Le retour du printemps au Chili

dimanche 17 novembre 2013.
 

Le choix est limpide à Santiago. D’un côté, Evelyn Matthei, 
la fille d’un général félon, putschiste au côté de Pinochet dans la répression sauvage qui a ensanglanté le Chili. 
De l’autre, Michelle Bachelet, fille d’un général loyal 
à Salvador Allende, torturé et assassiné par ses pairs. 
La première veut maintenir le néolibéralisme autoritaire du dictateur aux lunettes noires. La seconde, après un premier mandat durant lequel elle avait géré vaille que vaille la transition vers la démocratie, puis l’avènement d’un conservateur richissime à la présidence, prône un projet de transformation, dans une alliance entre socialistes et communistes. L’histoire pourtant 
ne se rejoue pas comme il y a plus de quarante ans. Le monde est autre. L’Amérique latine a vu l’avènement de régimes progressistes qui ont secoué le joug américain 
et déjoué les complots 
de la CIA et des militaires fascistes. Washington voudrait bien reprendre la main mais il n’a plus la même poigne. Des souffrances, des amnésies, des prises de conscience aussi ont bouleversé le paysage politique. Le «  marché libre  », cher aux «  Chicago’s boys  », cette phalange d’économistes ultracapitalistes chers à Reagan et à Thatcher, a creusé 
les inégalités, écrasé encore plus les pauvres et les Indiens, déstructuré les solidarités. La croissance économique, 
bien réelle, a été accaparée par les plus fortunés 
et les multinationales étrangères qui ont fait main basse 
sur les richesses du pays, tandis que l’école, la santé, 
la culture, le logement… s’étiolaient.

Un vaste chantier va s’ouvrir parce qu’il 
semble bien que le Chili va basculer à gauche. Des changements structurels sont attendus par 
la population et ils réclament sans doute des réformes constitutionnelles. La révolte des étudiants contre 
la marchandisation de l’éducation, en 2011, a ranimé l’exigence d’une souveraineté politique et le sentiment que l’action collective est efficace. Une sorte de pont jeté par-dessus les années de dictature, une renaissance 
des idéaux de l’Unité populaire qui secoue l’amnésie, 
un élan citoyen qui brise l’individualisme auquel l’oligarchie tente partout de réduire les vies. Le rôle 
joué par la jeunesse constitue une assurance contre 
un bégaiement de l’histoire.

Quarante ans après le triste anniversaire du coup d’État de Pinochet, on est tenté de croire à la prophétie du poète Pablo Neruda, qui proclamait  : «  Le printemps est inexorable. »

Patrick Apel-Muller, L’Humanité

B) Elections au Chili : l’indécision après une campagne très peu politique

Ce dimanche auront lieu plusieurs élections au Chili : présidentielle, sénatoriale, député et conseillers régionaux. De la fin de la dictature de Pinochet jusqu’en 2009, la Concertacion, coalition allant de la Démocratie Chrétienne au PS en passant par plusieurs autres groupes politiques a dirigé la pays sans jamais remettre en cause le modèle néolibéral imposé par la dictature. Même sous la présidence de Michelle Bachelet de 2005 à 2009 dans le cadre de la Concertacion, peu de choses ont changé. A l’époque le vote était obligatoire. En conséquence les jeunes ne s’inscrivaient pas sur les listes électorales pour ne pas avoir à aller voter pour la Concertacion. La déception était immense, ce qui explique le retour de la droite pinochetiste avec Pinera en 2009

. A l’occasion de ces élections,s’était constitué un rassemblement « Juntos podemos » avec notamment le PC et un groupe sortant du PS dirigé par Jorge Arrate qui devint le candidat commun. Le score obtenu, 450 000 voix soit 6,2%, permettait d’envisager une recomposition politique. Malheureusement à peine l’élection terminée, et ayant obtenu 3 députés grâce à un accord avec la Concertacion, le PC chilien reprenait ses billes et le reste de Juntos Podemos ne sut pas ou n’arriva pas à construire une force politique significative malgré les tentatives en ce sens. Pour cette nouvelle élection présidentielle, le vote n’est plus obligatoire et l’inscription sur les listes électorales automatiques. Cela fait passer le nombre d’électeurs de un peu plus de 8 millions d’électeurs pour les élections municipales de 2012 à 13 millions et demi aujourd’hui. En conséquence personne n’est capable de prévoir quel va être le taux de participation à ces élections, que vont faire les jeunes qui précédemment ne s’inscrivaient pas sur les listes pour ne pas avoir à voter.

Mais surtout, la société chilienne s’est mise en mouvement. Depuis 2011 la jeunesse scolarisée reste mobilisée au travers de manifestations et de grèves pour exiger une éducation publique, gratuite et de qualité. Ses organisations, que ce soit au niveau des lycées ou des universités, ne font confiance qu’au mouvement et ont refusé de s’engager derrière l’un ou l’autre des candidats. Les résultats des élections dans les universités montrent un rejet très fort du système. A la fac de droit de l’université catholique, c’est une liste humoristique qui a gagné. Pour la direction de la FECH (fédération des étudiants du Chili), les élections qui viennent d’avoir lieu, donnent la présidence à une liste anarchiste et la vice-présidence à la liste de gauche qui présidait précédemment , alors que le PC espérait remporter ces élections. Mais le choix du PC de partir avec la Concertacion l’a disqualifié aux yeux de la majorité des étudiants. Ces résultats montrent globalement une radicalisation de la jeunesse étudiante qui ne croient plus dans les promesses et veut des actes concrets.

La question du changement de la Constitution est aussi très présente : mais alors que certains appellent à une Assemblée constituante, d’autres se contentent de proposer des changements dans le cadre de l’actuelle. Or, écrite sous Pinochet, elle a été conçue pour empêcher toute sortie du néolibéralisme (un peu sur le mode des traités européens !) et tout pluralisme politique.

A quelques jours du scrutin, la remarque qu’on entend le plus souvent est « je ne sais pas pour qui voter » et ce à droite comme à gauche. A voir la campagne dans les rues de Santiago, on est frappé par la multitude d’affiches avec les têtes des candidats avec des slogans qui ne relèvent que de la com et absolument pas de la politique avec aucun sigle de parti, aucun slogan politique, rien qui permette de situer politiquement les candidats que ce soit pour la candidature de député, de sénateur ou de conseiller régional.

La droite n’a pas changé depuis Pinochet et une partie de son électorat se rend bien compte que ce n’est plus possible. La candidate officielle, Evelyn Matthei, n’est donc pas en meilleure forme. Du côté de la Concertacion, celle-ci s’est élargie à une nouvelle alliance, Nueva Mayoria incluant le PC et présentant Michelle Bachelet à la présidentielle. Mais cette dernière varie beaucoup dans ses déclarations notamment sur la nécessité de changer la Constitution et sur la question de la gratuité de l’éducation. La distribution de son programme est même très récente, jusqu’ici elle faisait campagne sans.

Malheureusement, pour tous ceux qui à gauche ne veulent pas voter pour cette alliance, c’est la dispersion. Il y a ainsi 4 candidats différents :

- un pour les Verts, Sfeir, dont le programme est totalement environnementaliste et où la question sociale est quasiment totalement absente dans un pays où les inégalités sont les plus fortes au monde. Dans la tradition des Verts, il se revendique ni de droite ni de gauche.

- Marco Enriquez Ominami : déjà candidat il y a 4 ans et qui avait créé la surprise en obtenant plus de 20% à l’époque sur un programme qu’on pourrait qualifier de libéral-libertaire avec un positionnement un peu à la Cohn Bendit. Cette fois-ci, son programme se positionne plus à gauche mais ses volte-face et son positionnement très libéral de la dernière fois notamment en refusant la nationalisation totale du cuivre lui a aliéné une partie de ceux qui avaient votés pour lui en 2009.

- une candidate, Roxana Miranda, portée un mouvement s’appelant Igualdad (Egalité) issue des poblaciones (quartiers populaires) avec un programme très radical (el pueblo mande : le peuple décide), mais où la question écologique est totalement absente. Elle a par contre fait de très bonnes prestations à la télévision de l’avis de tous ceux qui veulent une rupture avec le système en place et peut donc être un vote par défaut pour lancer un message politique.

- un candidat, Marcel Claude, que en France on taxerait d’altermondialiste, dont le programme fait bien le lien entre démocratie, social et environnement. Il s’adresse particulièrement à la jeunesse étudiante et à une fraction du syndicalisme en portant notamment la revendication de la nationalisation du cuivre. Il est aussi le seul à oser dire qu’il faut négocier avec la Bolivie pour offrir à ce pays un accès à la mer.

En résumé, beaucoup d’électeurs hésitent, ne sont pas dans un vote d’adhésion mais vont se décider au dernier moment. Ce qui rend d’autant plus difficile toute estimation de résultats mais aussi en conséquence toute projection dans la suite. Car le problème est aussi celui-là : en dehors de la poursuite des mobilisations sociales dont celle des employés municipaux qui sont en grève depuis plusieurs semaines contre la précarité et pour de meilleurs salaires, quelle construction d’un projet alternatif avec une force politique pour le porter. Pour le moment le Chili n’a pas encore trouver la voie de la recomposition politique à gauche.

Car le passé pèse beaucoup dans ce pays qui a connu 16 années de dictature et 40 ans de néolibéralisme impulsé par la dictature militaire et jamais remis en cause depuis. Le libéralisme a formaté les esprits de plusieurs générations qui n’ont connu que cela. Grâce au mouvement de la jeunesse scolarisée, la rupture avec ce modèle économique commence à être posée avec le slogan « nos mas lucro en la educacion » (finissons-en avec le profit dans l’éducation) mais il n’est pas toujours facile pour des générations qui n’ont jamais connu l’éducation et la santé gratuite d’imaginer que c’est possible.

Aussi les programmes des uns et des autres se heurtent souvent à la réaction que nous connaissons bien aussi en France : ce qu’il propose est pas mal, mais ce n’est pas réalisable, il/elle est trop conflictuel, plus la relation au passé sous la forme que faisait-il sous la dictature, etc

A quelques jours du scrutin, l’aspect principal est donc l’indécision, à commencer d’ailleurs par la participation. Selon que la jeunesse ira voter ou non, les résultats seront différents. Toutes les enquêtes, avec leurs limites, donnent Bachelet gagnante au 1er tour ou au second. Mais il est en fait impossible de prévoir. S’il y a un second tour, qui sera face à Michelle Bachelet : un ou une candidate de droite ? Marco Enriquez Ominami, qui avait créé la surprise la dernière fois ? Marcel Claude ? Mais cela supposerait que la jeunesse étudiante décide massivement d’aller voter, ce que personne ne peut anticiper.

C’est donc une élection avec beaucoup d’inconnues. Mais il reste une certitude. Quelque soit le résultat, la mobilisation de la jeunesse scolarisée continuera car elle ne n’a plus confiance en Michelle Bachelet qui a fait beaucoup de promesses dans son mandat précédent mais n’en a tenu aucune.


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