Le nouvel ordre transnational

vendredi 2 août 2013.
 

Conférence à Guayaquil aux côtés du ministre des relations extérieures et de plusieurs experts attachés à la revue « Linéa Sur » qu’édite le ministère des affaires étrangères de ce pays

Mon intervention se concentrait sur la description du pouvoir accumulé par les firmes multinationales, leur transformation progressive en firmes transnationales incluant des modes de gestion et d’organisation interne qui leur permettent de se mettre en dehors de tout contrôle des législations sociales ou écologiques des pays dans lesquels elles agissent. Comment croire qu’un tribunal d’arbitrage puisse être un lieu du droit universel si les parties qui le composent sont en tel état de déséquilibre. On s’étonne ? Je commençais donc par montrer que la transnationalisation du capital financier a créé un nouveau modèle d’entreprise qui se contente de posséder des brevets, des marques, un carnet de chèques et des fichiers de clients. Cette forme particulière de dématérialisation de la propriété nous renvoie aussitôt à l’importance de la question Ides brevets et des licences, des marques et des logos, qui constitue le cœur des nouvelles formes de pouvoir de la propriété capitaliste. Nombreuses sont les multinationales qui développent cette stratégie visant à se retirer voire à se dégager totalement de la production au profit d’activités limitant le risque de l’investissement : gestion de marques, commercialisation, distribution, activités financières. Ainsi la firme Unilever. Dans un document transmis au comité d’entreprise de Fralib de juillet 2013 cette nouvelle stratégie est exposée sans détour par le groupe néerlandais : "voir en Europe et en France, sa gouvernance s’adapter en concentrant le rôle d’Unilever France sur ce qu’il fait de mieux : la commercialisation et la distribution des produits"… et donc abandonner ses usines de productions.

Au total, on voit bien se dessiner un tableau d’ensemble. On y trouve le capital transnational agissant par le biais de fonds d’investissement, les firmes transnationales dématérialisant leur puissance sur la base des brevets et des marques et les Etats limitant leur action à apporter des garanties aux investissements et à assurer l’ordre économique et social qui garantit le bon déroulement de la prédation. Un capitalisme tributaire en quelque sorte. Il prélève en effet un tribut sans aucune des contreparties ni arguments de légitimité dont s’entourait l’ancien capitalisme. La prédation par les marques, les logos, et pour une bonne part aussi les brevets, s’ils relèvent certes de processus différents, fonctionnent en lien étroit avec un État que l’on va dire « satrape » dans la mesure où son unique rôle consiste à assurer le bon déroulement et la pérennité du prélèvement tributaire. Cette description simplifiée, mais si efficace, je la dois à Pedro Paez, l’ancien directeur de la banque du Sud, qui dirige actuellement l’organisme de l’État équatorien chargé de la concurrence.

Il faut mesurer à sa juste place l’importance qu’occupe dorénavant les firmes transnationales. En 30 ans, le nombre de sociétés multinationales a été multiplié par dix. Les nomenclatures officielles confondent le terme de multinationales avec celui de transnationales. Certes certaines multinationales n’ont pas pris la forme spécifique que l’on observe dans les firmes que je ne nomme transnationales ici. Pour autant la quasi-totalité des firmes multinationales, quelle que soit leur raison d’être, évoluent toutes vers une forme de management qui vise à séparer une holding propriétaire dans laquelle résident les licences et brevets, le carnet de chèques, le fichier clients, tandis que toutes les unités de production sont considérées comme des prestataires de services sous la forme d’une entité juridiquement distincte. Cette organisation interne vise à faire remonter tous les bénéfices vers la holding, localisée juridiquement là où se présente le meilleur régime fiscal. Les "prix de transfert" renvoient aux échanges à l’intérieur des firmes entre filiales. Les transnationales manipulent ces échanges en surfacturant à certaines filiales pour gonfler leurs bénéfices dans les pays à fiscalité avantageuse et les réduire artificiellement dans les pays à fiscalité plus élevée. Le Syndicat national unifié des impôts estime que 15 à 20 milliards d’euros échapperaient chaque année au fisc français du fait de la fraude au prix de transfert. Ce modèle est dorénavant bien connu du fait des luttes comme celle des Fralib, qui ont illustré les difficultés que ce mécanisme présente pour les organisations de salariés. JDes lors, les transnationales sont souvent plus puissantes que les Etats ! Amusez-vous d’apprendre que Walmart, une entreprise de la grande distribution aux USA est le plus gros employeur privé du monde avec 2,1 millions de salariés presque autant que l’armée chinoise qui compte 2,3 millions de soldats. Au total, le chiffre d’affaires cumulé des 10 premières sociétés transnationales dépasse les PIB de l’Inde et du Brésil.

Voyons quelques exemples illustrent bien le poids de ces nouvelles puissances. Apple : 487 milliards de dollars de capitalisation boursière. C’est autant que le budget de l’État français ou que toute la richesse produite annuellement par la Roumanie, la Slovaquie, la Croatie et la Lituanie ! Exxon Mobil : 482 milliards de dollars, c’est-à-dire les 3,1% du PIB des USA ou bien la totalité de la richesse produite par la Norvège chaque année. Royal Dutch Shell brasse 467 milliards de dollars ! C’est l’équivalent de 19% du PIB du Royaume-Uni ou bien la totalité de la richesse produite par l’Argentine annuellement. China Petroleum a un chiffre d’affaires de 419 milliards de dollars équivalant à 5% du PIB de la Chine ou bien au total du PIB de l’Australie chaque année. Toyota figure aussi dans mon tableau pour 254 milliards de dollars, ce qui représente 4,2% du PIB du Japon et le total du PIB de la Grèce. Je ne saurais finir cette liste d’exemples sans citer au moins une entreprise française. Ce sera Total. La firme récolte 240 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Cela représente 9 % du PIB de la France et la totalité de celui des Philippines. Ces comparaisons ne permettent pas le moindre doute sur la puissance ainsi accumulée et rarement évoquée. Comment croire qu’elle puisse avoir d’autre objectif que sa pérennité et son expansion ? La disproportion des parties en présence suffit à condamner l’idée que « l’arbitrage » puisse être supérieur à l’application de la loi appliquée par un vrai tribunal.

Mais il faut encore affiner la connaissance du sujet. Il révèle l’accélération de la concentration et de la financiarisation de l’économie mondiale. L’étude de l’Ecole Polytechnique de Zurich de 2011 a montré que 0,7% des entreprises, les transnationales, contrôlent 80% des richesses mondiales. L’étude se fonde sur les participations dans 43 500 grandes entreprises multinationales. Notons qu’il s’agit de l’année 2007 c’est-à-dire avant la crise financière qui n’a certainement pas ralenti le processus. L’étude conclut que 1 318 entreprises contrôlent 60% de l’activité mondiale. Mais là encore il n’y a pas d’égalité de situation entre les firmes concernées. La vérité est que 147 entreprises contrôlent 40 % de l’activité mondiale. On voit la puissance dans le monde qui est concentrée dans quelques mains. Elles ont donc tout intérêt à se donner beaucoup de mal pour convaincre les gouvernements et les majorités parlementaires de leur céder tous les moyens juridiques qui leur permettent d’exercer leur pouvoir y compris contre les états. C’est le moment de regarder de près qui sont ces entreprises pour bien comprendre le lien qui unit intimement dorénavant le capital financier transnational et les firmes qui s’inscrivent dans son déploiement. Voilà ce qu’il faut savoir alors : les trois quarts de ces 147 entreprises sont des sociétés financières. La boucle est bouclée : voilà quel mécanisme permet aux banques, assurances, fonds d’investissement de faire la pluie et le beau temps dans notre monde.


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