Le clientélisme vu de Marseille

mardi 25 février 2014.
 

Clientélisme par-ci. Clientélisme par-là. Derrière le mot brandi à chaque occasion, quelle réalité  ? Invention marseillaise  ? Phénomène massif  ? Façon d’aider les plus démunis  ? Pour y voir plus clair, entretien avec le sociologue Cesare Mattina, auteur d’une thèse sur la « régulation clientélaire ».

Cesare mattina « Les classes populaires ne sont pas les bénéficiaires du clientélisme »

Dans la vie politique marseillaise, le clientélisme apparaît comme un mot-valise 
que tout le monde se jette à la figure. Pouvez-vous nous proposer une approche éclaircissante  ?

Cesare Mattina. La définition générale du clientélisme est simple  : entretenir des clientèles politiques par l’octroi de faveurs et services en échange de votes et de soutiens politiques. Le phénomène est aussi ancien que la ­démocratie et le système du suffrage. Tel qu’il est actuellement entendu, dans le contexte de bataille politique des élections municipales, c’est un mot utilisé par des acteurs pour dénoncer des pratiques d’autres acteurs. On se rend compte que la dénonciation du clientélisme est le fait d’acteurs qui ne disposent pas forcément de ressources de distribution. Ce n’est pas par hasard si Mennucci et Carlotti ont le plus investi ce thème de l’anticlientélisme. Ils ne sont pas en position de disposer de beaucoup de ressources à distribuer.

Au-delà du thème agité dans l’arène politique, on peut aussi critiquer l’utilisation généraliste du mot dans lequel on met à peu près tout. Le fait de vouloir recueillir des voix pour un élu n’a rien de clientélaire en soi. Cela fait partie du métier d’élu, ce dernier étant, la plupart du temps, un professionnel de la politique qui met en place une machine électorale performante. Ensuite, il faut regarder du côté des demandes formulées par des personnes à l’élu  : un emploi, un logement, une place en crèche, une subvention pour une association. Cette demande est très soutenue. Il suffit de se rendre dans une permanence d’élu… Ce n’est pas nouveau. Les lettres de demandes envoyées à Gaston Defferre dans les années 1970 et 1980 représentent des mètres et des mètres linéaires d’archives. Donc, la demande sociale est très forte. Troisième élément pour clarifier et décomposer cette notion de clientélisme  : les politiques clientélaires de redistribution. Comment décide-t-on que l’on va donner à certains et pas à d’autres  ? Quels sont les ­critères  ? Dans les courriers, on voit bien les raisons pour lesquelles tel emploi doit revenir au fils de tel employé (ne l’oublions pas, nous sommes dans un système d’embauches de père en fils, via le syndicat Force ouvrière), à un camarade du PS, à un membre des «  communautés ethniques  » ou «  ethnico-religieuses  » de la ville, etc. Ces politiques clientélaires participent du gouvernement de la ville. ­Comment redistribuer de la ressource tout en faisant, dans le même temps, du ­classement social des populations  ? On va donner plus à certaines catégories et aux responsables communautaires qui les représentent  : arménienne, juive, italienne ou corse. Des miettes sont laissées aux Maghrébins et Comoriens qui sont arrivés plus tard dans la ville au moment où les ressources clientélaires classiques comme les emplois publics et les logements sociaux de qualité diminuaient. C’est de cette façon que l’on a inventé politiquement les communautés et leur pendant de la paix entre communautés, et du cosmopolitisme marseillais afin de cacher l’allocation différentielle des ressources.

Si le clientélisme n’a pas été 
inventé à Marseille, le système 
que vous décrivez s’est enraciné dans la deuxième ville de France. Comment s’est-il créé  ?

Cesare Mattina. Je suis opposé à toute explication culturaliste. Je m’inscris davantage dans une sociologie néomarxiste. Le clientélisme est intimement lié à la situation socio-économique d’une ville et aux ressources à distribuer. À Marseille, il connaît son expansion dans un moment historique particulier  : celui du choc de la décolonisation et de la désindustrialisation. Des grandes villes françaises, Marseille est la seule à avoir affronté cette situation avec une telle acuité. Suite à l’effondrement du système ­industrialo-portuaire, la demande de faveurs et de services s’est tournée vers le secteur public de l’emploi. Cela n’a rien à voir avec des présupposés sur les Corses, les Italiens, les ­Marseillais qui agiraient comme ceci ou comme cela. Et Balkany, Dassault ou Schuller  ? À Marseille, c’est à partir de 1965 que se met en place un système que l’on appelle «  defferisme  ». Avant, Gaston Defferre (élu maire en 1953 – NDLR) n’avait pas d’autres emplois à offrir que ceux du ­Provençal (journal qui était sa propriété – NDLR) et de la Socoma ­(société de manutention ­portuaire qu’il a créée dans les années 1950 pour faire pièce au monopole de l’embauche des dockers par la CGT – NDLR). À partir de 1965, on passe d’un système notabiliaire dans lequel on distribue ses propres emplois à un système qui s’appuie sur les collectivités locales. À la fin des années 1960, un système un peu pervers se développe  : un fort développement des emplois publics municipaux ainsi qu’une forte poussée démographique (Marseille gagne 200 000 habitants, travailleurs immigrés et rapatriés, entre 1954 et 1968 – NDLR) sur fond de grave crise industrielle. Un ouvrier licencié se dit qu’il peut par exemple devenir jardinier à la ville de Marseille. Au début des années 1970, l’emploi lié au conseil général se développe puis, dans les années 1980 et 1990, celui lié au conseil régional. Tout cela concourt au développement de l’emploi public qui n’est pas extensible pour autant. L’une des conséquences de ce double mouvement désindustrialisation-emploi public est que le nombre d’ouvriers s’effondre tandis que celui des employés se maintient. Parenthèse  : quand on dit aujourd’hui Marseille, ville populaire, il faut préciser surtout ville d’employés. À ­Marseille, il y a aujourd’hui plus de cadres supérieurs que d’ouvriers alors qu’un tiers des salariés relèvent de la catégorie des employés. Dans les années 1970, le système se tient puisqu’il y a encore beaucoup de ressources à distribuer. C’est ensuite que cela se grippe. À partir de 1976-1977, il y a un écroulement de la mise en location de logements sociaux. Côté emploi, les embauches continuent jusqu’à la fin des années 1980 (alors que la ville subit une saignée démographique, passant de 908 000 habitants en 1975 à 790 000 en 1990 – NDLR), moment où la ressource s’amenuise.

Qu’est-ce qui a changé entre 1965 et la mise en place de ce système et son agonie qui semble sans fin, en 2013  ?

Cesare Mattina. Ce qui change fondamentalement, c’est le niveau de ressources. Moins de logements, on en a parlé. L’effondrement de la production s’accompagne également de la dégradation du parc urbain. Accorder un logement dans un ensemble de qualité devient de plus en plus difficile. Du côté des emplois publics, la généralisation des concours après la décentralisation met fin au recrutement direct. La multiplication des emplois à durée déterminée dans l’administration publique fait qu’il est difficile de proposer un emploi à vie à quelqu’un.

Les ressources d’origine 
(emplois, logement) s’amenuisent, mais d’autres ressources ne se développent-elles pas après la mise en œuvre de la décentralisation  ?

Cesare Mattina. Oui. Le rétrécissement des ressources communales s’est accompagné de la diversification des acteurs institutionnels. Donc, le volume global s’amenuise mais il ne s’épuise pas. Il se transforme. À partir de la fin des années 1990, on voit le montant des subventions aux associations augmenter fortement. Certains élus en font de la machine électorale systématique, mais le système est fragile. Il est soumis aux aléas des majorités politiques. La manne existe, mais ne suffit pas à créer des emplois dans toutes les associations qui en ont ­besoin. De plus, ce sont des ressources qui n’arrivent pas à fidéliser sur le long terme des clientèles. J’ai une définition restrictive de la relation de clientèle en politique  : pour moi, cela ne peut s’inscrire que dans une relation de longue durée entre des élus et des électeurs. Lorsque l’on me parle de Samia Ghali qui a fait venir des gens par minibus pour voter, on n’est pas du tout dans la relation de clientèle. On est dans le cadre d’une machine politico-électorale performante mais qui ne fabrique pas forcément beaucoup de fidèles et d’obligés.

Dans le discours ambiant, 
lorsque le clientélisme est évoqué, il y a un corollaire qui vient presque automatiquement  : les plus pauvres, les plus démunis.

Cesare Mattina. La thèse centrale du livre sur lequel je travaille est justement que ce ne sont pas les classes populaires qui profitent des phénomènes de redistribution clientélaire. On oublie que le système a besoin d’intermédiaires qui relèvent souvent de la classe moyenne. Des avocats, des médecins, par exemple. Mais aussi ceux que j’appelle des brokers (courtiers – NDLR) de la politique, qui prétendent détenir le vote de telle famille ou de tel réseau et qui le vendent au plus offrant. Il y a aussi ceux dont la fonction est de véhiculer la demande sociale vers les élus qui ne peuvent pas recevoir tout le monde. Le système profite plutôt à certaines franges de la classe moyenne ou des petites classes moyennes comme des salariés de la Ville et des autres collectivités locales. Regardez par exemple le nombre d’agents municipaux qui vivent dans le 9e (arrondissement recherché du sud de Marseille, dont le maire est le député UMP Guy Teissier – NDLR). Ceci dit, lorsqu’on est entré à la Ville sur piston, que l’on s’est fait allouer un logement social dans un quartier recherché, dans l’est ou le sud, que l’on a obtenu un emplacement de bateau sur le Vieux-Port, on n’est plus un prolétaire. À une époque, des personnes d’origine modeste ont pu profiter de ce système pour leur ascension sociale. Mais avec le rétrécissement des ressources et l’arrivée d’autres classes populaires, le système ne fonctionne plus puisqu’il repose sur l’inclusion d’un petit nombre et l’exclusion d’un grand nombre. ­Demandons-nous pourquoi chez les éboueurs, il n’y a que très peu d’ouvriers maghrébins ou noirs, alors qu’ils sont nombreux dans d’autres villes. Cela montre que FO continue à avoir la mainmise sur les embauches et que l’on recrute toujours dans les mêmes systèmes familiaux et clientélaires.

Les changements démographiques 
à Marseille, avec l’arrivée 
notamment en centre-ville de salariés « néo-marseillais », manifestement moins « tolérants » à l’égard 
du système, vont-ils conduire 
à des changements plus politiques  ?

Cesare Mattina. C’est fort possible même s’il faudrait une étude pour étayer. On peut déjà le voir à travers le positionnement politique de Patrick Mennucci qui s’est déplacé des quartiers nord au centre-ville. Au conseil régional, il a pris des délégations au tourisme et à la culture. Il fait le pari de bâtir sa base sociale sur les 1er et 7e arrondissements, avec d’un côté une fraction très populaire à laquelle s’ajoute une catégorie de salariés qui arrivent à Marseille, de l’autre des quartiers à plus hauts revenus. Il a mené sa campagne des primaires ­notamment sur le clientélisme. Il faut désormais voir la suite qu’il y donne.

Un autre acteur semble désormais intervenir dans le débat sur le clientélisme  : la justice. Même si 
elle a fait appel, la députée socialiste Sylvie Andrieux a été condamnée 
à un an de prison ferme et cinq ans d’inéligibilité pour détournement 
de fonds publics du conseil régional à des fins clientélistes

Cesare Mattina. C’est tout de même impressionnant ce qui a été mis en place  : 75 % de l’enveloppe totale de la politique de la ville était employé dans son secteur dans les quartiers nord. Sylvie Andrieux a mis en place une grosse machine électorale. Mais le procès n’a mis en lumière que la partie visible de l’iceberg. Si on insiste uniquement sur le côté moral et que l’on ne voit pas qu’il faut remettre en cause le métier d’élu politique, on n’aura rien fait avancer. Le problème de fond tient en la concentration du pouvoir aux mains d’une seule personne qui peut décider de tout. A minima, il faut instaurer des décisions collégiales. Il n’est pas interdit d’aller plus loin en instaurant des mécanismes de démocratie participative autour de l’attribution des subventions au secteur associatif.

Un Napolitain dans la cité phocéenne.

- 1968. Naissance de Cesare Mattina à l’ombre du Vésuve. Mène des études 
de sciences politiques dans sa ville natale.

-  1992. Une première expérience Erasmus.

-  1995-1996. Réalise un mémoire sur le vote d’extrême droite (FN et MSI) 
à Naples et à Marseille. De l’analyse électorale, il passe à l’étude des questions 
de pouvoir dans la ville et de gouvernement urbain au travers de la problématique 
du clientélisme. Garde pour terrains d’études Naples et Marseille.

-  1998. S’installe à Marseille.

-  2003. Présente sa thèse sur la «   régulation clientélaire   » à l’IEP de Grenoble.

-  2014. Prépare un ouvrage pour les Presses de Sciences-Po sur le gouvernement urbain et le clientélisme politique à Marseille depuis Gaston Defferre.

Entretien réalisé par 
Christophe Deroubaix


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