Programme socialiste La Société future 10 : Le Socialisme et la Liberté

dimanche 13 avril 2008.
 

Beaucoup de nos adversaires savent et reconnaissent qu’une société socialiste offrirait à ses membres le bien-être et la sécurité. Mais, objectent-ils, ces avantages sont achetés trop cher, ils seront payés de la perte complète de la liberté. L’oiseau dans sa cage peut chaque jour compter sur sa nourriture, il est assuré contre la faim, les intempéries, protégé contre ses ennemis. Mais il n’a pas la liberté, aussi n’est il qu’un être digne de pitié qui n’a qu’un désir, être replacé dans le monde des dangers et des besoins, rejeté dans la lutte pour l’existence.

Le socialisme, nous disent-ils, détruit la liberté économique, la liberté du travail. Il institue un despotisme au prix duquel l’absolutisme politique le plus complet constitue un état de liberté, l’absolutisme ne s’empare que d’une partie de l’homme, le despo­tisme socialiste le prend tout entier.

Il est juste de dire que la production socialiste est incompatible avec la pleine liberté du travail, c’est-à-dire avec la liberté pour l’ouvrier de travailler où il veut quand il veut et comme il veut. Mais cette liberté de l’ouvrier est incompatible avec tout travail en commun systématique, quelle que soit d’ailleurs la forme qu’il revête, capitaliste ou coopérative. La liberté du travail n’est possible que dans la petite industrie et dans une certaine mesure seulement. Même là où la petite exploitation est exempte de prescriptions restrictives, agricoles ou corporatives, l’ouvrier individuel dépend encore d’influences naturelles et sociales, le paysan par exemple de la température, l’artisan de l’état du marché, etc. La petite exploitation a toujours permis une certaine liberté du travail. Cette liberté a toujours été son idéal, l’idéal le plus révolutionnaire dont fut capable le petit bourgeois qui ne peut dépasser l’horizon de la petite industrie.

Il y a cent ans encore, à l’époque de la Révolution française, cet idéal reposait sur des rapports économiques. Aujourd’hui il n’a plus de valeur, il ne peut persister que dans l’esprit de gens qui ne voient pas quelle révolution économique s’est accomplie depuis. La disparition de la liberté du travail est nécessairement liée à la disparition de la petite industrie. Ce ne sont pas les démocrates socialistes qui les abolissent, mais les progrès irrésistibles de la grande industrie. Ceux mêmes qui ont le plus souvent à la bouche la nécessité de la liberté du travail, les capitalistes, sont ceux qui contribuent le plus à l’abolir.

La liberté du travail ne disparaît pas seulement dans le travail à la fabrique ; elle cesse encore d’exister pour tout travail où l’individu n’agit que comme partie d’un tout. Elle est inconnue non seulement des travailleurs parcellaires de la manufacture et de la grande industrie, mais encore des travailleurs intellectuels qui employés dans de grandes maisons n’agissent pas spontanément comme individus, par eux-mêmes. Le médecin d’hôpital comme l’instituteur, l’employé de chemins de fer comme le journaliste, etc., ne jouissent pas de la liberté du travail, mais sont astreints à certains règlements, doivent travailler à des endroits prescrits, à des moments déterminés, etc. Et comme, nous l’avons déjà fait observer, dans le domaine de l’activité intellectuelle, la grande industrie évince la petite comme dans tous les domaines de l’activité humaine, pour le travailleur intellectuel, la liberté du travail disparaît de plus en plus dans la société actuelle.

Sans doute, sous le régime de la grande industrie capitaliste, l’ouvrier jouit encore d’une certaine liberté. S’il ne lui convient pas de travailler dans une certaine entreprise, il est libre de se chercher un emploi dans une autre. Il peut changer de service. Dans une communauté socialiste, tous les moyens de production sont concentrés en une seule main, il n’y a plus qu’un seul employeur qu’il est impossible de changer.

A ce point de vue, le salarié actuel a sur le travailleur d’une société socialiste, l’avantage d’une certaine liberté. Mais on ne peut l’appeler la liberté du travail. Il peut changer de fabrique autant qu’il voudra, il ne trouvera dans aucune la liberté du travail. Dans chacune d’elles, il trouvera les actes à accomplir par un ouvrier réglementés et déterminés d’une façon précise. C’est une nécessité technique.

La liberté qui menace de disparaître pour l’ouvrier dans la production socialiste n’est donc pas la liberté du travail, mais celle de chercher soi-même son patron. Cette liberté n’est aujourd’hui, nullement insignifiante. C’est une garantie pour l’ouvrier, et quiconque a travaillé dans une industrie monopolisée le sait bien. Mais l’évolution économique rend cette liberté de moins en moins sûre. L’extension du chômage a pour effet de diminuer le nombre des emplois disponibles comparé au chiffre des postulants. Le sans-travail doit s’estimer heureux de trouver une place. La concen­tration des moyens de production entre les mains de personnes de moins en moins nombreuses aboutit à ce résultat finalement, l’ouvrier retrouve toujours le même employeur ou du moins les mêmes conditions de travail.

Ce que nos adversaires qualifient de mauvaise intention de la démocratie socialiste, ennemie de la civilisation et de la liberté, n’est que la tendance nécessai­rement suivie par l’évolution économique dans la société actuelle.

Ce n’est pas la démocratie socialiste, mais l’évolution économique qui abolit la faculté de choisir les conditions de travail ainsi que la liberté pendant le travail. La démocratie socialiste ne peut certes, ni ne veut d’ailleurs, entraver l’évolution. Mais là encore, comme dans d’autres domaines, l’évolution prendra une nouvelle forme, plus favorable à l’ouvrier. Elle ne peut supprimer la dépendance de l’ouvrier dans un organisme économique dont il ne forme qu’un petit rouage, mais elle substitue à la dépendance du travailleur vis-à-vis d’un capitaliste dont les intérêts sont opposés aux siens, la dépendance vis-à-vis d’une société dont il est membre, d’une société composée de camarades égaux en droits qui ont les mêmes intérêts.

Une semblable dépendance peut paraître insupportable à un avocat, à un littéra­teur libéraux. Elle ne l’est pas pour un prolétaire moderne, comme nous. le prouve un simple coup d’œil jeté sur le mouvement syndical. Les syndicats nous offrent déjà le spectacle de ce que sera cette « tyrannie de l’État socialiste » dont nos adversaires radotent tant. Dès maintenant les conditions de travail de l’individu sont réglées de la façon la plus précise et la plus sévère, et cependant aucun des membres de ces associations n’y a vu une atteinte insupportable portée à sa liberté personnelle. Ce ne sont pas les travailleurs, mais leurs exploiteurs qui ont trouvé nécessaire de défendre contre ce « terrorisme » cette « liberté du travail », et souvent ils ont fait appel à la force des armes et le sang a été répandu. Pauvre liberté qui ne trouve plus d’autres défenseurs que les maîtres d’esclaves.

Mais cette absence de liberté du travail ne perd pas seulement son caractère oppresseur dans une société socialiste, elle deviendra la base de la plus grande liberté dont il ait été jamais possible à l’humanité de jouir.

Notre proposition semble contradictoire. Elle ne l’est qu’en apparence.

Jusqu’à l’établissement de la grande industrie, le travail destiné à créer et à acquérir les produits nécessaires à l’entretien de la vie occupait tout entier ceux, qui y étaient employés. Il exigeait le maximum d’efforts non seulement du corps, mais encore de l’esprit. Cette remarque ne s’applique pas seulement au chasseur et au pêcheur, mais encore au paysan, à l’artisan, au marchand. La vie de l’homme indus­trieux, se dépensait presque uniquement dans son industrie. C’était le travail qui trempait ses désirs et ses nerfs, qui rendait son cerveau inventif, lui inspirait la soif de s’instruire. Complètement pris par le travail parcellaire du moment, les classes laborieuses perdirent la compréhension des phénomènes généraux qui les entouraient. Un développement complet et harmonique des forces morales et corporelles, l’étude approfondie des problèmes soulevés par les rapports sociaux et politiques, une pensée philosophique, c’est-à-dire la recherche des plus grandes vérités pour elle-même, ne pouvaient dans ces circonstances se rencontrer que chez les hommes libérés de toute industrie. Jusqu’à l’introduction de la machine, seul le transfert de ces travaux à autrui, l’exploitation rendit la chose possible.

La race la plus occupée d’idéal, la plus philosophique que l’histoire connaisse, la seule société de penseurs et d’artistes que nous puissions relever, qui cultivait la science et les arts pour eux-mêmes, fut l’aristocratie athénienne, qui fut composée des grands propriétaires fonciers d’Athènes, maîtres d’esclaves.

Pour eux le travail (non seulement le travail servile, mais encore le travail libre) était une déchéance et cela à juste titre. Socrate n’exagérait pas quand il disait : « Les boutiquiers et les artisans manquent de culture parce qu’ils manquent des loisirs sans lesquels une bonne éducation est impossible. Ils n’apprennent que ce qu’exige leur profession. La science en soi n’a pas d’attrait pour eux. C’est ainsi qu’ils ne s’occupent d’arithmétique que parce que cette science est utile au commerce et non pour se familiariser avec la nature des nombres. Ils n’ont pas la force de porter plus haut leurs visées. Voici ce que dit l’homme qui se livre à une industrie : la joie que procure l’honneur et l’instruction n’a pas de valeur au prix du gain. Les forgerons, les charpentiers, les cordonniers, peuvent être experts dans leur art, la plupart ont des âmes d’esclaves, ils ignorent le beau, le bien, le juste. »

A mesure que l’évolution économique poursuivait ses progrès, la division du travail atteignait un degré incroyable et la production marchande forçait les exploi­teurs et les gens instruits à se livrer à l’industrie. Comme le paysan et l’artisan, le riche est maintenant pris tout entier par son activité industrieuse. Ce n’est pas dans les gymnases et dans les académies qu’ils se rassemblent, mais dans les bourses et sur les marchés ; les spéculations auxquelles ils se consacrent n’ont pas pour objet les notions de vérité et de justice, mais la laine et l’eau-de-vie, les emprunts russes et les coupons portugais. Leurs facultés intellectuelles s’usent dans ces spéculations. Leur travail fait, il ne leur reste plus de force que pour s’abandonner aux plaisirs les moins spirituels possibles qui seuls peuvent encore les intéresser.

Mais pour ceux qui la possèdent, l’instruction est devenue une marchandise, comme nous l’avons vu. Eux aussi n’ont ni le temps ni le goût de se livrer à la recherche désintéressée de la vérité, d’un idéal. Chacun se renferme dans sa spécialité et tient pour perdue chaque minute employée à acquérir une connaissance dont il ne pourra tirer profit. Aussi tend-on maintenant à exclure le latin et le grec des écoles moyennes. Dans cette affaire, les raisons pédagogiques ont peu de poids : ce que l’on veut c’est apprendre aux jeunes gens seulement ce dont ils ont besoin, c’est à dire ce qu’ils peuvent convertir en argent.

Même chez les hommes de science ou chez les artistes, l’intelligence du tout, l’effort vers un développement harmonique et général ont disparu. Partout les études se spécialisent, se professionnalisent. La science et l’art deviennent des métiers. Ce que Socrate dit des professions viles s’applique maintenant à elles. L’esprit philosophique est en train de mourir, du moins dans les classes dont nous venons de parler.

Cependant un nouveau mode de travail, le travail à la machine, s’est introduit, et une nouvelle classe, le prolétariat, s’est constituée.

La machine enlève au travail tout fond intellectuel. Le travailleur à la machine n’a plus à penser, à réfléchir ; il lui suffit d’obéir passivement à la machine. Elle lui indique ce qu’il a à faire, il devient son prolongement.

Ce que nous venons de dire du travail à la machine s’applique également, bien qu’en général à un moindre degré, aux travaux parcellaires exécutés, soit à la manu­facture soit à domicile. La division du travail de l’artisan qui crée un objet entier en une série de travaux parcellaires dont chacun, au moyen d’une seule ou de plusieurs manipulations, ne fabrique qu’une partie du produit complet, forme comme on sait le point de départ, l’introduction au machinisme.

La première conséquence que l’uniformité et la platitude du travail entraînent pour le prolétaire est la mort apparente de son intelligence.

Le second résultat est qu’il se sent poussé à se révolter contre le prolongement trop grand du travail. Pour lui, travailler ce n’est pas vivre. La vie ne commence pour lui que quand il cesse le travail. Pour l’ouvrier pour lequel le travail et la vie sont une seule et même chose, la liberté du travail peut signifier une vie libre. Mais le prolé­taire qui ne vit que quand il ne travaille pas ne peut atteindre à une vie libre qu’en se libérant du travail. Il va de soi que la tendance de cette dernière classe d’ouvriers ne peut aller jusqu’à vouloir se dérober à tout travail. Le travail est la condition de la vie. Mais leurs efforts doivent tendre nécessairement à limiter suffisamment le travail pour qu’ils aient le loisir de vivre.

C’est là une des raisons les plus fortes de la lutte menée par le prolétaire moderne en faveur de la réduction du temps de travail, que les paysans et les artisans à l’ancienne mode ne comprennent pas. Le but de cette lutte n’est pas d’obtenir de petits avantages économiques, une légère élévation de salaire, la diminution du nombre des sans-travail. Tous ces objets arrivent par surcroît, mais, au fond, c’est une lutte pour la vie.

Arrivons enfin à une dernière conséquence de ce fait que le travail a été dépouillé par la machine de tout caractère intellectuel : les facultés spirituelles du prolétaire ne sont pas épuisées par l’activité industrieuse qu’il déploie ; elles sommeillent. Aussi chez l’ouvrier le désir d’exercer son esprit en dehors du travail devient de plus en plus puissant, si toutefois il lui reste quelque loisir de le faire. Un des phénomènes les plus frappants de la société actuelle est la soif de s’instruire qu’on rencontre dans le prolétariat. Tandis que toutes les autres classes cherchent à tuer le temps qu’elles ont libre aussi sottement que possible, le prolétariat montre une véritable avidité à s’instruire. Il faut avoir eu l’occasion d’agir avec des prolétaires pour apprécier pleinement ce désir d’instruction et de culture. Mais celui qui reste étranger au mouve­ment peut soupçonner ces efforts en comparant les revues, brochures, journaux lus par les ouvriers avec la littérature que préfèrent les autres sphères de la société.

Cette soif d’apprendre est absolument désintéressée. La science ne peut aider le travailleur à la machine à élever ses revenus. S’il recherche la vérité, il le fait pour elle-même et non dans l’espérance d’un profit matériel. Aussi ne se borne-t-il pas à un domaine unique, rétréci. Il porte ses vues sur l’ensemble. Il veut comprendre toute la société, tout l’univers. Les problèmes les plus difficiles sont ceux qui l’attirent le plus. Il se plaît aux questions de philosophie, de métaphysique. Souvent il est difficile de lui faire quitter les nuages et de le ramener sur la terre.

Ce n’est pas la possession du savoir mais le désir de savoir qui fait le philosophe. Et c’est chez ces prolétaires méprisés, ignorants, que revit l’esprit philosophique des plus brillants penseurs de l’aristocratie athénienne. Mais dans la société actuelle, cet esprit ne peut se développer pleinement. Les prolétaires ne possèdent pas les moyens de s’instruire, n’ont pas la direction nécessaire aux études systématiques, sont abandonnés à tous les hasards, à toutes les difficultés de l’initiation auto-didactique, mais manquent surtout des loisirs nécessaires. La science et l’art restent pour eux des terres promises qu’ils aperçoivent de loin, pour la possession desquelles ils combattent, mais où ils ne pourront entrer.

Seul le triomphe du socialisme donnera au prolétariat toute facilité de s’instruire ; seul le triomphe du socialisme permettra de réduire suffisamment le temps de travail nécessaire pour ses loisirs indispensables à l’acquisition des connaissances. Le mode de production capitaliste éveille chez le prolétaire le désir de savoir ; seul le mode de production socialiste peut arriver à le satisfaire.

Ce n’est pas la liberté du travail , mais l’exemption du travail que rend possible dans une large mesure l’emploi de la machine dans une société socialiste, qui donnera à l’humanité une vie libre, la liberté de s’adonner aux arts et aux sciences, la liberté de ressentir les jouissances les plus nobles.

Ce développement heureux et harmonique, resté jusqu’à présent le. privilège d’une poignée d’aristocrates élus, deviendra le bien commun de toutes les nations civilisées. L’office que les esclaves remplissaient au profit des premiers sera accompli par les machines au profit des peuples. Libérés du travail lucratif, les peuples jouiront de tous les avantages de cette délivrance sans avoir à subir aucun des effets dégradants, grâce auxquels l’esclavage finit par énerver les aristocrates d’Athènes. De même que les moyens dont disposent actuellement, les sciences et les arts, sont bien supérieurs à ceux que l’on connaissait il y a deux mille ans, de même que le monde civilisé moderne l’emporte de beaucoup sur le petit pays de Grèce ; de même la société socialiste dépassera en hauteur morale et en bien-être matériel la communauté la plus brillante que l’histoire ait jamais connue.

Heureux celui auquel il est donné d’employer ses forces à réaliser ce noble idéal.


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