Oubangui-Chari (Centrafrique) : une guerre coloniale destructrice oubliée

jeudi 2 janvier 2014.
 

On parle beaucoup de la Centrafrique ces temps-ci. On ignore combien cette région, alors colonie française de l’Oubangui-Chari, a souffert depuis la fin du XIXe siècle. L’est du pays, soumis à des sultans esclavagistes, subissait des razzias incessantes  ; l’ouest connut une succession de scandales sanglants liés à l’exploitation de compagnies privées dites «  concessionnaires  ». Cela commença en 1896, avec un agent colonial sanguinaire, Goujon, qui, avec l’aide d’une cinquantaine de «  tirailleurs sénégalais  », arma 6 000 Baya locaux de fusils et de poudre pour «  razzier à fond tous les chefs baya qui avaient fourni des contingents aux Foulbé (Peuls)  ». Une colonne parcourut 800 km, brûlant tout sur son passage. La campagne démarrée le 6 mars ne cessa que le 9 septembre, quand un nouvel administrateur, envoyé en hâte, dispersa les troupes. En détruisant l’économie de subsistance, en brûlant les villages et en capturant les troupeaux, ces opérations furent plus meurtrières que les guerres intestines qui, les années précédentes, ravageaient le pays. Celui-ci ne cessa plus d’être agité.

En 1904-1906, la mission d’inspection de Savorgnan de Brazza, puis celle du jeune fonctionnaire intègre Gaston Guibet détectèrent des massacres de femmes et d’enfants pris en otages pour obtenir porteurs et impôt, 1 500 «  indigènes  » furent exécutés par les agents concessionnaires de la M’Poko. Dans cette région, désormais occupée depuis 1911 par la compagnie forestière Sangha Oubangui (surnommée la «  Compagnie pordurière  » dans Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline), qui avait absorbé la Compagnie des sultanats du Haut Oubangui de sinistre mémoire, survinrent les incidents épouvantables rapportés par André Gide (Voyage au Congo, 1927).

Rien d’étonnant à ce que la zone connaisse une révolte généralisée de populations poussées à bout. Elle toucha non seulement l’Oubangui-Chari, mais aussi les confins du Cameroun, du Moyen Congo et du Tchad. C’est que, en sus de l’exigence du portage épuisant sur l’interfluve séparant le bassin du Congo du bassin du Chari et du Tchad, les Baya devaient fournir un latex payé au plus bas pour payer l’impôt. Cette guerre, aussi dure que celle du Rift vers la même époque, passa inaperçue, malgré une thèse remarquable publiée en 1986. Elle fut animée à partir de 1924 par un chef messianique, Karnou, qui avait passé deux ans dans une mission catholique  : «  Tuez et mangez votre bétail, répudiez vos femmes, brûlez vos cases, coupez les ponts, tout ce qui a connu le Blanc est impur, et doit disparaître (…). Prenez mon médicament, le Kougowara, et je serai avec celui qui le portera à son cou et je le rendrai invisible et invulnérable.  »

Le pays tout entier se souleva. Trois colonnes françaises furent envoyées entre novembre 1928 et avril 1929. Karnou fut tué. Le soulèvement devint une meurtrière guerre d’embuscades. Les «  nettoyages  » entrepris systématiquement acculèrent la population au désespoir. Les troubles se prolongèrent jusqu’en 1933 et s’achevèrent par l’«  enfumade  » des grottes où les derniers rebelles s’étaient réfugiés. Ils laissèrent le pays appauvri et déserté. La culture obligatoire du coton remplaça celle du caoutchouc et fut maintenue à l’indépendance faute d’autres ressources, tant que le diamant ne fut pas exploité.

L’épisode prometteur mais bref de la présidence de Boganda (1958-1959), qui rêvait d’États-Unis d’Afrique latine, prit fin avec sa mort accidentelle. Le pays ne s’en est jamais remis. Sur place, ce passé n’est pas oublié. Il fait partie de l’héritage actuel de violence.

(1) Le Rapport Brazza 1905, de C. Coquery-Vidrovitch. Le Passager clandestin (sous presse 2014).

(2) La Guerre de Congo-Warra, de Raphaël Nzabakomada Yakoma, Paris, L’Harmattan, 1986.

Par Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne, professeur 
émérite de l’université paris-diderot.


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