Birmanie : Les Rohingyas, population la plus persécutée au monde

mercredi 19 mars 2014.
 

Considérés comme 
la population 
la plus persécutée 
au monde par l’ONU, les Rohingyas birmans ont été privés de leur nationalité en 1982. Après des décennies de pogroms et 
de terres confisquées, les violences perpétrées par 
les bouddhistes 
ont repris. 
Et l’exil avec elles.

C’est un sac en plastique bleu, tout ce qu’il y a de plus banal. Gardé précieusement dans la poche intérieure de sa veste, il contient pourtant la preuve de l’existence de Ladjo. Une carte d’identité, un nom, un prénom… De ses hanches tombe d’ailleurs le longyi traditionnel birman qui renseigne un peu plus sur ses origines. Ladjo vient de l’État septentrional de l’Arakan, il est l’un des 800 000 Rohingyas et, chez lui, le nom de sa communauté ne se prononce pas. On les appelle les Bangladais ou les «  Kalas  », une appellation péjorative, empreinte de racisme. Dès 1982, le dictateur birman Ne Win décidait de rayer les Rohingyas de la carte en faisant d’eux des apatrides. Avec la réforme de la loi sur la nationalité, une mosaïque de 135 « races nationales  » était alors définie. Pas de place dans ce large spectre pour les Rohingyas. «  À cette date, les autorités ont cessé de nous délivrer des cartes d’identité. Un système de corruption s’est développé pour obtenir des papiers. Une filière de faux documents s’est mise en place afin de s’échapper ou d’obtenir le certificat permettant de poursuivre des études  », explique Maung Kyaw Nu, le président de l’association des Rohingyas birmans en Thaïlande, qui a connu la répression et la prison avant de fuir le pays en 1976. Aujourd’hui, la même politique est poursuivie. Privés du statut de citoyens, les Rohingyas ne peuvent quitter les communes de l’Arakan légalement et, depuis 1994, ils doivent se procurer des autorisations spéciales en échange de pots-de-vin pour se marier  ; une disposition récente tente même de les empêcher d’avoir plus de deux enfants. «  Les Rohingyas sont des clandestins venus du Bangladesh  », déclare doctement le président birman Thein Sein, rayant ainsi plusieurs siècles d’existence dans le pays. La présence de ces musulmans dans l’Arakan remonterait aux flux venus de l’ancien Bengale aux XVe et XVIe siècles. Cinq ans avant la réforme de la loi sur la nationalité, Ladjo avait déjà senti le feu brûler. Chaque semaine, un groupe d’hommes emmenés par des moines bouddhistes s’introduisait dans la ferme familiale pour réquisitionner les bœufs et la récolte de riz. Puis, un jour, ce furent les terres. «  Si l’on avait le malheur de s’y opposer, nous étions battus. Le jour où ils sont venus armés, j’ai su qu’il fallait que je m’en aille.  » Dans un long et périlleux voyage, il quitte la Birmanie pour la Thaïlande voisine.

Ce soir-là, comme tant d’autres, il faudra rouler un long moment pour parvenir à s’extraire des embouteillages de Bangkok. Sous le ciel gris, les travailleurs s’entassent à l’arrière des pick-up, le visage enturbanné d’un tee-shirt pour ne pas respirer les gaz d’échappement. Alors que la capitale, ses gratte-ciel et ses centres commerciaux climatisés prisés des classes moyennes s’éloignent, seules les publicités colorées pour chanteurs à la mode redonnent un peu de vie aux rideaux de fer baissés des échoppes. Dans une petite ruelle de Samut Prakan, à l’est de Bangkok, les Rohingyas en exil organisent une fête dans le hall de l’école coranique Asasul Ihsan. La plupart des enfants qui rient aux éclats sont nés en Thaïlande, loin du pays de leurs parents. Loin également des silences et des regards suspendus de leurs aînés qui évoquent tour à tour les massacres, les humiliations, les viols, les arrestations, les travaux et déplacements forcés. De 1942 à 1991, il y eut entre autres les opérations «  Conquérant  », «  Davantage de pureté  », «  Millions de succès  » ou «  Belle nation immaculée  », autant de pogroms planifiés par la majorité bamar (bouddhiste) au pouvoir. Entre ces campagnes de nettoyage ethnique, le quotidien peut virer au drame. «  Quand un militaire vous demande d’approcher, vous savez qu’il faut se préparer au pire  », frémit Nazibra, qui a rejoint la Thaïlande en 2001 après un périple à travers le Bangladesh et l’Inde. Depuis, les mêmes questions ne cessent de le hanter  : «  Pourquoi ce déni de citoyenneté  ? Pourquoi l’ONU et les grandes puissances ferment les yeux  ? Pourquoi donnent-elles caution au gouvernement birman en levant les sanctions économiques qui pesaient sur lui  ?  » Nazibra, dont les nuits restent hantées par la vision des flammes qui ont réduit sa maison en cendres, prône une force de maintien de la paix. D’autres n’hésitent plus à parler d’une intervention militaire étrangère pour mettre fin aux violences.

En 1997, Muhammad fut enlevé par l’armée. Son corps gardera à vie les stigmates des travaux forcés et des coups de bambou. «  Il y avait toujours un prétexte pour nous infliger les pires tortures  : un travail trop lent, l’impossibilité de donner l’argent demandé par nos gardes…  » Il ne peut étouffer les larmes qui ponctuent son récit. Pour l’aider, Yusuf l’interrompt pour narrer sa propre expérience de travail forcé sur des terres confisquées à des familles rohingyas faute de titres de propriété. «  Aucun villageois ne dispose de tels titres  », explique-t-il. Outre les expropriations, la destruction du patrimoine religieux et les déplacements de populations qui visent à effacer toute trace de présence rohingya en Birmanie en vue du recensement de 2014, le gouvernement a mis sur pied un véritable plan de colonisation. Partout, des villages «  modèles  » sortent de terre. Dans la pratique, d’anciens généraux et d’anciens prisonniers sont chargés de «  bouddhiser  » l’Arakan.

Depuis juin 2012 et la reprise des violences entre bouddhistes de l’ethnie rakhine et Rohingyas, l’exode connaît une nouvelle vague. Embarqués sur des bateaux de fortune, ils succombent parfois à la faim et à la soif. En Thaïlande, les autorités estiment à près de 2 000 ceux qu’elles retiennent dans les centres de détention. L’ONG Human Rights Watch évoque l’enfer des cellules surpeuplées où s’entassent 80 à 150 personnes. La Thaïlande n’a jamais ratifié la convention relative au statut des réfugiés de 1951 et, à ce titre, s’autorise à expulser les réfugiés en dépit des dangers qu’ils encourent. La seule solution qui s’offre alors aux Birmans est de postuler au statut de travailleurs migrants. Des démarches coûteuses et fastidieuses qui n’échappent pas à la corruption. La carte de séjour est valable deux ans, renouvelable une fois. Au-delà, les Birmans ont obligation de regagner le pays. «  À mon arrivée en Thaïlande en 2005, le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU m’a délivré une carte de réfugié. Impossible de travailler avec ce papier. Je me suis échappé du camp et j’ai trouvé un petit boulot de vendeur de chapatis (pains indiens – NDLR) dans la rue. Un maigre revenu qui me permet tout juste de me nourrir  », relate Maung Shwee, qui milite toujours activement au sein de la Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi. Pire, pour certains réfugiés qui croyaient quitter l’enfer  : ils sont vendus par des agents de police thaïlandais à des esclavagistes modernes pour la somme de 1 300 dollars par tête. Pour recouvrer leur liberté, ils doivent réunir l’équivalent de cette somme. En janvier dernier, le général Prayuth Chan-ocha, chef de l’armée thaïlandaise, a reconnu que certains officiers étaient impliqués dans ce trafic d’êtres humains. «  Les réfugiés rohingyas ne constituent en aucun cas un problème thaïlandais. Le problème est du ressort de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), voire du monde  », écrivait le Bangkok Post en janvier dernier. Triste ironie  : en 2014, l’Asean confiera sa présidence tournante à la Birmanie, pour saluer les premiers pas du pays vers la démocratie.

De plus en plus d’opposants birmans sont désormais convaincus que les militaires hostiles au processus de transition laissent sciemment s’installer les violences communautaires afin de garder le pays sous leur botte et saper ainsi le processus électoral de 2015. Le risque est grand de voir l’armée se poser en unique garante de l’unité et de l’ordre quand la Constitution de 2008 prévoit que l’institution puisse s’accaparer les pleins pouvoirs «  en situation d’urgence  ». Dans ce contexte, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer le silence du prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi. En juin 2012, lors de la reprise des violences, la députée s’était contentée de dire que «  la majorité, dans une société, doit avoir de la sympathie pour la minorité  ». Le jeu serré dans lequel est entrée la Dame de Rangoun pour conquérir le pouvoir l’oblige d’une part à composer avec l’armée et d’autre part à éviter de froisser une population majoritairement bouddhiste, travaillée par les discours xénophobes et la haine religieuse. «  Le monde n’entend qu’une seule voix en Birmanie et tant que cette voix ne se prononcera pas, le massacre continuera  », écrit l’auteur rohingya Habiburahman, exilé en Australie (1). Et quand une réforme de la loi sur la citoyenneté serait indispensable pour parachever la démocratie, Aung San Suu Kyi répond qu’elle ne «  sait pas  » si les Rohingyas doivent être considérés comme birmans. «  Nous travaillons avec les autorités birmanes mais tant que la Birmanie ne les reconnaîtra pas en tant que citoyens, il est très difficile d’élaborer un quelconque programme. Il est nécessaire de modifier la loi sur la nationalité, une telle réforme est la clé qui assurerait aux Rohingyas un minimum de protection légale  », estime Vivian Tan, porte-parole du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) en Thaïlande.

La plupart des 140 000 Rohingyas déplacés depuis juin 2012 croupissent dans l’un des neuf camps de Sittwe, au nord-ouest de la Birmanie. La Nasaka, la police frontalière birmane, déclenche régulièrement des rafles. «  Ils sont terrifiés par les gangs de Rakhines qui les entourent mais aussi par la police et les militaires, qui ont leur part dans les violences. Ils sont à la merci de ceux qui les encerclent  », décrit la journaliste Sophie Ansel. Malgré tout, Vivian Tan appelle tout de même à la prudence  : «  Al Djazira parle régulièrement du génocide caché et Human Rights Watch disait pouvoir établir la liste de charniers. Seule une enquête internationale est à même de le prouver.  » En juillet, lors de sa visite en France, le président birman, Thein Sein, a récusé toute entreprise de «  nettoyage ethnique  ». «  Il s’agit d’une opération de dénigrement  », a-t-il balayé. Balayé également l’extrémisme entretenu par certains moines bouddhistes. La presse birmane, dont on célèbre ici la liberté retrouvée, relaie les campagnes racistes. À longueur de colonnes, ce ne sont pas des Rohingyas – qui n’existent pas officiellement – dont il est question mais des «  chiens  », des «  cafards  », des «  sous-hommes  », des «  virus  ». Mais que pèse leur calvaire face à la transition démocratique tant espérée et à l’eldorado économique offert par la levée des sanctions économiques par Washington et Bruxelles  ? Au large de l’État de l’Arakan, un projet d’extraction de gaz et d’acheminement du pétrole moyen-oriental d’une envergure inégalée est sur le point de naître. Le géant sud-coréen Daewoo, en partenariat avec des compagnies indiennes, travaille à un gazoduc et un pipeline vers l’Inde et la Chine. Une manne financière inédite pour ces pays ainsi que pour les militaires birmans, qui contrôlent entièrement l’économie.

(1) Nous, les Innommables. Un tabou birman, d’Habiburahman avec Sophie Ansel. 
Éditions Steinkis, 2012.

969, le nombre de la haine. Emmené par des moines bouddhistes, le très actif Mouvement 969 
est à l’origine d’une campagne acharnée de propagande nationaliste 
et antimusulmans. Le moine Wirathu, qui aime à se décrire comme 
le «  Ben Laden birman  », dispose de nombreuses antennes locales et appelle 
au boycott des commerces tenus par des musulmans. Le mouvement publie par ailleurs des livres intitulés De la peur de perdre notre race ou Notre nation, 
qui connaissent une certaine audience. «  Il est vraiment étrange que le ministère des Affaires religieuses ait laissé cette campagne provoquer la tension  », commente le moine Ashin Issariya, meneur des mouvements de protestation 
de 2007. Le ministre Sint Sann osait à propos des appels au boycott  : 
«  Nous sommes dans une économie de marché, les gens consomment ce qu’ils veulent. On ne peut pas l’empêcher. Les sermons de Wirathu appellent à l’amour et à la compréhension entre les religions.  » Le 2 septembre, une directive 
a interdit la création d’organisations en lien avec le Mouvement 969. 
Le comité d’État Sangha Maha Nayaka, à l’origine du texte, est chargé de contrôler le clergé. Une étape vers l’apaisement  ?


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