L’appropriation sociale est-elle la solution  ?

mardi 13 août 2013.
 

Rappel des faits À l’heure où les entreprises multiplient les plans de licenciement, ferment des sites de production et favorisent la flexibilité pour répondre à la course à la rentabilité financière, la question de la reprise par les salariés de leur outil de travail ou de leur intervention dans la gestion surgit. Appropriation sociale  ? Plusieurs partenaires associatifs (Espaces Marx, Omos, Association pour l’autogestion, Fondation Copernic, Cidefe, Anecr, Fondation Gabriel-Péri et réseau Transform  !) ont lancé un séminaire «  Appropriation sociale, autogestion, coopératives  ».

ArcelorMittal, Fralib, Hélio Corbeil, M-Real, etc. La défense de l’intérêt général fait irruption dans le débat public avec l’accent mis sur la revendication de «  biens communs  ». Dans ce champ, l’économie sociale et solidaire a fait ses preuves. Comment mettre au centre 
de la société les alternatives qu’elle suppose pour ne plus dissocier l’homme social 
et l’homme économique  ? 
Les projets de loi avancés par 
le gouvernement répondent-ils 
à cette appropriation sociale 
et démocratique  ?

Pierre Chaillan

1) Aujourd’hui, le commun est une «  idée neuve  »

Par Pierre Dardot, philosophe, coauteur de Marx, prénom : Karl

« Appropriation sociale »  : la formule est moins le nom d’une solution que celui d’un problème. Que fait-elle entendre  ? Le verbe «  approprier  » peut signifier deux choses. Tout d’abord, on peut approprier une chose à une certaine fin, par exemple approprier une terre à la satisfaction de certains besoins sociaux par sa mise en culture. Mais, selon un autre sens, on dira qu’il s’agit de s’approprier quelque chose, c’est-à-dire de faire de quelque chose sa propriété ou sa possession, soit que cette chose soit la propriété d’un ou de plusieurs autres, soit que, n’étant la propriété de personne, elle soit vacante et disponible. Dans les deux sens, le terme renvoie au «  propre  » (du latin proprius), mais de deux manières différentes  : d’une part, le fait d’être propre à quelque chose (rapport de finalité ou de convenance entre une chose et une ou plusieurs personnes), d’autre part, le fait d’être le propre d’une ou de plusieurs personnes (rapport d’appartenance liant une chose à une ou plusieurs personnes). Bien entendu, les deux sens peuvent être conjugués. On fera ainsi valoir que la forme de l’appartenance décide en dernière analyse de l’accomplissement de la fin. Par exemple, seule l’appartenance de la terre à un collectif de paysans permettrait d’approprier celle-ci à sa destination, alors que son appropriation privée la détournerait de cette même destination. Quel sens y a-t-il à qualifier l’appropriation de «  sociale  »  ? L’adjectif désigne le caractère même de l’acte d’appropriation dans sa relation à son bénéficiaire  : l’appropriation est «  sociale  » ou «  collective  » en ce qu’elle permet d’approprier quelque chose à sa destination sociale et d’en faire bénéficier la société.

Qui ne voit cependant que la formule ainsi comprise est susceptible de recouvrir des pratiques extrêmement diverses  ? On pourra l’utiliser pour désigner la constitution par les salariés d’une coopérative de production à la suite de l’abandon d’une entreprise par son patron (changement de statut juridique). Mais on pourra tout aussi bien recourir à elle pour nommer la réalisation dans des pratiques sociales d’un titre de propriété qui était resté jusque-là purement juridique (propriété étatique ou publique), soit l’exercice effectif par les travailleurs d’un pouvoir jusqu’alors confisqué par une administration publique rompue aux techniques managériales. À la limite, on pourra aller jusqu’à faire signifier à la formule toute extension du pouvoir des salariés dans les entreprises, quel que soit leur régime de propriété, en estimant que toute entreprise a pour vocation de servir la société. Des formes très différentes sont ainsi ramenées à la question de la propriété des moyens de production  : qu’il s’agisse de changer la forme de propriété, de donner un contenu social à une forme de propriété encore vide ou de conquérir de nouveaux pouvoirs visant à transformer de l’intérieur une forme de propriété donnée, on pense toujours en termes de passage du «  formel  » au «  réel  », c’est-à-dire de réalisation de la propriété sociale.

Or on peut justement se demander si la réaffirmation sous un nouveau nom de la primauté de la question de la propriété sociale ne passe pas à côté de l’essentiel. La question vaut en effet d’être posée à la lumière tant du nouveau rôle de l’État comme partenaire des grandes entreprises privées que des nouvelles normes internationales (les «  droits de propriété intellectuelle  »). L’expérience menée par la municipalité de Naples pour inscrire dans le droit la reconnaissance de l’eau comme «  bien commun  » comme celle de la lutte contre la «  biopiraterie  » pratiquée par les multinationales de l’agrochimie sur les ressources naturelles (en particulier les semences) nous instruisent sur la voie à suivre  : il ne s’agit pas d’opposer une bonne appropriation à une mauvaise appropriation (par exemple de bons brevets aux mauvais brevets), mais d’opposer à toute appropriation la préservation d’un «  bien commun  » par un acte instituant. Car rien n’est commun par nature, par vocation ou par destination, seules en décident des pratiques collectives. Ce qui importe, c’est donc la co-coproduction de règles de droit ici et maintenant, c’est-à-dire l’institution d’un droit du commun dans et par des pratiques. Aujourd’hui plus que jamais, le commun est une «  idée neuve  ».

Pierre Dardot,

2) Face à l’urgence, adopter une loi pour des droits et des pouvoirs nouveaux pour les salariés

Par sylvie mayer, animatrice secteur Économie sociale et solidaire du PCF

Le programme « l’Humain d’abord » prévoit « l’extension de la propriété publique par le développement des services publics » et «  de nouvelles appropriations sociales par la nationalisation de grands leviers de l’action économique, industrielle et financière ». Il propose «  des formes décentralisées de la propriété sociale » et le recours à l’économie sociale et solidaire (ESS) avec un soutien financier aux salariés qui reprennent ou créent leurs entreprises sous forme coopérative.

Le ministre de l’Économie sociale, Benoît Hamon, devrait présenter à la fin du premier semestre 2013 un projet de loi-cadre pour l’ESS. Cette loi ouvrirait aux salariés un «  droit de préférence  » de rachat à égalité de propositions dans le cadre des cessions d’entreprises. La jurisprudence fait ressortir que l’attribution d’un droit préférentiel n’est pas de droit et que la personne qui entend en obtenir le bénéfice doit le demander. Qui sera chargé de choisir le bénéficiaire de la cession  ? Sur quels critères  ? Sur le financier ou sur l’humain d’abord  ?

La loi prévoit des prêts aux salariés sur le demi-milliard d’euros affecté à l’ensemble de l’économie sociale par la nouvelle Banque publique d’investissement (BPI), soit 1 % de ses 50 milliards d’actifs, alors que l’ESS représente 10 % de notre économie. Ce n’est pas à la hauteur des enjeux  ! Aujourd’hui, 10 % de l’épargne salariale est affectée par la loi à des projets d’entreprises solidaires, soit un potentiel de 10 milliards d’euros. Seulement 3,5 milliards sont dépensés. Il y a donc possibilité d’investir 6 à 7 milliards dans les reprises d’entreprises en coopératives, ainsi que le propose le projet de loi porté par Agir pour une économie équitable (AP2E).

La loi Hamon prévoirait la création d’un nouveau modèle de coopérative dans lequel le pouvoir des salariés pourrait être majoritaire malgré un actionnariat salarié minoritaire. Pourquoi créer un modèle «  mixte  », avec actionnaires extérieurs majoritaires en capital, alors que l’utilisation de l’épargne salariale lève les objections financières  ? Selon les chiffres des Scop, au vu des résultats des coopératives, les remboursements des emprunts pourraient se faire en cinq à sept ans. Le Conseil économique, social et environnemental (Cese) vient de rendre un avis voté à la quasi-unanimité moins les représentants du patronat. Il soutient l’idée d’affectation de l’épargne salariale à la reprise en coopératives. Il invite aussi les partenaires sociaux et les pouvoirs publics, ainsi que le demande la confédération des Scop, à faire évoluer les dispositifs de l’aide à la reprise ou à la création d’entreprise (Arce) et le régime de garantie des salaires (AGS) afin de permettre aux salariés repreneurs de mobiliser plus rapidement et avec plus de sécurité leur apport financier. Le projet de proposition de loi co-construit par des centaines de citoyens à l’initiative d’AP2E, soutenu à l’unanimité par le conseil national des Scop, par le Front de gauche et ses composantes, porte plus loin la question de l’appropriation sociale et démocratique et les nouveaux droits des salariés. En effet, il propose un droit de préemption, qui imposerait la priorité légale aux salariés lors d’un rachat d’entreprise pour en faire une coopérative, Scop, Scic ou CAE (1).

D’un côté, un simple droit d’information et une mise en concurrence sans pouvoir pour les salariés, de l’autre, une loi qui impose de donner aux salariés le pouvoir de décider de leur avenir au travers de celui de leur entreprise, en assurant au territoire d’accueil la présence d’entreprises pérennisées, non délocalisables et non opéables. Près de 5 millions de chômeurs toutes catégories confondues, il y a urgence  ! Chaque année, près de 60 000 entreprises sont concernées par une cession. Un million d’emplois dans les cinq ans selon le rapport de Marie-Noëlle Lienemann sur les coopératives. Beaucoup de ces entreprises risquent la fermeture pure et simple ou la revente en cascade se terminant généralement par le pillage puis la fermeture de l’entreprise.

La proposition de loi élaborée avec AP2E peut répondre immédiatement à cette urgence. Co-construite dans la diversité des opinions, elle devrait être déposée par des députés de divers groupes et peut faire partie des exigences affirmées dans la campagne pour une alternative à l’austérité engagée par le Front de gauche.

(1) La coopérative d’activité et d’emploi, alternative à l’autoentreprenariat.

Sylvie Mayer,

3) L’économie sociale et solidaire pour articuler démocratie sociale et intérêt général

Par François Longérinas (*), secrétaire national du parti de gauche (PG)

L’appropriation sociale des moyens de production demeure pour nous un outil essentiel de la mise en œuvre de notre projet écosocialiste. Cela concerne autant les modes d’appropriation publique, comme les nationalisations et les municipalisations, que les reprises en coopérative, sociétés coopératives ouvrières de production (Scop) ou sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic). Notre fil conducteur est le respect de l’intérêt général, tant du point de vue de son fonctionnement interne que de la finalité de son activité. C’est en ce sens que nous soutenons aussi bien le projet de nationalisation des sites sidérurgiques d’ArcelorMittal que les mouvements de reprise en coopérative des Fralib, d’Hélio Corbeil ou de SeaFrance.

La forme des coopératives de production s’appuie sur trois principes fondamentaux, qui sont inscrits dans leurs statuts. Tout d’abord, le fonctionnement y est démocratique, «  une personne égale une voix  », quel que soit le montant de sa participation au capital de l’entreprise. Ensuite les «  parts sociales  », qui composent le capital en question, y sont détenues majoritairement pas les salariés. Enfin, la majeure partie des bénéfices n’est pas distribuée en dividendes aux associés, mais maintenue au sein de l’entreprise pour y renforcer ses fonds propres.

Avec environ deux mille entreprises et quarante mille salariés, la puissance de feu des Scop dans le paysage de l’économie française reste modeste. D’où l’enjeu de dynamiser, par la législation, les procédures de reprise et de transmission en coopérative. Avec une loi instituant le droit de préemption, c’est plusieurs dizaines de milliers de sociétés qui basculeraient en Scop en quelques années. Mais le statut des Scop, comme ceux des associations et des mutuelles, ne règle pas tous les problèmes, loin s’en faut. Nombre de structures de cette économie sociale «  historique  » ont connu, au fil des décennies, une dégradation de leur vie démocratique et sociale. Qui d’entre nous participe chaque année à l’assemblée générale de sa mutuelle ou de sa banque coopérative  ? Qui n’a pas entendu des salariés d’entreprises associatives se plaindre de leurs conditions de travail  ? D’un autre côté, ce qu’il est convenu d’appeler l’économie solidaire regroupe informellement les activités citoyennes de territoire qui ont émergé dans les années soixante-dix. La plupart de ses animateurs se préoccupent trop peu à notre goût de la vie démocratique de leurs structures. Le pompon revient à certains des réseaux de «  l’insertion par l’activité économique  », qui multiplient les contrats précaires pour leurs salariés «  permanents  », négligent l’implication des personnes en insertion dans la vie associative et appliquent les méthodes de management et les techniques marketing des entreprises capitalistes les plus classiques… le tout au nom même de la solidarité. Il n’y a pas à s’étonner que des banques comme la BNP Paribas financent les «  trophées de l’entreprise sociale  », se payant à peu de frais une nouvelle image sociale et écologique, alors qu’elle maltraite ses propres salariés et organise l’évasion fiscale. Il y a là aussi du ménage à faire  : l’argent, même déguisé en subvention d’une fondation, n’est pas toujours bon à prendre… Tirons le meilleur de l’économie sociale et solidaire (ESS), à savoir les principes démocratiques de l’économie sociale historique et la démarche d’intérêt général, à laquelle l’économie solidaire a donné un nouveau souffle. De ce point de vue, les Scic représentent sans nul doute le meilleur exemple de combinaison entre démocratie et finalité de la production. Il convient toutefois de ne pas se bercer d’illusions  : la simple augmentation du nombre des structures de l’ESS ne peut réduire l’hégémonie du capitalisme, mais il s’agit d’un point d’appui déterminant dans notre volonté de transformation sociale et écologiste. Dans cette optique, nous défendons une ESS émancipatrice. Face à l’offensive des tenants d’une vision libérale de l’ESS, les nombreux-ses militant-e-s du Front de gauche impliqué-e-s dans les réseaux de l’économie sociale et solidaire s’attachent à y mettre en œuvre une démarche de rupture avec le système capitaliste.

Nous attendons de Benoît Hamon, ministre en charge de l’ESS, qu’il soit plus attentif à ces préoccupations qu’aux sirènes néolibérales des tenants de «  l’entreprenariat social  ».

(*) Auteur de Prenons le pouvoir, coopératives, autogestion 
et initiatives citoyennes (Bruno Leprince éditeur).

François Longérinas


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