Un nouveau parti (Boris Souvarine, juillet 1933)

mardi 17 février 2015.
 

Une idée fraie son chemin dans les milieux révolutionnaires, celle d’un nouveau parti. Longtemps, nous avons été seuls ici à l’envisager. Notre conception a paru abstraite aux empiriques, toujours disposés à prévoir un fait… après coup. Les années ont passé. La déchéance irrémédiable des partis communistes, déjà évidente pour nous lors de la « bolchevisation », apparait de moins en moins douteuse aux plus optimistes capables de quelque réflexion. Et comme il n’existe aucun moyen de rajeunir la pensée ni l’action des vieux partis socialistes dégénérés, la question se pose et s’impose d’un parti nouveau.

La principal grief de Trotsky contre nous, depuis les divergences de 1926 qui ont abouti à la rupture définitive de 1929, est exprimé dans une de ses lettres où il nous impute – en tout arbitraire – de traiter « comme un cadavre » le parti auquel nous avons presque tous appartenu. A l’appui de son assertion ; Trotsky est bien incapable de citer la moindre référence. Et pour cause : nous avons toujours dit et écrit le contraire, la collection du Bulletin l’atteste. Mais il est vrai que depuis 1924, nous dénions à ce parti tout caractère communiste et révolutionnaire. Dans ce sens défini et limité, le Parti est mort pour nous, non en tant que parti (destiné à durer avec l’État soviétique dans une certaine phase de l’existence de cet État, comme nous l’avons mainte fois expliqué) mais en tant que porteur de la tradition révolutionnaire et interprète du mouvement communiste. La difficulté essentielle de notre position tient précisément au fait qu’il nous faut militer pour le communisme authentique, non seulement contre toutes les forces politique bourgeoises ou socialistes, mais contre un parti qui usurpe la qualité de communiste grâce aux moyen de tout ordre que lui confère la vitalité de l’État soviétique. Si ce parti était un cadavre, nous n’aurions plus à le mettre en terre.

Mais comment Trotsky lui-même considère-t-il ce parti ? au tome II de ses mémoires (p.257 de l’édition russe), il écrit en termes textuels dans un passage relatif à l’année 1924 : « le Parti cessa d’être un parti ». devant le Comité central, le 1er Août 1927, il déclare en toute lettre : « le Parti, vous l’avez étranglé » (p.179 de l’édition russe de L’école stalinienne de falsification). Enfin, tout récemment, dans un article intitulé Problèmes du régime soviétique, on a pu lire les lignes suivantes : « le Parti n’existe pas » (p.3 du n°34 du Bulletin de l’opposition, mai 1933).

Ainsi, le Parti a cessé d’être un parti communiste dès 1924 (exactement notre opinion), le Parti a été étranglé avant 1927 (c’était aussi notre avis), le Parti n’existe pas en 1933 (nous l’avons dit et répété), mais celui qui s’est permis de penser ainsi sans attendre Trotsky et de le dire sans faire partie de son clan est un déserteur (sic), passé « de l’autre coté de la barricade » (resic). On ne sait vraiment ce dont il faut s’étonner le plus, du manque de mémoire ou de la faculté de se contredire, chez Trotsky. Toujours est-il que la preuve est faite, textes à l’appui : notre point de vue est confirmé même par Trotsky, bien qu’il ait le front de nous le reprocher, tout en le déformant.

Trotsky (et d’autres avec lui, de divers côtés) conteste qu’on puisse « servir la cause du prolétariat en dehors du Parti ». De la part d’un homme dont la vie a été consacré au prolétariat mais le plus longtemps en dehors du Parti, la négation est audacieuse. L’exemple illustre pourtant au mieux notre conception : entre 1903 et 1917, Trotsky n’était pas du parti bolchévik, et il a cessé d’en être depuis 1923. Nous disons bien, depuis 1923, depuis Cours nouveau (à la rigueur, mettons 1924) car peu importe la date formelle de l’exclusion. Cela signifie-t-il que Trotsky n’ai pu servir en communiste la cause du prolétariat, pendant tout le temps qu’il a passé hors du Parti ? le cas est devenu collectif et d’aspect multiple, ce qui embrouille le problème mais laisse intact le principe. Le loisir et la place nous manquent pour une étude historique du sujet. Qu’il suffise d’indiquer que Marx et Engels aussi ont servi la cause du prolétariat sans appartenir toujours au Parti communiste ou à l’une des organisations révolutionnaires qui en tenaient lieu à l’époque.

Nous avons en vain essayé de retenir l’attention de Trotsky sur la distinction à observer entre le mot et la chose, tant à propos du Parti que sur d’autres thèmes. Après cela, le contradicteur répond que notre analyse « part des mots et non des notions ». Il est facile à chacun de se convaincre du contraire et de retourner la critique. Depuis le début de la crise mortelle du communisme contemporain, nous avons toujours dit que cette crise élimine diversement de l’enveloppe du Parti ceux qui font la pensée, la politique, l’action réellement communistes, et y conserve ou renouvelle une masse inconsciente, appelée à se différencier dans plusieurs sens au cours d’une autre phase de révolution ou de contre-révolution. Il ne peut donc être question de « cadavre » dans une telle conception. En gros, le Parti est hors du Parti, sauf en Russie où le phénomène se complique d’une identification du Parti à l’État, et où les mobiles économiques directs l’emportent sur l’idéologie.

Le Parti vit dans la conscience des hommes qui l’incarnent ; ses contours ne sont pas comparables à des murs mitoyens entre catégories sociales ; si les individus qui lui donnent une physionomie de classe consciente de ses intérêts historiques en sont exclus, de gré ou de force, le vrai parti disséminé dans la masse, impuissant pour un temps à l’influencer de façon décisive, se cherche, se regroupe en petits et grands noyaux, tend à se reconstituer d’abord en faction, puis enfin en parti distinct, héritier des traditions saines et des expériences valables du précédent. Le Parti de l’avenir sera donc un confluent de divers processus dont certains s’accomplissent dans les partis du présent et du passé mais dont les principaux leur sont extérieurs, pour des raisons assez connues sur lesquelles il n’est pas besoin d’insister. Le Cercle Communiste Démocratique, dont nous voudrions ici traduire l’opinion moyenne n’a jamais eu d’autres visée que devenir un des éléments du parti futur.

Le premier stade de la tentative devait nécessairement comporter l’étude approfondie des causes de notre déconfiture, la révision des idées toutes faites, formules et axiomes qui font obstacle au travail original de la pensée et l’empêche de s’élever au niveau des problèmes neufs à résoudre. Car selon l’expression si intelligente de Fustel, pour un jour de synthèse, il faut des années d’analyse. Même dans la période analytique vécue depuis bientôt dix ans, nous n’avons pas renoncé à l’action et à la lutte. Mais il fallait prendre la mesure de nos forces et nous garder de toute illusion décevante. C’est pourquoi, dès l’origine de notre embryon, nous avons prévu une dizaine d’années de marasme, le temps approximatif de voir monter une nouvelle génération. On peut dire que cette hypothèse a été une de nos caractéristiques principales, une de celles qui nous ont distingués de toutes les autres tendances plus ou moins communistes non-conformistes. Remettre en question les vieilles notions caduques, faire son examen de conscience sous tous les rapports, repenser la doctrine héritée des générations précédentes, tenir ferme et sans jactance sur la position répondant à nos convictions éprouvées, aller aux jeunes, voilà ce que nous avons préconisé et tenté, contre l’hostilité unanime de tous les groupements qui se disputent l’influence sur les hors-partis.

Trotsky a vu dans cette attitude un signe supplémentaire de « désertion ». Il raconte dans sa lettre déjà citée qu’on entendait en Russie, pendant la contre-révolution et au commencement de la guerre, une « philosophie » ainsi formulée : « il faut se taire et attendre ». Se taire ? il n’en a jamais été question. Et d’ailleurs, Trotsky s’empresse d’ajouter : « je suis sûr que demain, vous ne vous tairez pas ». Pas plus demain qu’aujourd’hui ni qu’hier, dans la mesure de nos moyens d’expression et où notre devoir nous dicte de parler. Il a bien fallu que quelqu’un refuse de se taire, après la mort de Lénine, quand « l’appareil » a entrepris de se débarrasser de Trotsky et d’instaurer la dictature du secrétariat. Les mêmes causes produiront les mêmes effets, tant qu’il y aura des hommes pour ne pas s’éclipser devant le mensonge triomphant. Bref, de la « philosophie » en question, il ne reste que le second terme : « Attendre », – encore que personne n’ait suggéré d’attendre sans rien faire. Mais prenons encore une fois l’autobiographie de Trotsky. On y lit (p.281, tome II, édition russe) que l’auteur aurait dit à Ioffe, en 1927 : « … Il faut rééduquer la nouvelle génération du Parti et viser loin ». En 1928, le même écrit (p.301) à Okoudjava : « Ne pas s’énerver, ne tracasser ni soi-même, ni les autres, s’instruire, attendre, regarder d’un œil vigilant… voilà quelle doit être notre conduite ». Ici, l’inconscience de Trotsky passe toutes les bornes. Tout ce qui est « de droite » sous notre plume devient par miracle « de gauche » sous la sienne. Libre à lui de se déconsidérer aux yeux des gens sérieux, à force de suivre dans la polémique le mauvais exemple de ses proscripteurs, libre à lui de se satisfaire d’approbations serviles. Mais pour qui sait raisonner de sang-froid, la cause est entendue.

D’autant que les faits, pendant ce temps, ont justifié avec éclat notre position ingrate. Nulle part, l’opposition communiste n’a pu exercer la moindre activité de fraction du Parti. En cherchant à y parvenir coûte que coûte, les groupes inféodés à Trotsky n’ont réussi qu’à se couvrir de honte et de ridicule, accumuler déboires et mécomptes, essuyer mille avanies de la part de leurs frères en bolchévisme-léninisme auxquels ils s’efforcent de ressembler le plus possible pour les théories et dont ils calquent les répugnantes pratiques. Trotsky a eu beau annoncer avec persévérance la guerre prochaine contre l’ U.R.S.SS depuis 1927, puis célébrer les grands succès économiques de Staline, – la paix en Europe et la famine en Russie ont fait justice de cette émulation dans la démagogie, sans que « le Parti » daigne en tenir compte. Il a pu emprunter à la soi-disant droite nos arguments sur le front unique, sur le social-fascisme, sur la tactique électorale, sur l’unité syndicale, personne n’a éprouver le besoin de lui en rendre hommage. Enfin, trainé à la remorque des événements d’Allemagne, il en vient à reconnaitre au moins pour un pays essentiel la nécessité d’un nouveau parti, c’est-à-dire à se rendre à l’évidence avec près de dix ans de retard, à se résigner d’admettre par empirisme ce qui était prévisible et prévu depuis la bolchévisation.

Le grand argument contre nous, avant l’avènement de Hitler, c’était le simili parti communiste allemand avec ses milliers de membres et ses millions d’électeurs. Nous n’avons pas attendu l’ignominieuse débâcle sans combat de ce troupeau pour le mettre au niveau de la social-démocratie, pour montrer et démontrer qu’il n’existait de parti communiste pas plus en Allemagne qu’ailleurs. Il fallait vraiment, comme Trotsky et ses suiveurs, s’en tenir à une thèse qui « part des mots et non des notions » pour être dupe d’apparences aussi fallacieuses, de telles fictions statistiques, de tout ce bluff impudent. Un parti qui laisse destituer et se laisse imposer du dehors ses dirigeants, qui récite et ânonne des mots d’ordre fabriqués en série à Moscou, qui rivalise de nationalisme avec ses pires ennemis, qui réalise sous quelque prétexte que ce soit un front unique avec ses bourreaux, – ce parti n’était pas et ne sera jamais un parti communiste, peu importe la couleur de son drapeau. Le plus curieux, c’est de voir maintenant Trotsky s’évertuer à soutenir l’idée du nouveau parti « dans un seul pays ». Il faudra partout des catastrophes irréparables pour le dissuader de transposer sur le plan international la situation particulière de la Russie où les éléments d’un nouveau parti languissent dans les prisons, les isolateurs et les bagnes.

Nos perspectives ne sont pas immuables et, nous les premiers, nous ne désespérons pas de les voir changer dans un meilleur sens, après avoir vécu depuis la bolchévisation les pires heures de l’histoire révolutionnaire. Considérant les deux principaux partis ouvriers actuels comme destinés à se disloquer tôt ou tard, à traverser crise sur crise, à subir scission sur scission, nous devons envisager des éventualités et possibilités multiples. Le nouveau parti recrutera ses plus forts contingents parmi les communistes, cela va sans dire, car l’esprit de révolte et la haine de la société bourgeoise ont à peu près disparu du ci-devant socialisme. Mais dans le parti socialiste, on ne compte pas seulement des fractions de gauche, de droite, d’extrême-gauche et du centre, qui se tiennent lieu réciproquement de repoussoirs : on y discerne aussi une jeunesse rebutée par tous les politiciens vulgaires et dont certains éléments ne sont pas encore perdus pour la révolution, à condition d’être orientés en temps utile dans la bonne voie. Là encore, nous avons assumé un rôle difficile et non exempt de risques, soit dit sans faire allusion aux insanités de prétendus « gauchistes » qui, semble-t-il, ne savent aujourd’hui qu’imiter notre exemple comme ils nous ont déjà copiés en d’autres circonstances. La collusion éclatante de Trotsky avec les jeunes socialistes du Danemark et ses rapports moins voyants, mais d’autant plus efficaces, avec d’autres socialistes moins jeunes, nous auraient consolés des sévérités de ses satellites si la consolation avait été indispensable. Ce n’est pas le cas. Nos idées sont en progrès, et voilà l’essentiel.

Un nouveau parti révolutionnaire ne se crée pas d’emblée, sur l’initiative de quelques hommes, si fondées que puissent être leurs raisons. Il lui faut du temps pour murir, des conjonctures favorables pour se former, bien du travail préparatoire pour naitre viable et pour durer. En outre, a-t-on tiré toutes les leçons de l’expérience présente et passée ? Il y a un crétinisme parlementaire, classique et trop connu ; mais il y a aussi un crétinisme syndicaliste, dont nous sommes bien placé en France pour constater les effets ; de même, n’en déplaise à Trotsky, il y a un crétinisme de Parti, qui prend forme parfois de crétinisme de fraction. Il s’agit de ne plus retomber ni dans l’un, ni dans l’autre. Nous avons sans doute de nouvelles fautes à commettre, mais le tout est de ne pas répéter les anciennes.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message