, en quelques jours, un retard de je ne sais combien d’années pour la législation ouvrière. Nous avons fait de même au moment de la libération, en prenant notre part dans la libération elle-même. Nous l’avons fait au début de cette année, quand le cabinet présidé par Félix Gouin, prenant le pouvoir dans un moment singulièrement périlleux, a assuré la transition vers le jeu des institutions républicaines.

Je pense que demain, quand la Quatrième République sera définitivement constituée, c’est sur le plan de l’organisation internationale et de la paix que nous devrons rechercher ces contreparties. Mais nous n’échapperons pas au problème. Nous n’y échapperions qu’en renonçant totalement à l’action politique, ce qui est hors de question. Nous n’y échapperons qu’au lendemain de la victoire complète du socialisme, pour nous trouver alors devant d’autres problèmes.

Ainsi, pas plus dans l’ordre de la tactique générale que dans l’ordre doctrinal, je n’aperçois de difficultés, de divisions, qui rendent compte de la situation où se trouve aujourd’hui notre parti. Le phénomène reste à mes yeux incompréhensible.

Où sont nos oppositions ?

J’aboutirais à la même conclusion si je descendais au détail de notre tactique, par exemple avec les autres partis politiques, car tout le monde, je crois bien, sans aucune distinction, exige que ces rapports s’inspirent d’un principe d’indépendance absolue, le socialisme suivant sa voie droite, sa voie propre, celle que tracent les trois flèches, ne tirant ses décisions que de lui-même et de ses libres délibérations, sans se laisser jamais influencer ni par les intérêts vulgaires, ni par l’animosité, ni par la crainte. Ce n’est pas commode, je le sais bien, mais cette difficulté aussi est d’ancienne date. Nous l’avons connue pendant les vingt ans de l’entre-deux guerres. Ce n’était pas entre MRP et communistes que le Parti avait à tenir sa voie droite, mais entre le parti radical et les communistes ; cependant, le problème était le même et les difficultés étaient les mêmes.

Mais alors, s’il en est ainsi - et je suis convaincu qu’il en est ainsi - où faut-il chercher la cause ? Laissez-moi vous le dire avec gravité, presque avec sévérité, mais avec une affection fraternelle, je dirai même paternelle, et comme un homme qui, depuis bien des années, a consacré à notre parti tout ce qu’il a pu donner d’efforts et d’intelligence.

Vous rappelez-vous ce que je vous disais il y a quelques mois à l’issue des délibérations du premier Conseil national qui se tenait tout de suite, après nos reculs électoraux ? Pendant des heures, j’avais entendu parler du dynamisme supérieur de certains de nos adversaires et ce mot, qui m’agace toujours un peu, m’avait spécialement irrité ce jour-là. Je vous avais dit alors : “ Le dynamisme, qu’est-ce que vous croyez donc que c’est ? Croyez-vous que ce soit une drogue pharmaceutique ou un engin mécanique ? Est- ce que vous croyez que c’est quelque chose de concret ? Mais non. Le dynamisme ce sont les hommes. C’est la conviction des hommes. C’est l’abnégation, l’esprit de dévouement des hommes. C’est la foi des hommes. Et si le dynamisme a manqué, rendez-vous compte que c’est parce que, chez les hommes que vous êtes, il n’y avait peut-être ni assez d’abnégation, ni assez d’esprit de sacrifice ni assez de foi.” Je crains qu’aujourd’hui il n’en soit encore ainsi. Le trouble du Parti, ce malaise dont l’analyse ne découvre pas les causes, ou qui est hors de toutes proportions raisonnables avec ses causes, je crains qu’il ne soit d’essence panique, qu’il ne traduise les formes complexes - excusez le mot - de la peur.

Le parti a peur

Je crois que, dans son ensemble, le Parti a peur. Il a peur des communistes. Il a peur du qu’en-dira-t-on communiste. C’est avec anxiété que vous vous demandez à tout instant : “ Mais que feront les communistes ? Et si les communistes ne votaient pas comme nous ?... ” La polémique communiste, le dénigrement communiste, agissent sur vous, vous gagnent à votre insu et vous désagrègent.

Vous avez peur des électeurs, peur des camarades qui vous désigneront ou ne vous désigneront pas comme candidats, peur de l’opinion, peur de l’échec. Et s’il y a eu altération de la doctrine, déviation, affaissement, ils sont là, ils sont dans la façon timorée, hésitante dont notre doctrine a été présentée dans les programmes électoraux, dans la propagande électorale.

Il y a un an, ici, je vous suppliais de vous montrer aux élections avec votre visage. Je vous disais : “ je vous en supplie, effrayez plutôt que de duper. Ne dissimulez pas le véritable visage du socialisme. Exagérez-le encore, plutôt que de le masquer. ” La campagne électorale a été faussée et adultérée, je le sais bien, par le mélange absurde du référendum, mais quand il s’est agi de préparer ce qui a été la campagne électorale de juin - qui devait être aussi faussée et adultérée par un autre référendum - Daniel vous a rappelé ce que je comptais proposer au Parti. Je voulais lui demander de rechercher, de préciser comment la transformation révolutionnaire pouvait s’accomplir par la voie démocratique, et c’était la vraie façon de montrer notre indépendance, notre particularité, et vis-à-vis des communistes, et vis-à-vis des MRP.

Les problèmes essentiels de la transformation révolutionnaire sont, d’une part, le problème de la propriété et, d’autre part, le problème d’affectation de l’individu à la production collective. Je demandais que le programme électoral du Parti s’attachât à définir et à circonscrire la propriété capitaliste et qu’il en préparât l’élimination en s’attaquant au problème de l’héritage ; qu’en même temps, il posât les bases premières d’un plan d’éducation nationale conçu comme système d’affectation sociale, ce qui nous rejetait bien loin ou nous plaçait bien au-dessus des querelles ordinaires sur la liberté de l’enseignement.

Avant de soumettre ces vues au congrès, j’en ai fait l’épreuve devant le groupe. Quelques camarades m’ont encouragé. Au premier rang, je dois le dire, il faut placer nos camarades de la Fédération du Nord. Mais la plupart de mes auditeurs ont redouté qu’un pareil projet jetât l’inquiétude dans certaines couches du corps électoral et je n’ai pas insisté davantage. J’ai replié mon travail, non sans quelque désillusion et non sans quelque ennui, mais je n’ai pas souvenir d’avoir trouvé à cet égard un encouragement particulier de la part de ceux de mes camarades et amis qui réclament aujourd’hui le raidissement de la doctrine.

Voulez-vous un autre exemple ? Il y a deux mois, j’ai repris dans le Populaire, avec une certaine insistance, la question allemande. A la vérité, j’ai repris dans le Populaire les thèmes socialistes sur la question allemande. Je soulignais la déclaration formelle du dernier congrès, où vous aviez confirmé les positions prises par nos délégués à la Conférence internationale en mars 1945. Mes camarades du groupe parlementaire ne me l’ont pas dit, mais je sais que beaucoup d’entre eux ont estimé que je commettais une imprudence et que je desservais peut-être les intérêts du Parti, car la thèse, bien que juste, risquait, suivant eux, de n’être pas populaire et de nous faire perdre des voix.

Vous invoquez la nécessité du renouveau. Mais, plus que de tout le reste, vous avez peur de la nouveauté, vous avez la nostalgie de tout ce qui peut vous rapprocher de ce parti tel que vous l’avez autrefois connu et pratiqué. Vous regrettez la vieille CAP, institution si absurde qu’elle ne peut s’expliquer, comme beaucoup d’autres institutions absurdes, que par des raisons historiques. Vous n’avez pas eu de cesse que vous n’ayez ranimé de ses cendres le Conseil national. Vous êtes en train de ressusciter tout ce que le Parti a condamné après la Libération : les tendances, les fractions comme le reste. Si les tendances qui demandent le rejet du rapport moral ne sont pas homogènes, elles n’en agissent pas moins par les procédés classiques des tendances, comme la diffusion dans les fédérations et dans les sections de textes établis avant le Congrès et groupant des signatures représentatives. Vous avez rétabli le mandat impératif que la première rédaction des nouveaux statuts interdisait.

Vous avez peur de la nouveauté. Vous n’en voulez pas dans la confection des listes, dans le choix des candidats. Vous n’en voulez pas quand elle se présente comme un apport de forces fraîches que vous avez accueillies au lendemain de la Libération avec réticence, avec méfiance. Vous avez cette même nostalgie du passé, cette méfiance, et presque ce dédain, vis-à-vis des femmes et des jeunes. Vous ne faites pas place aux femmes sur les listes électorales. Vous ne considérez les jeunes que comme des recrues. Vous avez peur de la nouveauté jusque dans les alliances politiques.

Nostalgie et alibi

Du moment où il n’est pas possible au Parti d’exercer seul le pouvoir, du moment où le pouvoir ne peut être détenu que par une coalition de partis, vous êtes obligés d’admettre le principe de cette coalition, mais beaucoup d’entre vous sont incapables d’imaginer une autre combinaison que celles qu’ils connaissent par expérience, dont ils ont la vieille habitude, comme les combinaisons du type Cartel ou Front populaire ; et la nostalgie vous ramène à ce passé, bien qu’il ne réponde plus à rien et que tout se soit renouvelé autour de vous, bien que vous-mêmes ayez senti impérieusement le besoin de ce renouvellement, de ce rajeunissement intérieur, non de notre doctrine, je le répète encore, mais de nos méthodes, de notre langage, de notre comportement. Et on aboutira ainsi à cet incroyable paradoxe : une campagne entreprise au nom du raidissement, au nom du redressement de la doctrine dans le sens marxiste et aboutissant à quoi - car ce sera peut-être son résultat positif - à un renversement des alliances, à une coalition du type bloc des gauches sur le plan de la laïcité et, le cas échéant, de l’anticléricalisme, ce qui ferait la joie d’un radical franc-maçon, mais qui semblerait assez étrange, je vous assure, aux marxistes que nous avons connus, à nos maîtres marxistes du temps du Congrès d’Amsterdam et du pacte d’unité. C’est à cela que va aboutir tout ce grand soulèvement du Parti.

Je vous remercie d’avoir écouté avec bienveillance ces vérités un peu amères et un peu sévères, mais vous le voyez, si mal il y a, le mal est en vous, le mal c’est le manque d’ardeur, le manque de courage, le manque de foi.

Le vote pour la motion Guy Mollet, savez-vous ce que c’est ? C’est une espèce d’alibi moral par lequel vous avez cherché à abuser votre mauvaise conscience. Je vous le dis sans amertume, non sans tristesse, comme quelqu’un qui, depuis des jours et des jours, cherche vainement les moyens de réparer le mal que vous avez fait. Peut-être comptiez-vous sur moi pour cela ? Quelques mots de Guy Mollet me laissaient croire tout à l’heure qu’il l’espérait lui-même. J’ai pu le faire en d’autres occasions. Je me sens impuissant aujourd’hui parce que je ne sens devant moi rien de défini, rien de saisissable, rien qu’un trouble moral, qui ne se guérit que par un effort intellectuel de volonté et non par des paroles ou des formules de motions.

Le mal est fait. Un discrédit a été jeté par le Parti à une heure importante et difficile. On l’exploite, on l’exploitera Sans merci autour de nous, mais de cela nous n’avons pas le droit de nous plaindre. Les meilleurs hommes de notre parti, ceux qui lui sont le plus nécessaires, sont placés dans une position difficile et fausse. Le miraculeux travail de résurrection accompli depuis la Libération, et auquel le nom de Daniel Mayer restera attaché, est, pour une large part, compromis. Cela à la veille d’une consultation électorale où sera élue cette fois une Assemblée de cinq ans, et dans une conjoncture internationale où nous sentons avec une acuité anxieuse combien l’action du socialisme français sur le socialisme international est nécessaire et combien elle pourrait être efficace. Tout cela est sans remède.

Verrons-nous en retour, comme certains de vous l’espèrent, un choc, une commotion psychologique, un sursaut rendant à notre parti quelque chose de cette foi, de ce courage, de cet esprit d’abnégation qui lui manquent ? Ce serait la seule contrepartie, la seule consolation possibles, et je tâche de l’espérer avec eux. Ce que je sais, quant à moi, c’est que pour le socialisme aucune blessure ne peut être mortelle, qu’il sortira de cette crise comme de tant d’autres, et qu’une fois de plus, il fera surgir des profondeurs de la nation les forces et les hommes nécessaires à sa victoire.

Pas plus que le pays, notre parti n’a encore complètement éliminé les séquelles de la guerre et de l’occupation... Notre époque n’est pas encore celle de la réflexion individuelle, des décisions librement délibérées, des dévouements et des sacrifices volontairement consentis. Il lui faut des mots d’ordre plutôt que des convictions. Les dévouements mêmes veulent être imposés. Il semble que l’individu cherche à se délivrer de sa liberté personnelle comme d’un poids trop lourd. Ce sont des vestiges totalitaires, et le trouble de notre parti marque la contagion de ce trouble général. Mais l’imprégnation cessera et l’on verra revenir les temps qui sont les nôtres, ceux de la démocratie et du socialisme, ceux de la raison et de la justice.

Léon Blum

(1) Jean Jaurès, Les Origines du socialisme allemand. Cité par Jean Palméro dans son livre Jaurès, homme d’aujourd’hui- (N- de l’Éd., Albin Michel) (2) Ces deux citations, données dans le même livre de J. Palméro, sont tirées de “ La morale et le socialisme ”, de Jaurès. (N- de l’Éd., Albin Michel)


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