Le vote est important mais ce n’est pas le scrutin qui fait la qualité de la démocratie

mercredi 18 décembre 2013.
 

Philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury avance une «  théorie de l’éthique du courage  » afin de créer de nouveaux outils de citoyenneté active pour entrer dans un nouvel âge démocratique. La justice, la capacité humaine et la recherche de vérité sont au cœur d’un geste jaurésien hautement moderne.

"En liant toujours ensemble l’éthique et le politique, Jaurès est l’incarnation de ce courage"

Vous avez rejoint en septembre 2013 le comité consultatif national d’éthique (CCNE). Qu’en attendez-vous  ?

Cynthia Fleury. Je suis nommée pour un mandat de quatre ans. Le comité travaille sur de nombreux sujets, comme la fin de vie, la recherche sur les cellules embryonnaires, la gestation pour autrui… Ces sujets sont souvent liés à la question éminemment philosophique de la limite. Et parler de limites revient à parler de l’homme et de la société. De ce point de vue, le CCNE est un terrain majeur pour un philosophe politique. J’en attends en collégialité et, en distanciation, de formuler des avis les plus paradigmatiques possible. C’est une envie de créer du seuil qualitatif. J’attends aussi une liberté totale des propos, de l’état de l’art et de la disputatio. Dans mes travaux, j’évoque la parrêsia au sens du «  dire vrai  » de Michel Foucault. J’attends que le CCNE soit un espace parrèsiastique important.

Cette réflexion se mène sur fond de replis xénophobes et identitaires. La démocratie est-elle menacée  ?

Cynthia Fleury. La démocratie est par essence menacée, mais la crise d’austérité, inéquitablement répartie, en France et en Europe, crée une situation extrêmement tendue. Et le désaveu des partis politiques traditionnels s’enracine durablement. Concernant le mouvement bleu Marine, l’illusion est grande  : celui-ci apparaît peu comme un parti traditionnel alors qu’il partage avec les autres autant de conflits d’intérêts et de rente de situation. Composé de l’arrière-garde extrémiste de droite basée sur le repli protectionniste et xénophobe, il attire aussi toutes ces brebis égarées en pleine déshérence sociale qui voient le compromis social voler en éclats. Tous ceux-là sont à la recherche d’un effet de rupture. Il n’est pas à exclure alors que Marine Le Pen tente de jouer la carte de la résurgence gaulliste, ce qui est totalement ironique et contradictoire avec l’histoire de son parti. La démocratie est rongée de l’intérieur par une déflagration sociale. L’histoire de la démocratie, inséparable du compromis social, est de faire émerger des sujets libres et, incidemment, de faire surgir l’émancipation collective. Les deux sont liés. C’est là que la déflagration sociale devient politique. En ce sens, oui, la démocratie est clairement menacée par un néopopulisme aux relents fascisants.

Cette crise démocratique s’apparente-t-elle au découragement ressenti intimement décrit dans la Fin du courage (1)  ?

Cynthia Fleury. Dans la Fin du courage, il y avait deux dimensions. D’une part, l’expérience clinique et psychanalytique d’un découragement absolu au travers de la parole des patients  : leur vie leur échappait, ou encore leur conduite de vie devenait de plus en plus clivée. Ils oubliaient leurs principes pour chaque jour tenir. Vous devenez alors un sujet automatique. «  Ma  » capacité à être agent, «  mon agency  », m’est alors confisquée par une entité plus forte que moi. Ce processus se traduit par un mal-être profond, la dépression. D’autre part, j’essayais de voir à l’inverse comment le courage pouvait être un outil de protection du sujet et de régulation des sociétés. L’expérience très concrète de la perte du courage montrait qu’il fallait récupérer du courage pour retrouver du sujet et comprendre que la démocratie n’est pas un statu quo mais un rapport de forces.

Selon vous, le courageux est celui qui est non remplaçable  ?

Cynthia Fleury. Oui, il faut absolument retrouver ce lien d’irremplaçabilité entre les individus pour protéger la démocratie. Dans la dernière période, nous avons produit une démocratie automatique  : une démocratie procédurale, faite de droits formels. Sur le papier, nous sommes champions mais sur l’incarnation vivante, sur l’in vivo social de la démocratie, nous ne sommes pas au rendez-vous. Cette théorisation de la démocratie nous a fait oublier qu’il n’y a pas de démocratie réelle sans une transformation sociale très forte de ce que l’on a rêvé, pensé, conceptualisé. La démocratie est menacée à partir du moment où elle se sépare de cette vérité sociale. La démocratie, c’est l’état de droit social, ce n’est pas la tyrannie de la majorité. Le vote est important mais ce n’est pas le scrutin qui fait la qualité de la démocratie, c’est le compromis social et la délibération publique. La dynamique de progression de la démocratie est motivée par les mouvements sociaux, les débats d’idées et intellectuels.

Avez-vous une vision contrastée de la politique  ?

Cynthia Fleury. La politique, dans son grand sens, permet de faire advenir l’autonomie d’un sujet, en tout cas au sein de la démocratie, seul régime où la question philosophique du souci de soi est politique. C’est essentiel. Mais nous sommes aujourd’hui face à une machine qui marche sans nous. Les citoyens ont le sentiment d’être passifs et de n’avoir plus aucune souveraineté. Ils ne veulent pas d’une souveraineté directe, aux effets pervers, mais d’une souveraineté réelle. Cela signifie une représentation et une participation qui fonctionnent, et la garantie d’une responsabilité des dirigeants. Une révolution de la citoyenneté est à venir.

Le courage c’est « avoir le souci de soi » et donc des autres. Vous allez plus loin en invoquant la justice  ?

Cynthia Fleury. La définition du courage est une affaire de lien selon trois dimensions. C’est d’abord le lien avec le sens. On n’agit pas en faisant le deuil du sens  : il n’y a pas de clivage du sens et de l’agir. Deuxième aspect, le lien avec les autres. Même si le courage fait rupture, dire non ou le fait de se mettre en marge, c’est toujours pour garder un lien plus qualitatif avec la communauté, avec les autres. Troisièmement, c’est un lien avec l’avenir. «  Ici et maintenant  », c’est dire oui à l’avenir. C’est se mettre dans une posture de construction. Il y a ensuite le juste. Jankélévitch disait  : «  Les courageux sont des commençants, les justes sont des commençants.  » La démocratie, c’est la participation de tous à la définition du juste. Et la démocratie est aporétique. Il y a plusieurs apories mais la principale réside dans la question du contrat social. Naître en démocratie, c’est déjà avoir passé contrat. Or la démocratie manie cette aporie et dit  : chaque jour, le tacite est reconduit avec la possibilité de changer le contrat, de codéfinir le juste et le légitime. Demandez aux citoyens s’ils ont le sentiment de vivre ça. La question du courage, c’est remettre l’individu au cœur du procès démocratique.

Mais comment peut-on transposer cet « effort » personnel dans une volonté collective  ?

Cynthia Fleury. En France, il existe plusieurs manières d’envisager ce seuil entre l’individu et le collectif. Traditionnellement, les corps intermédiaires font un travail. En dépit de critiques parfois justifiées, certaines de ces interfaces restent représentatives, comme les syndicats, forces organisées reconnues et bien identifiées par tous. Il y a aussi une société civile qui se développe. De nouveaux outils voient le jour comme les think tanks et de nombreux collectifs (Roosevelt, les Économistes atterrés…). À l’image de la chambre parlementaire, ils sont des chambres citoyennes élaborant leurs propres contre-propositions. Cette coproduction de la société civile s’étend de plus en plus et la diffusion des idées s’effectue grâce à Internet. Un citoyen qui veut devenir plus compétent dispose à la fois des médias classiques et de ces nouveaux outils.

Vous proposez d’entrer dans un troisième acte de la démocratie  ?

Cynthia Fleury. J’ai cherché à identifier des mécanismes de régulation démocratique. Robespierre, Rousseau, Montesquieu ou Saint-Just ne parlaient pas de régulation, terme très actuel. Mais à chaque période historique, la philosophie politique se demande quels sont les piliers, les valeurs de la société  ? En France, un des piliers structurants a d’abord été la Vertu, située du côté du peuple et non du roi. C’est un geste révolutionnaire majeur. La République s’érige à l’aune de la Raison. L’histoire nous enseigne que cette régulation vertueuse stricte a été néanmoins mortifère. Par la suite, on peut poser un acte II de la démocratie, avec Tocqueville et la tradition plus libérale de «  la doctrine de l’intérêt bien entendu  ». Pour lui, la démocratie tient par la passion la plus partagée  : mon bien-être. Doctrine «  peu haute mais sûre  », dit-il. Sous-entendu, les têtes cesseront de tomber. On a vu depuis les limites de la régulation par l’intérêt, avec toutes les crises engendrées. Trop scinder le politique et l’éthique nous mène dans le mur  : je propose donc un troisième acte. Sans aller dans ses aspects mortifères initiaux, la vertu est régulatrice. La déontologie de l’action publique rétablit la confiance. C’est là que le courage paraît pertinent en réarticulant éthique et politique. Comme dit Foucault, c’est un dire «  qui s’oblige  » et non pas un dire qui oblige les autres. C’est un dire (public et privé) dans lequel on peut avoir confiance. Le courage est moins sectaire que la vertu mortifère et plus régulateur que l’intérêt privé.

Face à la guerre économique et au narcissisme ambiant, où est le champ d’espérance  ?

Cynthia Fleury. Le nouveau terrain de déflagration sociale, notamment décrit par Axel Honneth avec la Société du mépris, s’appuie sur l’acharnement et la terrible compétition. Dans sa critique du monde libéral, il montre comment les idéaux démocratiques (créativité, authenticité, liberté) ont été instrumentés pour finir par vulnérabiliser l’individu dans le monde du travail. La société de consommation crée aussi la frustration mais l’entreprise est le lieu premier de ce vécu. En dix ans, la précarisation (mobilité forcée, perte de travail, intermittence) a explosé. Elle est ressentie par tous. L’expérience aliénante du management et son mode opératoire classique du harcèlement ont abouti aux arrêts maladie, aux dépressions, parfois au suicide. Face à cela, nous sommes tous garants d’une décence commune. Il n’y a pas ceux qui vérifieraient que tout marche bien et les autres. Être reconnu est essentiel. Honneth montre comment cette reconnaissance a été «  falsifiée  » pour rendre l’individu dépendant et aliéné. C’est très subtil car la reconnaissance sociale est absolument nécessaire pour préserver les individus, leur santé mentale, physique et économique. De ce point de vue, il y a des tests de crédibilité de la reconnaissance (comme un salaire décent) qui ne sont pas simplement des jeux de parole.

C’est ce que vous entendez par « la théorie de l’éthique du courage »  ?

Cynthia Fleury. C’est là que l’on rejoint Amartya Sen qui, avec la «  démocratie des capacités  », définit la pleine maîtrise d’un droit et sa traduction directe en choix de vie, en liberté de vies possibles. C’est un pas qualitatif nouveau franchi  : la démocratie transforme des ressources matérielles en richesses existentielles. Vous devenez un être «  capacitaire  ». Le juste vient faire en sorte que vous pouvez pour une part transformer votre vie. Si la «  reconnaissance  » que vous recevez ne permet pas de vous donner plus de capacités de liberté de vivre, c’est une reconnaissance instrumentée falsifiée. La justice est toujours le grand test de la vérité de la démocratie. La question du courage nous fait aussi réfléchir sur la liberté des «  modernes  ». Qu’est-ce qu’être libre  ? Citoyenneté normative antique, mais excluante, où certains participent au pouvoir politique, ou citoyenneté moderne inclusive, dans laquelle les citoyens délèguent les affaires publiques  ? Aujourd’hui, le citoyen se veut actif, compétent, participatif, usant des nouveaux outils de régulation mis à sa disposition. Il veut vivre sa souveraineté de façon «  positive  », et pas seulement «  négative  » (au sens de Rosanvallon). Enfin, il y a ce problème majeur  : la démocratie, c’est la séparation des pouvoirs mais plus globalement la séparation des rationalités, comme celles du temps court et long. Or nous avons une séparation des pouvoirs mais nous n’avons pas de séparation des rationalités.

Afin de penser un monde nouveau, vous posez un constructivisme, un peu à l’image de « l’évolution révolutionnaire » de Jean Jaurès  ?

Cynthia Fleury. Jaurès est vivant. En liant toujours ensemble l’éthique et le politique, il est l’incarnation de ce courage, voire d’une espérance en l’homme et dans la capacité «  socialiste  »  : la société du construire ensemble. Avec ce geste régulateur, il y a un lien très fort entre le collectif et l’individu chez Jaurès. Par ailleurs, il a toujours été le partisan d’une révolution non violente, de la vraie théorie de l’action  : une révolution démocratique. Faire évoluer le système qualitativement par un mouvement pacifique et construit, nous n’y sommes pas encore. Jusqu’à présent, les grandes régulations ont eu lieu par des guerres et des révolutions violentes… Va-t-on savoir faire cette révolution démocratique  ?

(1) La Fin du courage. Éditions Fayard, 2010. 
208 pages, 14,20 euros.

Foucault et Parrêsia. Professeur à l’American University of Paris et psychanalyste, Cynthia Fleury enseigne à l’École polytechnique. La recherche de sens est très présente chez cette membre fondatrice du Réseau international des femmes philosophes qui produit sa réflexion à partir d’une éthique, recherche de vérité. inspirée de Michel Foucault et sa parrêsia, Cynthia Fleury la traduit par une citoyenneté active. Vice-présidente du collectif d’EuropaNova qui milite pour la création d’une Europe politique, elle est également membre fondateur du collectif Roosevelt. La question de la démocratie est au cœur de ses travaux qui portent sur les outils de régulation démocratique et de gouvernance publique, la réforme des institutions et des comportements citoyens. En 2005, elle a publié Pathologies de la démocratie et, en 2010, un ouvrage très remarqué la Fin du courage. Depuis dix ans, Cynthia Fleury tient une chronique philo régulière dans l’Humanité. Elle a été nommée au comité consultatif national d’éthique le 22 septembre 2013.

Entretien réalisé par Pierre Chaillan, L’Humanité


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