Les allocations familiales en danger

jeudi 6 mars 2014.
 

Le premier ministre n’a pas l’air de connaître l’histoire des allocations familiales et du lien que celles-ci ont toujours eu avec le travail. En déclarant que lesdites allocations n’ont aucune relation avec le travail – refrain repris également par le ministre du Travail, Michel Sapin –, Jean-Marc Ayrault isole cette partie importante de la politique familiale de celle de la Sécurité sociale mise en place à la Libération par l’ordonnance du 4 octobre 1945. Texte qu’un grand ministre du Travail, Ambroise Croizat, concrétisa sur le terrain avec autour de lui une équipe de spécialistes, dont Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale, et des syndicalistes de la CGT.

Dès le départ, la Sécurité sociale reposa sur les assurances sociales, les accidents du travail et les prestations familiales maintenus dans une caisse autonome. Cet ensemble étant financé par des cotisations sociales calculées à partir de l’assiette salariale par un taux, mis à part les accidents du travail dont le taux est variable en fonction des risques encourus.

Tout de suite après l’ordonnance de 1945, un travail parlementaire animé par le ministre du Travail et de la Sécurité sociale déboucha sur une série de lois et de décrets afin de mettre en place définitivement la Sécurité sociale. L’ensemble était cohérent, il visait à l’universalité, à la cotisation comme mode de financement, il s’orientait donc pour les allocations familiales vers un financement à partir du travail salarié mais aussi des cotisations des travailleurs indépendants.

Le premier ministre semble ignorer cela. Il faut donc lui rafraîchir la mémoire, une mémoire qui paraît sélective et qui divague vers les imprécations patronales de ne plus payer de charges sociales  : un discours rabâché sans cesse par les patrons depuis l’existence de la Sécurité sociale qu’ils n’ont jamais acceptée.

J’en viens donc à ce qui nous occupe aujourd’hui  : les allocations familiales.

Les allocations familiales sont une création patronale basée dès le départ sur le travail salarié, voilà ce qui peut étonner en écoutant les cris d’orfraie du Medef, mais ce n’est pas une révélation, c’est inscrit dans l’histoire.

Jean-Jacques Dupeyroux, auteur et spécialiste de la Sécurité sociale, l’exprime très bien dans son ouvrage Droit de la Sécurité sociale  » (Dalloz, édition 1988), je le cite  : «  De la même façon que les assurances sociales se sont greffées sur le mouvement mutualiste, les premiers systèmes d’indemnisation des charges familiales ont utilisé et généralisé un mouvement spontané du patronat… Imitant l’État qui accordait des suppléments familiaux à ses fonctionnaires et encouragés par les efforts entrepris par le patronat belge dès avant la Première Guerre mondiale, certains employeurs français décidèrent spontanément, au lendemain de ce conflit, de verser un salaire plus important à leurs travailleurs chargés d’enfants.  »

En fait, ils entérinaient l’idée d’un sursalaire et créèrent des caisses de compensations. Après la crise de 1929, une loi de 1932 obligea alors les employeurs de l’industrie et du commerce à s’affilier à des caisses de compensation agréées. Ces allocations, comme le dit Jean-Jacques Dupeyroux dans son ouvrage, sont toujours dues aux salariés en échange de leur travail, conformément à l’idée du sursalaire.

Le Medef veut s’extirper de la cotisation, expliquant qu’il n’a aucune raison de verser sa quote-part pour quelque chose qui relève de la solidarité nationale et non du travail.

Il faut donc faire l’historique, comme le fit Croizat lors de l’explication de vote de la loi de 1946 sur les allocations familiales, je le cite  : «  Celles-ci ont été créées, à l’origine, sur des initiatives patronales, dont je me plais à souligner la générosité et les réalisations audacieuses et fécondes.  » Et il précise  : «  Ces allocations nées surtout au cours de la guerre 1914-1918, étaient apparues comme un moyen d’adapter les salaires des travailleurs à la situation de famille de chacun, comme un moyen de transformer un salaire mesuré uniquement à l’importance des tâches fournies en un salaire social tenant compte des besoins de chacun.  »

Il ajoute  : «  Les allocations elles-mêmes ont été étendues à des catégories de personnes qui n’accomplissent pas un travail salarié, aux travailleurs indépendants d’abord et surtout, et ensuite à certaines catégories de personnes n’appartenant pas à la population active, les veuves et les pensionnés de guerre par exemple… Comme la Sécurité sociale, les prestations familiales doivent s’étendre à toute la population du pays, c’est la règle nouvelle qui est aujourd’hui posée… C’est ce principe qui justifie légalement l’établissement pour couvrir l’ensemble des prestations familiales, d’une cotisation uniforme applicable quelles que soient les professions, ainsi que le prévoyait déjà l’ordonnance du 4 octobre 1945 entrée en application le 4 juillet dernier.  »

Amboise Croizat concluait alors sa présentation en disant ceci  : «  C’est dans ce sens et par l’effort des producteurs eux-mêmes que nous pourrons ainsi, dans le cadre de la prospérité générale, envisager l’instauration dans notre pays d’un véritable système social qui assurera à tous les Français et Françaises le maximum de sécurité à l’égard de tous les risques dont ils sont ou peuvent être menacés au cours de leur existence. En disant cela, je songe aux familles, aux mères et aux enfants de notre pays… Et le problème démographique reste, en effet, au centre de nos préoccupations et de la politique de la France… car elle constitue également un élément de première importance pour retrouver la prospérité nationale.  »

Cette loi fut votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale.

Les allocations familiales ont été au cœur de l’amélioration des conditions de vie des salariés, de leur famille, et plus généralement de l’ensemble de la population, elles ont permis le redressement industriel et économique de notre pays. Par les cotisations, elles ont reposé sur les richesses créées. Elles ont été facteurs d’une élévation des richesses produites en répondant au besoin de développement de la France, et notamment celui de former des générations en capacité d’assurer la croissance du pays et donc de l’appareil productif. Dire qu’elles n’ont aucun lien avec le travail, c’est être à la remorque de l’argumentation patronale. Elles ont concouru au redressement de la France et au développement économique et social du pays.

Cette loi fut aussi génératrice d’une fécondité permettant non seulement de renouveler la pyramide des âges mise en difficulté par les pertes de population dues aux deux guerres mondiales mais aussi d’assurer le développement de la population par un taux élevé de naissances qui fait encore de notre pays un des plus prolifiques au monde.

En mettant en cause le financement des allocations familiales par la fin de la cotisation de l’employeur (le salarié n’a jamais cotisé), le gouvernement et le président de la République touchent à ce qui est une des raisons principales de cette démographie positive et du baby-boom de l’après-guerre  : à savoir l’assurance de recevoir les allocations familiales, sans que leur versement soit lié à des considérations budgétaires ou à des orientations gouvernementales susceptibles de désarticuler ce système incomparable ou de faire disparaître certaines prestations.

Déjà, dans les familles, cette crainte de ne plus bénéficier de rentrées financières sûres risque d’entraîner un recul des naissances et un non-renouvellement des générations dans les prochaines années.

François Hollande, en satisfaisant le patronat, met en cause un pan important et déterminant de la Sécurité sociale et, du coup, le renouvellement des générations.

Par Bernard Lamirand, animateur du comité d’honneur national Ambroise-Croizat


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