Emmanuel Terray : Pensée de droite et de gauche

lundi 9 janvier 2017.
 

Philosophe de formation, anthropologue et ethnologue, Emmanuel Terray revient sur son analyse 
du monde contemporain et des courants d’idée qui le traversent. Très engagé aux côtés des travailleurs sans papiers, 
il vient de publier Penser à droite, un essai vivifiant et riche 
de nombreux enseignements, paru aux éditions Galilée.

Dans votre ouvrage Penser 
à droite, vous cherchez le sens 
de l’engagement à gauche. 
Pourquoi le faire aujourd’hui à partir 
de l’analyse du camp adverse  ?

Emmanuel Terray. Après quelque cinquante années d’engagement militant, j’ai fini par me poser la question  : comment se fait-il que la moitié de la population de notre pays vote à droite  ? Bien entendu, certains parmi les plus privilégiés le font pour défendre un ordre établi conforme à leur intérêt le plus évident. Mais bon nombre adoptent la même attitude sans être des privilégiés. L’explication classique à gauche est de dire  : ces gens sont trompés, dupés, abusés par la minorité de privilégiés. Cela ne me paraît pas une interprétation très satisfaisante. Elle est un peu méprisante pour les intéressés et laisse de côté le fait que l’identification des intérêts est très compliquée, très subjective. Par exemple, les gens qui possèdent peu de biens se disent qu’il vaut mieux ne pas les risquer dans des aventures politiques à l’issue incertaine. En vertu de maximes telles qu’«  un tiens vaut mieux que deux tu l’auras  » ou encore «  le mieux est l’ennemi du bien  », ils en arrivent à soutenir l’ordre établi. 
Par ailleurs, la droite est diverse et se répartit en différents courants politiques comme l’ont montré, en leur temps, René Rémond et Jean-François Sirinelli, ou encore Michel Winock aujourd’hui. Mais lorsqu’elle s’est trouvée menacée par la gauche, elle a toujours su refaire son unité. Je ne connais guère que la période de Vichy et de la Résistance où cela n’a pas été le cas. Je me suis donc demandé sur quelles bases la droite a su se rassembler. Je constate que ce n’est pas à partir d’une doctrine politique (puisqu’il y en a plusieurs) mais en s’appuyant sur une vision du monde. On peut presque parler 
d’une philosophie.

En quoi consiste cette «  vision du monde  »  ?

Emmanuel Terray. Un des premiers principes de la pensée de droite est ce que j’ai désigné du terme de réalisme. C’est l’affirmation de la primauté en importance et en qualité de ce qui existe sur ce qui n’existe pas. Pour la pensée de droite, l’existant identifié au réel est en lui-même un facteur positif. Par opposition, la pensée de droite écarte le possible, ce règne de l’irréel qui existe dans le rêve, l’imagination, l’espérance ou encore l’utopie. Elle s’oppose également aux abstractions, aux idées générales. Car, dans la réalité telle que nous la voyons, il n’y a guère que des singularités, des individus et des particularités. Je cite une formule très éclairante de Joseph de Maistre critiquant la Déclaration universelle des droits de l’homme  : «  J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes (…) mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir jamais rencontré.  »

Vous citez Charles Maurras qui écrit  : « L’humanité n’existe pas… » L’anthropologue que vous êtes se trouve interpellé  ?

Emmanuel Terray. Nécessairement. L’anthropologie conduit d’abord à constater les différences en termes de culture, d’organisation sociale mais aussi un socle commun qui va bien au-delà de la simple biologie. L’expression de genre humain a un sens.

Être de droite, c’est vouloir maintenir « l’ordre existant » en vertu de lois naturelles. Être de gauche, c’est le remettre en cause. Est-ce le clivage déterminant, selon vous  ?

Emmanuel Terray. Oui, c’est la définition de base. Et c’est avant tout un ordre où chaque chose est à sa place, où les limites, les normes, les frontières sont respectées, et où le calme règne. C’est un ordre hiérarchique qui organise l’inégalité entre les êtres humains. L’affirmation de l’inégalité est fondamentale pour la droite. L’inégalité est posée comme un fait, mais c’est aussi un bienfait car elle permet l’émulation, la concurrence, la compétition, et donc le progrès. L’exaltation de l’inégalité est alors très importante pour la droite. On peut rétorquer qu’il s’agit là de différence et non d’inégalité. La première notion est qualitative, la seconde quantitative  : il ne faut donc pas les confondre. Mais précisément, la démarche de la pensée de la droite consiste à changer la différence en inégalité, et donc à identifier l’égalité à l’uniformité. Un autre élément est central  : l’autorité. L’inégalité s’appuie sur une hiérarchie dont l’élite se retrouve détentrice de l’autorité. Certains usent de leur ascendant sur les autres. C’est primordial pour la pensée de droite  : les individus ne s’associent pas par contrat mais par un lien social hiérarchique d’autorité.

Cela n’exclut toutefois pas le mouvement  ?

Emmanuel Terray. La droite est confrontée au fait que le monde change, que le monde bouge. Et par conséquent, l’ordre établi lui-même se modifie. À des périodes déterminées de son histoire, la droite doit choisir entre le rétablissement de l’ordre ancien ou l’adaptation à l’ordre nouveau. Dans le premier cas, on verse dans la droite réactionnaire. Dans le second, la droite se présente comme modernisatrice. Prenons la période historique qui voit le passage de la Restauration à la monarchie de Juillet. Pendant la Restauration, la France est encore un pays très rural où les vestiges de l’Ancien Régime sont encore très nombreux. Peu à peu, la révolution industrielle se produit. Le règne de l’argent commence. On passe à la société telle que décrite par Balzac. À ce moment-là, la droite est devant un choix. Il y a une scission entre les légitimistes nostalgiques de l’Ancien Régime et les orléanistes qui s’adaptent à la nouvelle société. Périodiquement, la droite fait, sous contrainte, une sorte de mise à jour pour tenir compte des changements intervenus. La pensée de droite peut concevoir des transformations ordonnées. Si tous les éléments du tout se modifient, mais demeurent à la fois distincts et solidaires, alors l’ordre se conserve à travers le changement.

Définir une pensée de droite, cela revient à établir un clivage droite-gauche. À quand remonte-t-il  ?

Emmanuel Terray. En France, on peut considérer que la pensée de droite apparaît à l’époque des Lumières. Auparavant, l’histoire est considérée comme une répétition, voire comme un déclin. Le clivage droite-gauche prend naissance au moment même où l’idée de progrès et celle des changements prennent corps. À partir du XVIIIe siècle, il devient admis qu’un changement est possible et qu’il va normalement dans le sens du progrès. Dans cette perspective, il y a des gens qui se situent pour et d’autres contre. La Révolution française accentue encore ce clivage. Cette période est donc bien antérieure à la révolution industrielle et au capitalisme. Le capitalisme va s’inscrire dans cette pensée de droite, mais il n’en est pas à l’origine. La pensée de conservation de l’ordre établi existe déjà avant qu’il ne devienne capitaliste. Il y a une indépendance relative entre le capitalisme et la pensée de droite même s’il y a accord et osmose entre les deux. C’est une donnée que j’esquisse dans la conclusion de mon livre  : on peut trouver le clivage entre la droite et la gauche dans des régimes qui ne sont pas capitalistes. Ainsi, en Union soviétique, dès son origine, on a pu distinguer une gauche et une droite comme on peut le faire dans le régime chinois.

Vous avez montré que l’ordre « droitier » ne s’accommode pas de l’égalité. Il éprouve aussi une certaine crainte envers la souveraineté 
du peuple et même la démocratie…

Emmanuel Terray. L’inégalité suppose l’existence d’une élite. La démocratie telle qu’elle est conçue à droite doit donc composer avec le pouvoir réel de l’élite. La démocratie doit accompagner ce pouvoir réel  ; l’essentiel étant que les élites, celles de la richesse et du savoir, soient au pouvoir. La droite est restée assez longtemps opposée au suffrage universel, considéré comme une menace. Et puis, elle a découvert, le 23 avril 1848, lors du premier vote au suffrage universel masculin, que l’élection a donné une solide majorité conservatrice. La France était alors essentiellement peuplée de paysans devenus propriétaires après la Révolution. Ces derniers entendaient bien conserver leur petite propriété qu’une aventure révolutionnaire risquait de mettre à mal. À partir du moment où la démocratie est ramenée à la seule représentation et qu’il n’y a plus de liens qui rattachent les élus à leurs électeurs, tels le mandat impératif ou la révocabilité, elle devient acceptable pour l’ordre établi. Finalement, comme l’a bien montré Antonio Gramsci, c’est un excellent système pour faire croire au peuple qu’il détient le pouvoir et lui faire assumer la responsabilité des décisions prises en réalité par un pouvoir aux mains d’une oligarchie.

Avec la mondialisation capitaliste, 
vous notez une tension extrême entre 
le libéralisme et le conservatisme. 
Vous y voyez une «  crise de l’hégémonie  »  ?

Emmanuel Terray. C’est vrai que nous sommes dans une situation relativement paradoxale… Les valeurs libérales sont très opposées à celles de la conservation sociale. L’individualisme libéral favorise l’instabilité, le bouleversement permanent, la compétition à tous crins et la mise en cause des positions acquises. C’est une insécurité maximale pour les salariés et les gens qui n’ont guère les moyens de se défendre, mais qui touche l’ensemble de la société. Face à cela, la droite conservatrice est partagée. L’individualisme libéral met en danger l’autorité, il faut donc, dans le même temps, un renforcement du contrôle social. Pour Thomas Hobbes, le fondateur de l’individualisme, la société, ce sont des individus libres et indépendants les uns des autres. C’est la guerre de tous contre tous. Il en tire la conclusion que, pour maintenir ces gens ensemble, il faut un État tout-puissant, sinon la société vole en éclats. Je trouve très caractéristique que nous ayons une société qui s’enfonce dans l’individualisme libéral, d’un côté, mais où le contrôle social est une donnée permanente (durcissement de la loi pénale, renforcement du fichage, accent mis sur les fonctions régaliennes de l’État), de l’autre. Je dirais que cela est moins contradictoire que complémentaire. Pour l’instant, la droite est parvenue à une sorte de compromis par rapport au système capitaliste. Dans le domaine économique, l’individualisme libéral règne en maître. Mais dans l’entreprise, la gestion 
est tout sauf individualiste ou libérale. Du point de vue des salariés, elle est féodale, bonapartiste ou autoritaire.

La critique des rapports d’exploitation 
et de domination capitaliste, la lutte des classes, est-elle une grille de lecture valable pour comprendre le monde  ?

Emmanuel Terray. C’est une grille de lecture indispensable. Mais ce qui est marquant à l’heure actuelle, c’est que la gauche est sous l’hégémonie intellectuelle de la droite. À mon sens, c’est la conséquence directe de l’effondrement du bloc soviétique et de l’espérance communiste. Cette espérance d’un autre monde de justice sociale et de démocratie a transporté des millions de gens pendant plus d’un demi-siècle en France et en Europe. À la suite de cet effondrement, dont les raisons sont maintenant bien analysées, c’est la notion d’utopie elle-même qui a été condamnée. 
Le capitalisme se présentant comme 
«  l’horizon indépassable  », il ne resterait plus qu’à l’amender, à s’y aménager un petit jardin tranquille mais sans le remettre en cause.

Vous évoquez une « renaissance 
du communisme » pour sortir de l’impasse  ?

Emmanuel Terray. Dans la mesure où le communisme est une volonté d’une société juste, fraternelle et égalitaire, je suis persuadé de la renaissance d’une espérance collective sous des formes variables en fonction des pays. Elle sera communiste parce que c’est celle que l’histoire nous a offerte.

Dans votre conclusion, vous expliquez qu’il y aura toujours « un ordre établi à défendre ». 
Il y aura toujours besoin d’un mouvement qui remette en cause l’ordre actuel des choses  ?

Emmanuel Terray. Le dialogue entre la droite et la gauche, c’est celui entre Don Quichotte et Sancho Pança. Il n’y a pas de société parfaite. Par exemple, la disparition des conflits de classes n’entraînera pas celle de tous les conflits. Il y aura toujours un clivage entre les tenants du réel et les tenants du possible, entre ceux qui pensent que tout est bien comme ça et ceux qui veulent faire un pas de plus. Selon moi, cela ne peut pas être dépassé.

Entretien réalisé par Pierre Chaillan, L’Humanité

Militant de l’humain. Après des études de philosophie à l’École normale supérieure, notamment sous la direction de Louis Althusser, et l’agrégation, Emmanuel Terray s’oriente vers l’anthropologie après avoir découvert les Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi-Strauss. Il rencontre Georges Balandier, dont l’«  anthropologie dynamique  » l’enthousiasme. Nommé à l’université d’Abidjan, il se consacre à l’ethnosociologie des Didas de Côte d’Ivoire, son premier terrain d’ethnologue. 
Il étudie ensuite le royaume Abron du Gyaman (Afrique de l’Ouest). Entre 1984 et 1991, Emmanuel Terray dirige le Centre d’études africaines (EHESS-CNRS). Après 
un passage à Berlin, il rejoint le Centre d’anthropologie des mondes contemporains. En plus de son travail 
de recherche, il signe une série d’essais, dont la Politique dans la caverne (Seuil, 1990), le Troisième Jour du communisme (Acte Sud, 1991), Combat avec Méduse en 2011 et Penser à droite en 2012 aux éditions Galilée. 
Il s’y confronte alors non seulement à sa propre histoire, à sa formation philosophique et politique, mais aussi 
aux enjeux sociaux que génèrent nos sociétés, en particulier la situation des travailleurs sans papiers.


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