Le PCF en1940, rétablir la vérité ( Annie Lacroix-Riz, PCF, professeur d’histoire contemporaine, université Paris 7 )

vendredi 24 mai 2019.
 

En cette période de refondation nécessaire de la gauche anticapitaliste dans ses références théoriques comme dans son organisation, un travail de réappropriation et de bilan du passé est incontournable. Des moments et des sujets apparaissent comme des points clés :

- tel est le cas de la terrible année 1940 où la droite essaie de faire oublier sa connivence avec le fascisme par des attaques contre le PCF qui hésita trois mois avant de s’engager dans la clandestinité et la Résistance

- tel est le cas aussi de la question du stalinisme et celle, différente, de l’action des différents partis communistes.

Le point de vue ci-dessous d’ Annie Lacroix-Riz, professeur d’histoire contemporaine, université Paris 7, sur le PCF en 1940, représente une contribution à la discussion sur ces deux points. Nous y reviendrons, dans un article plus critique.

Sur la pleine « Page trois » du Monde des 10-11 décembre 2006, intitulée « Quand le PCF négociait avec les nazis », le journaliste Michel Lefebvre s’appuie sur « les travaux des historiens » pour stigmatiser les errements relatifs à la demande de reparution de L’Humanité de juin 1940 et réviser à la baisse « le rôle du PCF dans la Résistance ».

L’une et l’autre questions méritent une analyse plus approfondie que la citation d’un texte à la « syntaxe approximative » ou la référence à une sélection arbitraire de « fusillés ». Elles nécessiteraient un recours large aux « travaux des historiens »...

Juin 1940 La faute politique du rédacteur du texte attribué à Maurice Tréand et destiné à Otto Abetz, dont on ignore « la date de rédaction » et « les circonstances de la prise de notes », est avérée par l’expression réitérée de « juif Mandel » et autres flagorneries à l’égard de l’occupant allemand (propositions d’aide aux masses « avec [sa] collaboration », prétention à avoir « bien travaillé [...] pour vous », etc.). Mais le fond du texte, résultant de la « ligne PC » (élaborée par l’Internationale communiste et la direction du PCF) qui suivit la signature du pacte germano-soviétique du 23 août 1939 et qui fut modifiée dès la défaite officielle de la France, au plus tard au jour même de la signature de l’armistice franco-allemand, le 22 juin 1940, requiert examen.

Pacte germano-soviétique et concept de guerre impérialiste : un sacrilège ? Qualifier en juin 1940 dans un texte destiné à flatter l’occupant allemand la politique franco-anglaise d’« impérialiste » était certes condamnable. « Les thèses de la guerre impérialiste » marquaient le triomphe d’un retournement public d’autant plus net que l’URSS et les partis communistes avaient, au nom de la « sécurité collective » menacée à l’Ouest et à l’Est de l’Europe par les plans expansionnistes allemands, souligné depuis 1933-1935 les intérêts communs des anciens alliés de la Grande Guerre (l’Entente entre Russie, France et Angleterre).

Cette priorité les avait conduits à délaisser l’analyse léniniste des guerres impérialistes - à la négliger, pas à l’abandonner, comme en témoigne maint honnête avertissement de Litvinov, surtout depuis la guerre d’Espagne. Le commissaire du Peuple aux Affaires étrangères (depuis 1930) considéré comme le symbole de la « sécurité collective » soviétique, mit souvent en garde les Franco-Anglais contre les conséquences de leurs capitulations successives face à l’Axe Rome-Berlin : « l’URSS demeure encore attachée à la politique de sécurité collective, malgré les déceptions qu’elle y avait trouvées. Mais si, après le Mandchoukuo, l’Abyssinie, la Chine et l’Autriche, les Puissances occidentales devaient encore permettre l’étranglement de la Tchécoslovaquie, le gouvernement soviétique romprait la politique collective et se rapprocherait de l’Allemagne à laquelle il laisserait les mains libres en Europe ».

Quelle obligation sacrée contraindrait les historiens à analyser la Deuxième Guerre mondiale comme un conflit d’essence spéciale soustrait aux lois régissant le mode de production capitaliste à l’ère impérialiste ? La recherche de ces dernières décennies et les « travaux [consécutifs] des historiens » ‑ d’autres historiens que ceux sélectionnés par Le Monde ‑ ont révélé les transformations induites par et à la suite de ce conflit des rapports de forces entre impérialismes rivaux, américain, allemand, britannique, japonais, français, etc. Ils n’ont pas distingué de différence de nature, de ce point de vue, entre les deux guerres mondiales.

Pour se limiter à l’un des objectifs de l’impérialisme franco-anglais mentionnés ici, il est incontestable que les vainqueurs de 1918 avaient en 1939 pour but immédiat de faire liquider par l’Allemagne, dans les meilleurs délais, l’URSS privée de l’alliance de revers que Londres et Paris lui refusaient obstinément depuis 1933. L’armée rouge aurait ainsi subi seule le choc de la totalité des troupes allemandes, que le Reich avait été obligé par l’Entente tripartite, à l’été 1914, de répartir d’emblée sur deux fronts.

Elle aurait également dû subir, et simultanément, l’assaut japonais, que Moscou considérait à raison depuis le début des années trente comme le péril militaire le plus pressant. Disposés à céder face aux puissances « révisionnistes » jusque dans leur empire asiatique (Chine incluse), la France et le Royaume-Uni avaient d’ailleurs appliqué une ligne japonaise aussi pleutre et capitularde que leur politique allemande et comptaient sur Tokyo pour abattre l’URSS à l’Est. On lira avec profit sur cet aspect des choses les travaux de Jonathan Haslam et R.A.C. Parker , auxquels Le Monde n’a pas accordé l’intérêt qu’ils méritent.

Cette double menace avait précisément motivé, du côté soviétique, la volonté de couverture à l’Ouest que représenta la signature du pacte du 23 août 1939. Curieusement, Michel Lefebvre ne parle pas de cet événement qui constitue la véritable cible de Juin 40, qu’il ouvre et clôt. « La période qui s’ouvre avec le Pacte germano-soviétique, en août 1939, écrivent les auteurs en introduction, et qui s’achève avec l’attaque allemande contre l’URSS en juin 1941, constitue un cas limite de distorsion entre les intérêts du mouvement ouvrier français et ceux de l’État soviétique. » « La défense du Pacte germano-soviétique n’a pas grand sens en France et aujourd’hui, concluent-ils. Le Pacte est l’aboutissement d’une logique politique qui privilégie les seuls intérêts de l’État soviétique [...]. Ce message historique peut être entendu aujourd’hui tant les nostalgies sentimentales du stalinisme sont insupportables. [En...] juin 1940 [...] certains ont préféré la défense du communisme stalinien, coûte que coûte, au mépris de leurs convictions. Inutile de dire que l’histoire tranchera. Elle a mis le temps, mais elle a tranché » .

Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier s’alignent donc sur l’ouvrage d’Yves Santamaria, truffé de sarcasmes sur « l’“antifascisme” stalinien », « le choc de deux volontés expansionnistes » et « le mystère du rapprochement des États totalitaires [qui] garde toute sa charge révulsive pour les consciences démocratiques ». Dépourvu de tout étai archivistique , confirmant la France en lanterne rouge de la recherche internationale, ce livre est le seul traitant du sujet à être cité en bibliographie ou plutôt à être utilisé .

Hargne spectaculaire en moins (l’auteur est un contributeur du Livre noir du communisme ), nos auteurs s’en sont strictement inspirés, réduisant « le Pacte germano-soviétique » à cette présentation : « Il est accompagné d’un protocole secret sur le partage de la Pologne, l’élargissement de la zone d’influence soviétique à la Finlande, l’Estonie et la Lettonie. Par cette signature, l’Allemagne bénéficie de garanties pour son approvisionnement en blé et en matières premières, particulièrement en pétrole, pendant sa phase de guerre vers l’ouest. »

Sur cet événement dicté par la perspective d’une guerre avec le Reich Geoffrey Roberts, absent de la bibliographie, a depuis plus de quinze ans renouvelé l’historiographie, avec trois ouvrages successifs : The unholy alliance : Stalin’s pact with Hitler, The Soviet Union and the origins of the Second World War. Russo-German relations and the road to war, 1933-1941, et le tout récent Stalin’s Wars : From World War to Cold War, 1939-1953 . À ma connaissance, Le Monde n’a pas jugé bon d’informer ses lecteurs que cet accord, imposé aux Soviets par les Français et les Anglais, n’avait pas transformé Staline en allié d’Hitler : il lui préfère de beaucoup la thèse qui a assuré à Stéphane Courtois une notoriété journalistique et télévisuelle exceptionnelle, et à laquelle il a lui-même donné une publicité considérable, comme à tout ce qui peut noircir le bilan du communisme .

Churchill, un des ennemis notoires de l’Apaisement de Chamberlain, approuva publiquement ledit pacte. Il osa en effet, dans son discours radiophonique du 1er octobre 1939 sur la Pologne récemment vaincue et démembrée, se réjouir de ce que l’URSS eût fait de la moitié du pays qu’elle contrôlait désormais « sa ligne de défense occidentale [...] et une limite établie à l’expansion à l’Est de l’Allemagne » (G. Roberts) : « la Russie avait poursuivi une froide politique d’intérêt national. Nous aurions certes souhaité que les armées russes se tiennent sur leur ligne actuelle en tant qu’amis et alliés et non envahisseurs de la Pologne. Mais le fait que les armées russes se tiennent sur cette ligne était clairement nécessaire pour la sécurité de la Russie contre la menace nazie. [...] La clé [...] de l’action de la Russie [...] est l’intérêt national russe. Il ne peut être en accord avec les intérêts la sécurité de la Russie de voir l’Allemagne s’installer sur les bords de la Mer Noire, submerger les États et soumettre les peuples slaves de l’Europe du Sud-Est. Ce serait contraire aux intérêts vitaux historiques de la Russie ». Même Chamberlain, symbole d’une politique de reculade permanente devant l’Axe Rome-Berlin et encore Premier ministre du prétendu « cabinet de guerre », approuva cette position - mais seulement dans le secret de sa correspondance à sa sœur .

Bref, tandis que Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier estiment que l’infâme Staline avait crucifié le malheureux « mouvement ouvrier français », les décideurs d’un des deux États impérialistes qui avaient créé et dirigé le « cordon sanitaire » (l’autre était la France), clamaient (Churchill) ou murmuraient (Chamberlain) que la sécurité soviétique se confondait avec celle de toutes les cibles du Reich, Occident compris. Nos historiens français gagneraient beaucoup à sortir de l’hexagone et à compléter leur étude des faits et gestes des leaders de « ceux d’en bas » par l’analyse des pratiques des délégués de « ceux d’en haut ».

Approuvé dans son contenu par une Angleterre désormais plus soucieuse du péril allemand que du soviétique, l’événement avait en outre été prévu de longue date. Lorsque Churchill renoua officiellement, après-guerre - en réalité, ce fut pendant ‑ avec son long passé de héraut de l’antibolchevisme entamé par l’intervention armée britannique contre la jeune révolution soviétique, il soutint dans ses mémoires la thèse du choc devant « la sinistre nouvelle explosant sur le monde comme une bombe » .

Cette thèse du choc occidental devant la traîtrise stalinienne a triomphé jusqu’à ce jour sous nos cieux et résiste à tous les « travaux [documentés] des historiens » étrangers. Elle résulte d’un énorme mensonge : la signature soviétique avait été annoncée, dans le cas de figure qui se produisit précisément à l’été 1939, depuis 1933 par les diplomates et attachés militaires français et britanniques en poste à Moscou. Ces derniers n’avaient cessé depuis lors de répéter que l’URSS s’engageait dans une voie de stabilisation et de respect du statu quo hérité de Versailles et de quête d’alliance défensive, à cet effet, avec la France et le Royaume-Uni, vainqueurs et bénéficiaires du précédent conflit.

Si ces deux États sollicités par le gouvernement soviétique de renouveler l’alliance militaire tripartite, défensive et automatique, de 1914, s’obstinaient à la lui refuser ; s’ils contraignaient par là l’URSS, cible prioritaire du Reich (avec la France), à se battre seule contre toutes les forces de la Reichswehr puis Wehrmacht, le demandeur éconduit serait contraint de passer un compromis provisoire avec le Reich impliquant un nouveau « partage de la Pologne ». Charles Alphand, un des rares ambassadeurs partisans sincères de l’alliance franco-soviétique, ne cessa, comme ses pairs, de le dire, ainsi le 18 octobre 1934, peu après l’assassinat de Barthou qui permit au Reich, son organisateur, de faire remplacer par son complice Laval ce ministre haï : « C’est pour des raisons profondes qu[e les Soviets] se sont ralliés au statu quo. Ils savent que leur territoire constitue un des objectifs terminaux des tendances expansionnistes allemandes. Leur intérêt est la meilleure caution de la sincérité de leur politique actuelle. Il faudrait, pour qu’ils en changeassent, qu’ils se sentissent privés de tout point d’appui à l’Ouest, qu’ils en vinssent, par désespoir, à perdre le sentiment de leurs intérêts. »

Ces hauts fonctionnaires civils et militaires le répétèrent de plus en plus fort et en termes de plus en plus précis entre 1936 et août 1939. Et, on l’a dit, les Soviétiques eux-mêmes annoncèrent honnêtement que leur patience aurait des limites. Ils l’avaient fait à l’ère Litvinov et recommencèrent après que, le 3 mai 1939, Litvinov eut été remercié vu la vanité et l’échec avéré de la « sécurité collective ». Sous son successeur Molotov, le lucide attaché militaire français (en poste depuis l’automne 1937), Augustin-Antoine Palasse, partisan aussi obstiné qu’impuissant de l’alliance franco-soviétique, tira la sonnette d’alarme devant la gravité de l’avertissement public, paru dans La Pravda du 29 juin, sous la plume une personnalité soviétique d’une « importance » considérable.

Jdanov, député au Conseil suprême de l’URSS, mais surtout « président du parti communiste de la région de Leningrad, membre des Conseils importants du Parti et [...] ami personnel de M. Staline », s’en était pris vivement à ceux qui continuaient à mener les Soviets en bateau : Français et Anglais voulaient imposer à Moscou « un accord où l’URSS aurait le rôle de valet de ferme qui porterait tout le poids des engagements sur ses épaules. Mais pas un seul pays qui se respecte ne consentirait à un tel accord s’il ne veut pas être le jouet entre les mains de gens qui aiment faire tirer les marrons du feu par les autres. Il me semble que les Anglais et les Français ne veulent pas d’un accord réel, acceptable pour l’URSS, mais seulement de conversations au sujet d’un accord afin de spéculer sur la soi-disant intransigeance de l’URSS vis à vis de l’opinion publique de leur pays et de préparer le chemin d’une entente avec l’agresseur. Les prochains jours doivent montrer si c’est ainsi ou non. »

Les semaines suivantes montrèrent en effet que c’était « ainsi ». Le projet d’assaut contre l’URSS par Reich interposé qu’un rédacteur communiste prêtait en juin 1940 aux dirigeants franco-anglais ne relève donc pas de la seule complaisance tactique à l’égard de l’ennemi. Le contenu des confidences de Staline au chef de l’Internationale communiste Dimitrov à l’automne 1939 sur les objectifs impérialistes français et britanniques fut confirmé par l’union sacrée contre l’URSS qui s’établit entre impérialismes rivaux à l’occasion de la « guerre d’hiver » finno-soviétique (décembre 1939-mars 1940) .

Les jugements féroces énoncés en termes marxistes-léninistes brutaux n’empêchèrent d’ailleurs Staline pas de continuer à rechercher après le 23 août 1939 l’alliance tripartite tant souhaitée depuis 1933 , comme le surent parfaitement et l’écrivirent à l’époque les Anglais et les Français (on y reviendra). Et la situation qu’ils exposent a été avérée par l’examen des archives diplomatiques et militaires auquel se sont livrés nombre d’historiens auxquels Le Monde n’a consacré ni sa « Page trois » ni même une ligne. Ce journal s’est-il émerveillé devant les travaux d’Alvin Finkel et Clement Leibovitz qui, dans The Chamberlain-Hitler Collusion , décrivent un Chamberlain obsédé, comme son prédécesseur Baldwin, par l’idée que le Reich règle dans les meilleurs délais leur compte aux Soviets ?

Les lecteurs du Monde savent-ils que la quasi-totalité des classes dirigeantes britanniques croquées par Richard Griffiths (Fellow travellers of the right. British enthusiasts for Nazi Germany, 1933-9) affluaient à Berlin, se pressaient aux mondanités de l’Anglo-German Fellowship - l’équivalent du Comité France-Allemagne - qui, avec la fine fleur de l’industrie et de la City, regroupait les hérauts de l’Apaisement économique dont le Times se faisait l’écho quotidien ? Le Monde leur a-t-il appris qu’il était de bon ton, ici et au Foreign Office, de prôner la ligne des « mains libres à l’Est » pour le Reich, à l’instar des Channons en 1936 ? : « nous [les Britanniques] devrions laisser la vaillante petite Allemagne se repaître des rouges à l’Est et laisser tranquille pendant ce temps la France décadente » .

Les mêmes lecteurs ont-ils lu une « Page trois » sur l’ouvrage de Scott Newton Profits of peace : the political economy of Anglo-German Appeasement ? : Newton a montré que Londres, y compris certains membres éminents du « cabinet de guerre » de Winston Churchill, déjà ministres de premier plan du cabinet Chamberlain (maintenu entre septembre 1939 et le 10 mai 1940 mais baptisé « de guerre »), avait discuté intérêts communs avec le Reich au-delà de 1941.

D’autres historiens ont établi que les milieux dirigeants britanniques recommencèrent de plus belle après Stalingrad, Churchill compris cette fois, qui avait délégué depuis le début de la Deuxième Guerre mondiale l’ancien secrétaire au Foreign Office, Lord Halifax, déjà présenté, comme ambassadeur à Washington. La victoire de Stalingrad (c’est à dire la défaite du Reich définitivement) acquise, Churchill se retrancha désormais derrière Roosevelt et le Département d’État pour reconstituer le « cordon sanitaire » que Londres n’aurait plus la force de diriger après le conflit en cours : il faut lire, entre autres, Gabriel Kolko , Lynn E. Davis ou Lloyd C. Gardner .

L’historien canadien Michael Jabara Carley, dans son ouvrage 1939, aujourd’hui traduit en français (1939, l’alliance de la dernière chance. Une réinterprétation des origines de la Seconde Guerre mondiale) , a de façon convaincante démontré que l’anticommunisme des classes dirigeantes internationales - France et Grande-Bretagne au premier chef ‑ avait constitué « une cause importante de la seconde guerre mondiale ». Mes propres recherches, consignées dans Le Choix de la défaite , ont abouti à des conclusions semblables.

Qu’y a-t-il donc d’épouvantable sur le fond à ce que les bolcheviques français aient continué à voir des incarnations de l’impérialisme en Paris et Londres, qui avaient refusé à l’URSS toute défense commune contre l’Allemagne et comptaient sur la seconde pour tailler en pièces la première, ‑ analyse qui, à commencer par Lénine, les avait caractérisés dès avant 1914 ? Et au nom de quel angélisme ? C’est ce fond marxiste ou marxiste-léniniste, calmement analysé par G. Roberts, que gommerait à nouveau bientôt dans le discours communiste l’ère de la Grande Alliance, laquelle fut amorcée en même temps que les négociations parisiennes avec Otto Abetz.

Le retour, sous Molotov, aux analyses de l’ère Litvinov de la « sécurité collective » servirait la lutte de chaque parti communiste en vue de bouter l’occupant hors du territoire national. Mais il n’est pas interdit aux historiens de constater que ces priorités politiques, si légitimes qu’elles aient été au service de la libération nationale, sacrifièrent l’analyse théorique et les réalités historiques. Les pénitents du marxisme dirigeant le PCF n’en finissent pas pour leur part de se repentir urbi et orbi de ce que leurs prédécesseurs aient repris des analyses banales (ou renoué avec la dialectique). Les adversaires traditionnels du marxisme et du PCF ‑ camp auquel a appartenu dès son origine Le Monde comme son prédécesseur direct Le Temps, organe du Comité des Forges - exploitent logiquement ces excellentes dispositions pour conduire les repentants à des excuses toujours renouvelées et à l’objet sans cesse élargi (on y reviendra).

« L’histoire [...] a tranché » sur le pacte germano-soviétique et ses lendemains, mais pas dans le sens où le croit le duo catégorique. Que les historiens français l’étudient aussi froidement que beaucoup de leurs collègues étrangers : la connaissance historique y gagnera, qui n’a rien à voir avec l’administration de leçons politiques fondées sur l’ignorance. Après quoi les historiens et leurs lecteurs, mieux documentés, pourront librement tirer les conclusions politiques de leur culture nouvelle. Et éventuellement juger, comme Churchill dès l’automne 1939, que les « intérêts nationaux » stricts des Soviétiques coïncidaient avec la survie nationale des États déjà ou bientôt occupés par le Reich expansionniste.

À cette date, les Anglais hésitaient d’ailleurs encore entre les dividendes à tirer du déchaînement antisoviétique né de la « guerre d’hiver » et l’aveu que dans la Baltique le péril allemand, qu’ils avaient eux-mêmes généré et nourri , les menaçait bien plus que le « péril soviétique » allégué. Le vrai péril s’étant considérablement aggravé, Londres se résigna à déléguer en juin 1940 comme ambassadeur à Moscou Stafford Cripps, personnalité la plus soviétophile de l’establishment, partisan ouvert de la reconnaissance de l’annexion soviétique des États baltes, qui avait suivi la Défaite de la France et été motivée par elle : la lecture des travaux de Gabriel Gorodetsky , comme celle des autres historiens déjà cités, aurait réduit l’assurance de Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier sur le sens dans lequel « l’histoire [...] a tranché ».

Les dirigeants économiques et politiques de la France avaient pour leur part définitivement opté pour un compromis avec le Reich consistant à lui ouvrir leurs frontières. Ainsi purent en toute quiétude se poursuivre dans l’hexagone les vociférations des « bistros snobs de Paris » contre les rouges intérieurs et les Soviets que Michel Carley a si bien décrites pour l’époque de la guerre finno-soviétique (hurlements qui renouaient avec l’atmosphère d’« octobre 1918, époque où l’État-major général français planifiait secrètement l’invasion de la Russie méridionale pour chasser les bolcheviques » et qui sonnaient l’heure de la revanche des échecs de 1918-1919 ) : « Nul n’était arrêté pour rodomontades contre l’Union Soviétique. La Finlande était la cause sacrée ; avec un bon cigare et un Pernod, il était glorieux de fantasmer en braillant sur l’écrasement des rouges affaiblis ». . Tapage organisé par les conjurés contre la République pour masquer leur « vaste entreprise de trahison » (Marc Bloch), examinée plus loin.

Du PCF, faux saboteur de la défense nationale, aux vrais saboteurs Le papier de Tréand, accusant le « “Juif Mandel [d’avoir...] fusillé des ouvriers qui sabotaient la défense nationale” », « rare exemple de reconnaissance des consignes de sabotage données par le parti, 1939-1940, aux militants communistes travaillant dans les usines d’armement », fournirait la preuve que le PCF avait œuvré contre la défense nationale entre la déclaration de guerre et l’offensive allemande. Cette « reconnaissance » ne prouve rien du tout. Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier l’admettent d’ailleurs, à la suite de Philippe Buton, qui n’a naguère trouvé aucune trace de consigne de sabotage du PCF aux « communistes travaillant pour la défense nationale en 1939-1940 », mais seulement constaté que s’abattait un rouleau compresseur sur un parti exsangue, désorganisé et paralysé . Bref, on lança un éléphant à l’assaut d’une fourmi. Les lecteurs se reporteront sur ce point à l’ouvrage de Talbot Imlay, Facing the Second World War : Strategy, Politics, and Economics in Britain and France 1938-1940 .

Après avoir consulté bien autre chose que « la liasse de notes saisies sur [...] Denise Ginollin [...] le 20 juin 1940 », cet historien canadien n’a pas trouvé la moindre trace de ce prétendu sabotage perpétré par un parti interdit depuis fin septembre, coupé des masses et réduit à la clandestinité et à un isolement complets. Il trouve curieux ‑ ignorant les projets funestes au régime républicain de l’appareil d’État ‑ que celui-ci, Raoul Dautry, ministre de l’Armement nommé par Daladier en septembre 1939, en tête, se soit tant acharné à réprimer un parti sur les activités duquel les renseignements policiers et militaires montraient tant de sérénité.

Ayant travaillé sur d’autres sources, je n’ai pas découvert davantage de « preuves » de cette haute trahison perpétrée par « le parti » dans la France menacée puis attaquée par l’ennemi extérieur : les « policiers » (les rapports des RG) et le renseignement militaire ont établi entre septembre 1939 et mai-juin 1940, par des rapports nombreux et formels, à la fois l’absence de sabotage communiste et la fébrilité dans la répression anticommuniste de l’État français, au motif officiel dudit sabotage. La note 3227 du Grand Quartier général « pour le Commandement sur la propagande révolutionnaire aux Armées » résuma tout en admettant avec simplicité, le 1er juin 1940 : « l’opinion » ‑ autrement dit la grande presse qui, comme aujourd’hui, la forgeait - « a exagéré l’importance de cette propagande [...] à la surveillance et à la répression [de laquelle...] le Commandement a[vait], dès le début de la Guerre, accordé une importance particulière » ; son rédacteur conclut sept pages au contenu tortillé mais assez clair par la phrase suivante : « Ce serait trahir le Pays et l’histoire que de chercher à masquer, grâce à l’alibi de la propagande communiste, les causes véritables de cette défaite. »

Le sabotage ou la propagande défaitiste du PCF dont le document Tréand fournirait une preuve n’avait pas non plus frappé le Reich. En préparant l’invasion, c’est à dire dans les mois où se serait déployé le défaitisme des communistes français, il ne modifia en rien la priorité absolue ‑ anticommuniste ‑ qu’il avait pratiquée à l’intérieur depuis le 30 janvier 1933. En tant que puissance occupante, il publia au jour même de l’invasion de la France les « bases réglementaires [suivantes] de la lutte contre l’activité communiste » : « le paragraphe 3 de l’ordonnance du 10 mai 1940 interdisant toute activité antiallemande du commandant de l’armée relatif aux droits de répression de l’Allemagne en zone occupée » .

Les communistes, chefs ou non, ne s’étaient donc pas montrés particulièrement germanophiles depuis le 23 août 1939. Dans les très nombreux fonds que j’ai dépouillés, j’ai découvert, à défaut des responsabilités communistes dans la Défaite, celles des classes dirigeantes françaises et de leurs obligés politiques. Les premières et les seconds l’avaient activement préparée dans toute la décennie, s’y affairaient avec une intensité accrue depuis le tournant de 1933, et, depuis la déclaration de guerre, ils portèrent ce plan ‑ « Daladier, Reynaud » compris - au niveau de l’« intelligence avec l’ennemi ».

Ainsi, entre autres, les élites économiques laissèrent-elles négocier leurs délégués ou négocièrent-elles personnellement, quotidiennement, au su et au vu des « policiers » (des RG), dans le cadre de leurs relations mondaines, avec les représentants des États italien, franquiste et allemand pour se ménager une « paix » acceptable. La maestria avec laquelle ces complices avaient réduit à l’impuissance, à l’intérieur le PCF, à l’extérieur, l’URSS, leur permit, à partir du 23 août 1939, de faire peser la responsabilité du naufrage sur les rouges vernaculaires et extérieurs, qui s’étaient depuis 1933-1935 débattus comme de beaux diables mais en vain pour l’éviter.

Tout se passa exactement comme l’avait prévu « le maréchal de l’Air Burnett, en bon Écossais », au soir du 25 août, pendant le voyage de retour de Moscou de la « mission militaire » franco-anglaise factice qu’on y avait déléguée pour faire endosser aux Soviets le fiasco de la farce : à son entourage de militaires convaincus de la catastrophe à laquelle leur État respectif les avait associés et plutôt marris (ou dépités que Moscou eût rejeté le fardeau de subir seule l’invasion allemande immédiate), il déclara « que notre déconvenue était une “grande victoire”. Cette collusion stupéfiante d’Hitler avec Staline permettrait à nos gouvernements de ne plus ménager le communisme. »

Le sabotage final dut en réalité beaucoup à l’État et à son appareil, à « Daladier, Reynaud » ‑ et à bien d’autres, parmi lesquels Raoul Dautry mérite une mention particulière. Le faux « Carnot » de la thèse, lyrique mais erronée, de Jean-Louis Crémieux-Brilhac , que Le Monde et la grande presse en général apprécient beaucoup , organisa le sabotage de la défense nationale, dans les usines d’aviation et ailleurs. Ce grand synarque, qui avait participé à tous les plans fascistes depuis les années vingt (sous la houlette de Lyautey et du roi de l’électricité Ernest Mercier) et avait truffé son cabinet de synarques et de cagoulards, ses intimes de longue date, œuvrait de la sorte à la mort programmée de longue date de la République française. Il tapait simultanément à bras raccourcis sur les faux coupables, rouges, sous prétexte d’empêcher ces « saboteurs » de s’opposer à sa grandiose « politique industrielle » inspirée de l’an II.

La correspondance étatique française et étrangère (allemande notamment) confirme les accusations graves qui, depuis des décennies, ont été portées contre les dirigeants de la France par des noms prestigieux. À commencer par Marc Bloch qui, dans son dernier article, paru dans une revue clandestine en avril 1944 (entre sa torture, le 8 mars et son assassinat, le 16 juin, par la Gestapo de Lyon), soupçonna des faits accablants pour les élites de la France ‑ d’une autre portée que les brefs errements du communisme national et international : « le jour viendra », annonça-t-il, « et peut-être bientôt où il sera possible de faire la lumière sur les intrigues menées chez nous de 1933 à 1939 en faveur de l’Axe Rome-Berlin pour lui livrer la domination de l’Europe en détruisant de nos propres mains tout l’édifice de nos alliances et de nos amitiés. Les responsabilités des militaires français ne peuvent se séparer sur ce point de celles des politiciens comme Laval, des journalistes comme Brinon, des hommes d’affaires comme ceux du Creusot, des hommes de main comme les agitateurs du 6 février, mais si elles ne sont pas les seules elles n’en apparaissent que comme plus dangereuses et plus coupables pour s’être laissé entraîner dans ce vaste ensemble. »

Le grand médiéviste péchait par optimisme. Le Monde a transformé Marc Bloch en icône, mais n’informe pas ses lecteurs sur les recherches « des historiens » qui, dans la droite ligne des convictions finales de son idole officielle, révèlent l’identité des vrais responsables français (et anglais) de la Défaite de mai 1940. Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier, si sentencieux sur les mauvais bergers staliniens de la direction du PCF, posent, eux, des questions sur les vrais coupables : « cette répression [anticommuniste...] apparaît démesurée et pour le moins surprenante dans un pays démocratique » ‑ qualificatif que la France ne justifiait plus depuis avril 1938 au moins, l’équipe Daladier-Reynaud traitant le Parlement à peu près comme Hindenburg et Brüning le Reichstag et s’en rengorgeant sans répit auprès des Allemands ou de l’ambassade américaine à Paris .

« Pour lutter contre la menace allemande la meilleure façon de construire l’unité nationale était-elle de mettre en dehors de la communauté nationale une partie non négligeable de la population française ? De plus n’est-ce pas aussi la meilleure façon de regrouper autour de ses dirigeants et du Parti, frappés par la répression tous ceux qui, floués par le Pacte germano-soviétique, ont paru un moment désarçonnés ? N’est pas (sic) a contrario, donner raison à la propagande communiste qui présentait cette guerre comme une guerre impérialiste dans laquelle le parti de la classe ouvrière et le seul État prolétarien étaient les véritables cibles ? »

Mais les auteurs n’ont posé ces questions décisives que par pure rhétorique, sans avoir cherché à y répondre - ce que leur eût permis de faire la lecture de nombre de travaux cités ci-dessus. Car approfondir le dossier eût sapé les fondements mêmes de l’ouvrage, la condamnation de la ligne criminelle de l’URSS qui aurait « floué » le PCF et ses militants aveugles. Plus de soixante ans après, les historiens français se préoccupent en général peu « de faire la lumière sur les intrigues » que stigmatisait Marc Bloch. Réservant leur sévérité aux manquements des rouges intérieurs et extérieurs, consécutivement indifférents aux pratiques des ascendants de ceux qui dirigent toujours la France, ils ressemblent à « l’opinion française dindonnée par les campagnes “idéologiques” » de 1938 et portée, « dans son ignorance », à croire n’importe quoi . Il serait temps qu’ils renoncent à administrer des leçons de conduite politico-patriotique a posteriori aux inconditionnels présumés « du communisme stalinien », qu’ils cessent de postuler que « l’histoire a tranché » en faveur de leur thèse quand elle a tranché contre et qu’ils se dégagent de la pression des « bistros snobs de Paris » de 1939 - et des récentes décennies.

Tréand avait certes commis des erreurs factuelles : Georges Mandel n’appartenait pas à la catégorie de ces « saboteurs » ‑ ce qui lui coûta la vie en 1944 ‑, mais, ministre de l’intérieur (depuis le 18 mai) ou affecté à un autre poste (auparavant), il n’avait pas démissionné des gouvernements « Daladier, Reynaud » qui avaient mijoté puis obtenu la catastrophe, acquise à la mi-mai, cinq jours après l’assaut allemand du 10. Et, comme ses prédécesseurs, Mandel montrait plus de zèle ou d’efficacité contre les rouges que contre la « Cinquième Colonne ».

Reynaud avait bien été naguère « défenseur des intérêts capitalistes anglais » et anglophile spectaculaire (comme Flandin, devenu lui pur et simple agent du Reich). Mais il avait en juin 1940 cessé de l’être et depuis un moment : il s’était rallié aux combinaisons « continentales » (allemandes) de ses tuteurs synarques tout en s’efforçant de se préserver un avenir américain (qu’il s’assura en effet) . On doit donc reprocher à Tréand ses allusions antisémites et lui imputer une erreur sur les sympathies étrangères de Reynaud.

Mais, dans l’isolement où il se trouvait, il n’avait aucun moyen de savoir que Mandel, impuissant contre les futurs putschistes (Laval, Pétain et consorts) et leurs complices au sein des derniers gouvernements de la 3e République, se comportait plus dignement que « Daladier, Reynaud ». Artisans effectifs à la fois de la Défaite et de la mort des institutions républicaines, ces derniers s’étaient de fait conduits « comme Laval », octroyant à ce parangon de la corruption politique totale liberté de nuire, en compagnie des putschistes Pétain et Weygand que Reynaud appela au sommet de l’État un mois avant de le leur livrer totalement.

Pourquoi Le Monde qui, via ses nombreux services intéressés à l’histoire (« Page trois », Société, Livres, Politique, intérieure et extérieure, etc.), désigne à ses lecteurs toujours les mêmes cibles, les rouges vernaculaires et Moscou, ne leur révèle-t-il pas l’identité des vrais responsables français de la Défaite de mai 1940 ? Pourquoi en revanche le mauvais « texte [de Tréand] mérite[-t-il] d’être cité assez longuement » ? Pour deux raisons, qui se fondent en une : il accable le PCF et il autorise à brocarder la « syntaxe approximative » d’un rédacteur posé en quasi analphabète.

Outre le caractère méprisable qu’a ce ricanement sur la non-maîtrise de la langue écrite par un militant ouvrier de 1939 vraisemblablement pourvu du seul certificat d’études, Michel Lefebvre eût pu montrer moins de verve, vu le respect que voue actuellement l’organe qui l’emploie à l’intégrité de ladite langue. Une négociation du PCF jusqu’en août 1940 ? « L’initiative » de Tréand, autour du 20 juin 1940, résulte évidemment de l’idée de l’Internationale communiste et de la direction du PCF qu’un espace de légalité demeurait accessible au début de l’Occupation.

Il y eut là incontestable illusion du « centre », doublée d’une illusion sur la capacité des communistes à inspirer aux « soldats allemands » occupant la France des positions de classe. Mais certains éléments dont Michel Lefebvre n’a rien dit à ses lecteurs en bornent la durée et excluent que le texte de Tréand ait été rédigé sous la dictée de Moscou (État soviétique et Internationale communiste) et de Thorez, qui s’y trouvait. Ils ont fait l’objet de l’ouvrage de Bernhard H. Bayerlein, Mikhaïl Narinski, Brigitte Studer, Serge Wolikow, Moscou-Paris-Berlin. Télégrammes chiffrés du Komintern (1939-1941) .

Or, ce livre, exclu par Michel Lefebvre des « travaux des historiens », décrit par le menu la « ligne PC » - de sa direction, alors, en la personne de son secrétaire général, à Moscou -, base minimale sur laquelle on pouvait affirmer que « le PCF négociait avec les nazis » ou le contester. On se demande en effet bien pourquoi Michel Lefebvre, qui assimile « la négociation secrète » de Tréand à celle « du PCF » et des « dirigeants communistes », a montré si peu d’intérêt pour la position du « centre » réel ‑ ce qui eût respecté pourtant la vérité d’évangile de son journal, à savoir que le PCF et Moscou ne firent jamais qu’un.

Pourquoi, alors que le « texte [de Tréand] mérite d’être cité assez longuement », a-t-il cité si peu du télégramme que Paul (Dimitrov) et Stern (Thorez) adressèrent le 22 juin 1940 à Bruxelles notamment, d’où Fried était supposé assurer la liaison avec les dirigeants communistes clandestins en France ? Si l’on trouve dans ce texte « d’une exceptionnelle importance » la consigne de parution légale, c’est avec un luxe de détails éloignés des errements du texte de Tréand et déterminant une ligne à la fois antiallemande et antigouvernementale : « il traduit une position quasi schizophrénique », relèvent les auteurs de l’ouvrage cité ci-dessus, qui ajoutent : « Pour autant, si travail légal il y a, il ne doit signifier aucune compromission avec l’occupant ».

On en jugera par la citation que je borne aux consignes concernant la ligne extérieure (on en lira l’intégralité et on confrontera le jugement, factuel, du PCF sur « la banqueroute bourgeoise et socialiste » et sur « trahison bourgeoisie, ses partis, politiciens » aux faits établis par Le Choix de la défaite) : « Désastres militaires subis et occupation France provoquent souffrances et indignations illimitées [des] masses. La banqueroute bourgeoise et socialiste est totale. Indispensable expliquer peuple cette banqueroute, démasquer trahison bourgeoisie, ses partis, politiciens, démasquer leurs responsabilités pour guerre, désastres militaires, occupation France, afin détruire chez peuple derniers restes de confiance envers eux. Indispensable expliquer et démontrer par les faits que seulement classe ouvrière dirigée par parti communiste est capable réaliser unité de la nation en puissant front défense [de] ses intérêts vitaux et de lutte contre le joug étranger pour une France indépendante et réellement libre. [...] Déjouant les provocations et évitant actions prématurées, néanmoins indispensable soutenir et organiser résistance masses contre mesures violence, spoliations, arbitraire envers peuple de la part de envahisseurs. Soulevez haine des masses contre Chiappe et tous les autres agents des envahisseurs. Indispensable organiser travail correspondant parmi armée [d’]occupation et utiliser tout contact population civile avec soldats allemands pour les inciter renoncer commettre actes violence et leur faire comprendre que assujettissement peuple français est contraire [aux] véritables intérêts peuple allemand. [...] Utilisez moindre possibilité favorable pour faire sortir journaux syndicaux, locaux, éventuellement Humanité, en veillant [à ce] que ces journaux restent sur ligne défense intérêts sociaux et nationaux peuple et ne donnent aucune impression solidarité avec envahisseurs ou leur approbation. [...] Au cas où membres du Parti, conseillers municipaux ou responsables syndicaux ou des comités d’aide, travailleraient légalement ou semi-légalement, éviter tout ce qui pourrait donner impression solidarité avec envahisseurs » ‑ passage explicite sur l’ampleur des divagations de Tréand dans l’interprétation des consignes de légalité. « Dans toutes les conditions, les communistes doivent rester avec peuple et marcher toujours aux premiers rangs dans sa lutte libératrice. »

Ayant réduit à quasi rien ce télégramme du 22 juin du PCF et ayant omis de préciser que « Dimitrov et Thorez » n’avaient « été mis au courant [que] depuis le 9 juillet des négociations entre Maurice Tréand et Otto Abetz », Michel Lefebvre peut écrire qu’« il faudra un mois », et le télégramme du 20 juillet 1940 des deux mêmes dirigeants sis à Moscou au « destinataire : Paris-Bruxelles » , « pour que le processus soit enrayé ». Plus grave pour un amateur de longues citations non tronquées, il a borné ce texte du PCF du 20 juillet à ce court extrait : « [...] Considérons juste ligne générale. Indispensable redoubler vigilance contre manœuvres des occupants. Était juste entreprendre démarches pour obtenir presse légale, mais entrevue avec Abetz [est une] [entre crochets ajout des rédacteurs de l’ouvrage] faute, car danger compromettre parti et militants. »

Une citation plus longue (que je limite à nouveau aux aspects extérieurs de « la ligne », à l’exception du dernier paragraphe, net sur la méfiance à l’égard des faiblesses, avérées depuis l’automne 1939, de l’appareil légal face à la violence de l’assaut adverse) aurait permis aux lecteurs de juger qu’on n’en était plus le 20 juillet à « enray[er...] le processus ». On discernait alors une ligne de résistance du PCF, tendant à faire à nouveau de l’impérialiste Angleterre l’alliée que l’URSS avait vainement tenté de se ménager entre 1933 et août 1939, et de de Gaulle un allié plus que potentiel. Seule demeurait du flottement légaliste initial l’idée de possible conviction des « soldats allemands », que balaieraient sans réserves les consignes d’action armée de l’été 1941, assorties de l’arrêt des tentatives des fraternisation qui culminerait dans le mot d’ordre d’avant Libération « à chacun son Boche » (mot d’ordre taxé d’ultranationalisme et de chauvinisme par des universitaires, respectivement trotskistes et sociaux-démocrates, représentatifs de milieux qui ne furent jamais, entre 1940 et 1944, concernés par « l’entrée massive [...] dans l’action armée » : le lecteur curieux proposera la formule « à chacun son Boche » aux moteurs de recherche Internet) : « Au moyen méthodes strictement clandestines, sans propagande ouverte, sans engager le parti et en observant loyauté apparente, nécessaire susciter résistance passive des larges masses et sous toutes formes contre envahisseurs. Évitant toute action prématurée qui ferait jeu occupants, nécessaire encourager manifestations ouvertes du mécontentement populaire à condition préparation soignée, orientation convenable et participation larges masses, les femmes avant tout. Organisation conversations amicales population civile, particulièrement femmes bien préparées, avec soldats occupation représente tâche capitale. Nécessaire corriger formule sur maintien armistice qui peut laisser croire que vous en approuvez les conditions. Préférable garder silence sur de Gaulle et ne pas mettre accent contre Angleterre afin de ne pas faciliter politique Pétain et ses protecteurs. Juste proposer entente avec URSS, mais sans la présenter comme un complément pacte germano-soviétique et sans parler de pacification Europe. [...] Nécessaire déclencher campagne de masse contre utilisation territoire et ressources pays comme bases pour continuation guerre, pour retour prisonniers de guerre dans leurs foyers, pour retour des réfugiés au frais de l’État et libre circulation entre zone occupée et non occupée. Toutes les ressources du pays pour soulager misère du peuple et non pour servir à la guerre des occupants. [...] Juste utiliser toutes possibilités légales, mais en renforçant organisations illégales. Pour activité publique parti et organisation diverses mettre en avant une partie seulement anciens cadres, élu set syndicaux. Pousser dans ce travail cadres nouveaux peu connus. Mais assurer dans illégalité absolue l’activité la plupart cadres éprouvés et avant tout direction. [...] » .

Ce qui précède, comme la correspondance qui suit le télégramme parti de Moscou le 20 juillet 1940, interdit d’imputer au PCF « les contacts avec Abetz [qui] continu[èr]ent », d’après Michel Lefebvre, jusqu’à la fin août 1940. C’est inexact. Entre 1980 et 1993, Stéphane Courtois, à l’époque où il n’orchestrait pas encore à l’échelle nationale (et internationale) la terreur du monstre soviétique , fixait au 13 juillet la dernière des trois réunions entre Abetz, Tréand et Catelas, après quoi les tractations se réduisirent à rien. C’est la borne à laquelle se sont tenus, sur la base des archives allemandes, Roger Bourderon et Yvan Avakoumovitch en 1988 .

Philippe Burrin en 1995 et Barbara Lambauer en 2001 sont restés fidèles aux vieilles analyses de Courtois . Promptement finis, ces trois entretiens s’étaient déroulés sans que « le PCF » de Moscou pût donner des consignes : Fried consacra une part notable de sa correspondance de juillet avec ce dernier à déplorer, comme le 12, que « du côté de Paris rien fait, malgré promesse, pour établir contact avec Belgique » (lui-même). Les négociations parisiennes de juillet-août furent donc menées du côté français en esquivant tout contact avec « le PCF » ou, dans le meilleur des cas, dans l’impossibilité de tout contact.

Quoiqu’il en soit, dans un télégramme du 7 août à Fried, Dimitrov et Thorez dénoncèrent Robert Foissin, qui avait servi d’« intermédiaire dans les négociations de Catelas et de Tréand avec Abetz en juillet-août 1940 » : « Attitude avocat Foissin révèle être agent occupants. » Ce texte dénonçait aussi nettement les « manœuvres [...d’]Abetz et ses agents » et fixait une « règle de conduite » antiallemande en 8 points, dont le premier stipulait de : « Repousser catégoriquement et condamner comme trahison toute manifestation solidarité avec occupants. Éviter articles pourparlers qui auraient signifié solidarité avec occupants, approbation ou justification de leurs actes » . Tel document, auquel « les historiens » ont accordé moins d’éclat, suggère que la consigne légaliste, pour n’être pas abandonnée début août, n’impliquait ni coquetteries antisémites ni mise en valeur d’agissements germanophiles. Aubert, ex-secrétaire de la fédération parisienne des Amis de l’Union soviétique (une des organisations interdites depuis août-septembre 1939) demanda le 7 « à Monsieur le gouverneur militaire » allemand la réouverture de ses locaux, en termes sobres malgré l’adjectif de la formule de politesse : « 

L’association française des Amis de l’Union soviétique fut dissoute, ses biens mis sous séquestre, sa revue “Russie aujourd’hui” interdite pour avoir émis une opinion favorable au pacte germano soviétique. Voulant croire, Monsieur le Gouverneur militaire, que vous ne verrez aucun empêchement à la réoccupation des locaux sis, 20 rue du Mail, Paris 2è et que vous voudrez bien donner avis favorable à la reparution de la revue “Russie d’aujourd’hui”, vous vous prions d’accepter l’assurance de notre profonde considération » ; « la revue belge, correspondant à notre revue “Russie aujourd’hui”, “Monde nouveau”, paraît librement en Belgique », se contenta-t-il d’arguer .

Fin août 1940, selon un renseignement policier français classé « de bonne source », le contact avait été rétabli avec Moscou, dans le sens de la fermeté nationale décrit plus haut. « Une réunion des chefs les plus importants » du PCF aurait eu lieu fin août ou début septembre à Marseille, avec « un émissaire du Komintern » et débouché sur les instructions suivantes : « Dès maintenant le Parti doit se réorganiser pour être prêt à l’heure critique. La propagande en zone libre doit être relativement limitée. Parmi les militants les plus sûrs, on doit former les cadres des troupes de choc. Au contraire, en zone occupée, on doit exploiter le mécontentement contre l’envahisseur et par la création d’une formation du genre Front populaire, organiser la résistance passive. Des postes émetteurs doivent propager les slogans patriotiques. Mus par le mot d’ordre “Chassons l’envahisseur” dans chaque bloc d’immeubles, doivent se former des groupements bien encadrés par des militants du PC » et accordant toute l’importance requise aux « réfugiés politiques de toutes tendances [...]. Pour rassembler ces éléments épars : patriotes voulant chasser l’Allemand, anciens communistes ou sympathisants, réfugiés, il faut créer des organismes de secours apolitiques dirigés par des hommes qui, en apparence, ne sont pas particulièrement favorables au PC. Cette nouvelle organisation aura également l’excellent effet de permettre de reprendre en mains les jeunes militants qui ne comprennent plus la politique de l’URSS et craignent par-dessus tout un successeur au Maréchal Pétain qui, au lieu de satisfaire strictement aux demandes allemandes, irait au-devant de ces desiderata livrant pratiquement la France au Reich. »

Suivaient une série d’informations concrètes sur les contacts pris, notamment avec l’avec l’ex-député radical Guy Menant . Quel parti ou mouvement français en était parvenu à ce stade de « résistance » à la fin de l’été ou à l’automne 1940 ? Du mea culpa aux approximations sur les « libérations » Les communistes furent depuis septembre 1939 l’objet d’une répression impitoyable et quotidienne, cautionnée par tous les partis politiques, SFIO comprise, qui laissa à l’un de ses responsables, le ministre de la Justice Albert Sérol, la responsabilité de donner son nom au décret « assimil[ant] l’activité communiste à une activité de trahison passible de la peine de mort » . Et ce alors que nombre de ses chefs, et pas seulement les pires, pas seulement les fauristes, prônaient « dans les couloirs de la Chambre » de pactiser avec l’ennemi : pendant le débat « sur la déchéance des élus communistes, M. Dormoy disait que tout cela n’était que comédie. “On parle [...] de propagande et de trahison. Mais où commence et où finit la trahison quand on exprime la pensée ? La guerre ? Ou, pour qui, pour quoi ? La paix même honteuse vaudrait peut-être mieux”. Il approuvait M. Daladier d’avoir envisagé une conversation à deux avec Hitler pour trouver un terrain de conciliation » .

Isolés des masses ouvrières et de la direction exilée du PCF, d’éminents militants transigèrent à l’été 1940 sur certains principes. Ce fut objectivement moins grave pour l’avenir de la lutte nationale contre l’occupant que l’abdication générale des milieux dirigeants ou le fléchissement d’autres responsables communistes, élus singulièrement, qui avaient renié le communisme en août-septembre 1939 au motif de condamner le pacte germano-soviétique (ou cédé sous ce prétexte, face à la répression ?) : car on ne vit dans l’ensemble pas ceux-là lutter contre l’envahisseur, ni fin 1940 ni en juin 1941 ni au-delà.

En juin-juillet 1940, il y eut bien une « négociation de trop », et fâcheuse. Elle ne mérite pourtant, de même que Duclos et les deux militants qui y furent affectés et s’y fourvoyèrent (Catelas et Tréand), ni l’insigne mauvaise foi de l’article de Michel Lefebvre dans Le Monde ; ni l’emphatique condamnation de Roger Bourderon contre « l’avancée extrême de la ligne de “guerre impérialiste”, l’abandon de toutes les valeurs affirmées durant les années trente, une ignoble pointe d’antisémitisme et une dérisoire affirmation de puissance, véritable auto-intoxication alors que le Parti est au fond du gouffre » ; ni enfin les mea culpa auxquels se livre une fois de plus (et depuis une dizaine d’années) le PCF, écrasé par le remords du long passé de honte marxiste-léniniste au cours duquel il a appelé le capitalisme capitalisme, l’impérialisme impérialisme, osé soutenir la propriété collective des moyens de production ou défendu comme inévitable le pacte germano-soviétique.

Ces palinodies larmoyantes de ton ou d’apparence le mènent à chaque étape plus loin de ses origines et visent à effacer l’histoire de son soutien à la révolution bolchevique comme Lady Macbeth voulait se débarrasser de la tache de sang sur sa main. Dans l’obsession antisoviétique qui, imposée de l’extérieur et au mépris de toute analyse historique sérieuse, est devenue la sienne, ce parti impute à « la pression de l’Internationale » de Moscou une orientation sur laquelle, après en avoir tôt perçu les graves dangers dans la France vaincue, revinrent les porte-parole les plus qualifiés de l’IC pour ce pays - Dimitrov et Thorez -, et ce pendant les semaines où les tractations sur la légalisation se poursuivirent à Paris : ces errements, déclare-t-il, caractérisaient une « stratégie injustifiable, qui était aussi le fruit d’une analyse partagée par l’ensemble des cadres dirigeants de l’URSS et de l’Internationale communiste », laquelle impliquait que fussent tenus des « propos antisémites tout à fait odieux ».

Ce seraient donc les judéo-bolcheviques de Moscou - argument universel de l’entre-deux-guerres où Staline n’était pas posé en antisémite mais en pantin des juifs ‑ qui auraient forcé Tréand à qualifier le ministre de l’intérieur de « juif Mandel » ? La lettre d’Aubert, citée ci-dessus, suggère que Tréand ne reçut pas de Moscou consigne de caresser l’occupant dans le sens du poil antisémite ou germanophile. Mais, selon « le PCF » de 2006, « le chemin de l’honneur » ne pouvait avoir été emprunté « sous la pression de » la diabolique capitale du communisme moscovite. Il devrait tout à l’initiative « de ces femmes et hommes membres du PCF, qui, en cette période trouble, ont su prendre le chemin de l’honneur », « militants », vrais « communistes » français ayant seuls lutté contre la méthode « des tractations puis des règlements de comptes » dictée par l’appareil moscoutaire.

L’Humanité insiste, sous couvert d’œuvrer à la science historique, en commentant une interview de Claude Pennetier et Jean-Pierre Besse : « Les auteurs de la Négociation secrète expliquent comment une partie de la direction clandestine du PCF fut désorientée par la stratégie développée par Staline durant cette période ». Jean-Pierre Besse affirme que « les errements du légalisme se paieront très cher en termes d’arrestations, de désorganisation » . Malheureusement, Juin 40, dans les chapitres qui devraient le démontrer, ne fournit à l’appui de cette déploration aucune source directe (de même que Jean-Marc Berlière, qui décrète que les militants communistes furent libérés par centaines par les Allemands à l’été 1940 ). « Ces libérations ne sont pas faciles à suivre », admet l’ouvrage, avant d’envisager « trois cas de figure », qui confirment en effet la difficulté de la tâche : premier « cas de figure », « la libération par les Allemands » : une seule est mentionnée, celle de Codomié, sur la base d’« un rapport de police » dont la source manque, avec cet extraordinaire commentaire : « il y a bien eu des communistes libérés, mais moins nombreux que la direction l’escomptait dans le cadre de ses négociations avec l’occupant », généralité toujours dépourvue de référence ; deuxième et troisième « cas de figure » respectifs, les évasions (dont l’une, enfin, comporte référence à un volume BA des archives de la Préfecture de police) et le maintien en prison.

Comment peut-on conclure de ce néant sur « les libérations » que « cette politique de présence au grand jour des militants a coûté cher en cadres au Parti communiste lorsque dès l’automne les répressions vichyste et allemande se sont accentuées. Des militants étaient déjà repérés. » Quelque jugement qu’on porte sur « les errements du légalisme », une telle affirmation requérait démonstration archivistique : dans la bibliographie figurent en première place les « archives de la Préfecture de police », mais elles sont absentes des notes infra-paginales. Un travail non focalisé sur les sources ou témoignages de militants eût permis aux auteurs de « trancher » sérieusement sur leur hypothèse, si tentante pour charger la barque, mais fausse.

L’appareil d’État policier français chasseur de rouges avérés ou présumés avait en effet « déjà repéré », sur leur lieu de travail et dans leur logis, les militants depuis l’origine de leurs activités militantes (avant 1920 éventuellement) : c’était, à lire la série F 7 des Archives nationales et les fonds des RG de la Préfecture de police, son activité principale, conduite en liaison permanente avec le patronat. La souricière avait acquis ses contours définitifs bien avant les agissements communistes de juin-juillet 1940.

Il était impossible d’échapper à cette connaissance policière parfaite des militants et des lieux où ils évoluaient, et on ne voit pas à cet égard, en l’absence de sources, ce que ces quelques semaines auraient pu changer. Les chutes furent évidemment accentuées par les maladresses inévitables de militants habitués à vivre au milieu du monde. Mais, de ce point de vue, les militants commirent plus d’imprudence que les cadres, selon le rapport de la Préfecture de police envoyé le 16 juin 1941, au lendemain de « chutes », décisives à l’administration militaire allemande (Militärbefehlshaber in Frankreich) : les chefs communistes « pensent, releva-t-il sans les démentir, que l’arrestation de certains dirigeants importants comme les ex-députés Gabriel Péri et Catelas et la découverte d’importants “centres clandestins” doivent être attribuées à un ensemble de fautes et d’indiscrétions commises à tous les échelons, mais surtout à la base » (ils sont donc résolus aux « modifications nécessaires pour aboutir à une décentralisation qui séparera davantage les groupes de base des échelons supérieurs et les isolera plus complètement entre eux »)

La promotion par le PCF de découvertes somme toute fort modestes ne relève pas du souci de vérité scientifique délesté de l’infâme « esprit de parti ». Elle est liée au besoin de légitimer une « ligne » de rupture avec le Congrès de Tours - et les « 21 conditions » de l’Internationale de Moscou transformées pour les besoins de la cause en sinistre Diktat étranger ‑ et de retour consécutif du fils prodigue, penaud et confus, dans « la vieille maison » de Léon Blum. « L’esprit de parti » frappe encore, mais ce n’est pas celui du même parti, assurément, que « le PCF » qui aborda la Deuxième Guerre mondiale et agit dans le cadre difficile où les élites françaises ‑ pas les Soviets ‑ avaient placé leur pays.

Quand le PCF résista-t-il ? De l’accablement de Michel Lefebvre au témoignage gaulliste sur la résistance communiste avant juin 1941 Autre découverte frappant Michel Lefebvre, « l’appel du 10 juillet » 1940 de Thorez et Duclos est un « un document accablant [...] un faux, fabriqué dans les années 1950 » . Étranglé d’indignation, il en oublie d’évoquer le long « texte complet » dudit appel, qui a bien existé. Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier, qui le datent « plutôt [de] la deuxième quinzaine de juillet », lui consacrent largement leur chapitre 6 (« Histoire et mémoire ») .

Certes la direction du PCF a « fabriqué » un résumé sélectif valorisant l’appel à la résistance nationale et gommant les analyses de l’impérialisme de l’été 1940, qui cadraient mal avec celle de la Grande Alliance unissant les États coalisés contre le Reich, thème qui résista, du côté soviétique et communiste, aux rigueurs de la Guerre froide. On peut certes lui reprocher d’avoir forgé un faux après coup, mais cette initiative pose la question de ses choix des années cinquante plus que celle de son action de 1940, qui nous occupe ici. Car, outre que la justification du pacte germano-soviétique et l’argumentation sur la guerre impérialiste français et britannique caractérisant le texte original n’ont, on l’a dit, rien d’horrifiant, rien ne justifie la thèse que le bref document apocryphe ait visé à « accréditer une orientation politique qui, en fait, ne fut adoptée qu’au printemps 1941 ».

L’évolution du PCF est bien antérieure. Le long texte original ne contredit pas la « ligne » du télégramme Dimitrov-Thorez du 20 juillet prescrivant de « susciter résistance passive des larges masses et sous toutes formes contre envahisseurs ». Le renseignement cité plus haut sur la réunion communiste de la fin août 1940 à Marseille avec « un émissaire du Komintern » coïncide avec les informations collectées depuis l’automne 1940 par le renseignement gaulliste sur la ressemblance grandissante des thèmes de la « propagande gaulliste » et de la « propagande communiste », de plus en plus anglophile et de moins en moins hostile à de Gaulle .

Les gaullistes, dont la terrible concurrence avec le PCF fut pourtant précoce, posaient bien avant juin 1941 un regard moins sévère que Michel Lefebvre ou le PCF de 2006 sur le seul parti politique français qui eût précocement clamé son opposition à Vichy et à l’occupant. Ils perçurent bien les mutations de la fin de l’été 1940, tel le Dr Frantisek Cerny, dont le long rapport (20 pages) sur « huit mois en France occupée » adressé à Londres en février 1941, est le plus documenté sur l’« état d’esprit des mouvements ouvriers » de ceux que j’ai consultés. Sa précision factuelle - incluant la tentative, datée de « juillet [1940...,] de négocier avec les Allemands pour obtenir l’autorisation de reprendre la publication de “Ce Soir” » ‑ et sa date de rédaction excluent la volonté d’embellir a posteriori le bilan du PCF. « Vers le début de septembre [1940, celui-ci] adopta une attitude d’opposition plus nette vis à vis du régime d’occupation, déclarant que les militants ouvriers étaient aussi bien persécutés en zone libre qu’en zone occupée et que le gouvernement de Vichy collaborait avec les envahisseurs contre la classe ouvrière comme autrefois les Versaillais avec les Prussiens durant la Commune. Désormais les journaux et les tracts communistes adoptèrent une attitude plus nette envers les occupants. Depuis septembre l’Huma (sic) et autres publications communistes sont beaucoup mieux rédigées et leur présentation typographique s’est grandement améliorée. Elles sont répandues en grande quantité dans tous les quartiers et dans tous les milieux malgré les arrestations de plus en plus fréquentes. En dehors de l’Huma paraissent les organes des Fédérations syndicales un journal des étudiants communistes et même la revue “Les Cahiers du Bolchevisme”. La ligne politique du parti se précise peu à peu. Les Cahiers du Bolchevisme publièrent un article sur la politique étrangère de l’URSS, déclarant que la guerre actuelle était une guerre entre deux impérialismes pour le partage du monde. Il n’y était plus question de la fameuse thèse de Molotov d’après laquelle la nation de l’agresseur avait complètement changé depuis le pacte germano-soviétique. D’autre part cet article accusait les gouvernements Daladier Chamberlain d’avoir fait échouer l’alliance avec la Russie et de n’avoir jamais voulu une intervention efficace de la Russie contre l’Allemagne. Le gouvernement de Vichy était accusé de vouloir entraîner la France dans l’orbite de l’Allemagne, tandis que de Gaulle voudrait l’entraîner dans une guerre pour soutenir l’impérialisme anglais. Le journal communiste concluait que la seule politique pour la France était de rester neutre, de s’allier à la Russie des Soviets et se donner un gouvernement populaire-communiste. Il faut dire que depuis le mois de novembre la presse communiste clandestine appuyait de plus en plus sur le problème national tout en déclarant que l’indépendance nationale de la France et la fin de ses humiliations ne pourraient être obtenues que par une révolution sociale et l’avènement d’un “gouvernement populaire”. Le CC du PC publia à cette époque une protestation solennelle contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine accusant en même temps le gouvernement de Vichy d’avoir accepté sans objections cette annexion avant même la signature de la paix. [...] Déat et Doriot accusèrent à plusieurs reprises les communistes de connivence avec les Anglais et de Gaulle. Je n’ai rien trouvé dans leur presse qui peut justifier une telle accusation ; mais il est évident que leurs allusions à l’Angleterre se bornent à des affirmations doctrinaires sur le caractère de cette guerre et il est exact que la masse ouvrière, dans sa majorité prêtant une oreille attentive, à la propagande communiste, seule active, il faut le reconnaître, à défendre leurs (sic) intérêts, les socialistes étant complètement disparus de la circulation, ne cache pas ses sympathies pour le peuple anglais. Si elle est dans une certaine mesure communiste son communisme est anglophile. Cet état d’esprit influe sur les chefs qui doivent tenir compte du sentiment populaire au moins dans la même mesure que des intérêts de la diplomatie soviétique qui probablement leur demande de ne pas trop gêner ses relations avec l’Allemagne » . Tout le renseignement gaulliste du tournant de 1940 rend le même son, supputant « que les communistes gagnent du terrain en zone occupée par suite de leur attitude antiallemande » . En octobre 1940, l’Abwehr signala la distribution de « tracts communistes [...] de caractère très anglophile » par deux communistes de Forges-les-Bains : ils sont probablement, commenta-t-elle, « payés par les Anglais, qui font distribuer leur matériel de propagande par les communistes » . La presse collaborationniste dénonçait régulièrement, telle L’Oeuvre du 28 décembre 1940, la communauté de vues croissante entre « gaullistes anglophiles » et communistes . L’avance communiste en la matière inquiéta d’ailleurs précocement (et durablement), Henry Hauck, le conseiller du Travail de de Gaulle, socialiste champion des cégétistes confédérés qui rêvait de donner à celui-ci une assise à la fois populaire (qui lui manquait) et anticommuniste (objectif évidemment plus aisé) . « Les communistes », rapporta-t-il en avril 1941, « luttent de leur côté contre les Allemands et contre Vichy, et des arrestations nombreuses ont été opérées dans leurs rangs, soit en zone occupée, soit en zone non occupée. Le problème semble être pour nous d’éviter que leur influence, médiocre pour l’instant, ne s’accroisse. » La répression policière, critère majeur de la « résistance » : qui réprima qui, quand et pourquoi ? Les communistes, qui n’auraient pas changé de ligne avant le « printemps 1941 », n’auraient pas résisté, puisque, selon Michel Lefebvre, « la majorité des historiens estime qu[e...] l’entrée massive des communistes dans l’action armée [...] intervint à l’été 1941 ». Cette restriction nouvelle soulève deux questions : 1° de principe, la définition de la résistance ; 2° historique et pratique, celle des cibles de la répression française et allemande, française ou allemande, franco-allemande et depuis quand. 1° La résistance et « l’action armée » seraient une seule et même chose, glissement sémantique irrecevable sauf à confondre résistance tout court et résistance communiste. Pour quel mouvement de résistance français autre que le PCF peut-on postuler pareille équation ? Tous les mouvements et partis qui ne s’engagèrent pas « dans l’action armée » ne résistèrent donc pas ? Ou bien (mais on parle d’autre chose), Michel Lefebvre affirme qu’il n’y eut pas de résistance communiste avant « l’action armée », dont le caractère systématique ou massif attendit en effet « l’été 1941 ». Songerait-il à interdire aux autres partis le qualificatif de « résistants » au motif qu’ils ne s’engagèrent pas dans « l’action armée » ? Ou pratique-t-il le deux poids, deux mesures : pour les non-communistes, octroi du brevet de résistance sans conditions, pour les communistes, seulement le revolver à la main ? La résistance fut définie simplement par l’occupant et par l’appareil d’État avant ‑ comme après ‑ l’assaut allemand contre l’URSS : « propagande communiste et gaulliste », formule qui a donné leur titre à un dossier du volume 876 et à tout le volume 882 de la série AJ 40. On exigerait des communistes, pour leur décerner un brevet de résistance, la seule « action armée » ? Sur la base d’un tel critère, les « gaullistes » résistèrent peu de 1940 à 1944. 2° Quelles catégories visa la répression d’avant « l’été 1941 » ? Si l’on applique aux communistes, comme le firent les forces de répression, tant allemandes que françaises, l’aune commune des critères de résistance - 1° opposition active contre l’occupation et l’occupant, sous forme de propagande clandestine, 2° entraînant répression ‑, « le PCF » la domina d’emblée, comme l’affirmèrent Roger Bourderon et Yvan Avakoumovitch dans leur ouvrage de 1988 qui ne retint pas l’attention du Monde. L’examen de cette répression, séparée ou unifiée, met en cause les césures de l’histoire du PCF que distinguent et déplorent « les historiens » cités par Le Monde et par L’Humanité. Car la traque française dont les communistes firent (comme auparavant) l’objet depuis l’été de l’occupation de Paris eut d’emblée pour cadre une collaboration avec l’occupant assumée immédiatement et pleinement par le préfet de police « républicain » Roger Langeron, successeur de Chiappe en février 1934 - rôle qui a totalement échappé aux auteurs de Juin 40. Comme il s’agissait de retrouvailles, on doit se pencher sur l’avant-guerre, éclairé notamment par deux dossiers français pourtant très épurés consacrés à Carl Boemelburg, nommé et envoyé dès l’installation des Allemands à Paris comme chef de la section IV, Gestapo . De l’avant-guerre à l’été 1940 L’aplatissement de l’équipe Daladier-Bonnet-Reynaud devant l’expansion territoriale du Reich avait eu pour parallèle un effort d’alignement sur son modèle intérieur. L’Humanité, dans ses articles les plus sévères contre le « Munich intérieur », n’exagérait pas ce que le grand journaliste britannique Alexander Werth, installé en France, surnomma (à propos de la presse) Gleichshaltung (adaptation, ici nazification) . La police subit le sort commun et c’est à l’été 1938 que Carl (ou Karl) Boemelburg, âgé de 53 ans , commissaire à la direction de la Police criminelle de Berlin, spécialiste à la Gestapo de « la lutte contre le communisme » et contre l’URSS , entama à Paris une carrière que l’Occupation porta aux cimes . « Envoyé en mission dans notre pays en juin et juillet 1938, à l’occasion du voyage des souverains britanniques », Boemelburg revint à Paris « en décembre de la même année » pour le voyage de von Ribbentrop . C’est pendant ses fébriles préparatifs français et pour accueillir Ribbentrop dans les meilleures conditions espérées que Langeron vint en personne le 24 novembre diriger aux côtés de François Lehideux l’évacuation « militaire », à la grenade lacrymogène et à la matraque, des grévistes de Renault-Billancourt . Arrivé à Paris le 3 décembre 1938, « faisant partie de la suite de M. von Ribbentrop », Boemelburg négligea bientôt, au su et au vu de tous les services compétents (Sûreté nationale, Police criminelle, RG, etc.) le prétexte officiel de « s’[y]occuper, en collaboration avec la Police française, du meurtre de von Rath. » Il y demeura ensuite comme prétendu « attaché à l’Ambassade d’Allemagne » , « donn[ant] l’impression, commenta tardivement un rédacteur des RG, qu’il cherchait à s’installer à Paris afin de se livrer à des vérifications, surveillances, enquêtes et exercer un contrôle sur les ressortissants et émigrés allemands de la capitale et qu’il serait rejoint, par la suite, par d’autres fonctionnaires de la Police allemande. Il aurait, en somme, créé en France un centre officieux de la Gestapo. » Cette sérénité face à la présence de la Gestapo en France n’avait pas attendu juin ou décembre 1938. L’État français avait depuis l’avènement des hitlériens au pouvoir donné aux agents du Reich, policiers ou non, la liberté de traquer sur place les réfugiés juifs et antifascistes allemands en France . L’excellente historienne Vicky Caron, qui a étudié le (seul) cas des juifs allemands réfugiés depuis 1933, a ignoré que ce permis de chasse avait été octroyé de longue date aux hitlériens . Roger Bourderon et Yvan Avakoumovitch ont entrevu le phénomène, mais ont cru que la demande, adressée « aux autorités françaises » par Heydrich, mentor de Boemelburg, d’autoriser « son protégé [à...] rester officiellement à Paris dans le but de surveiller les agissements des communistes allemands réfugiés en France après le retraite des Brigades internationales » avait été repoussée et que « Boemelburg [avait dû] quitter la France » avec Ribbentrop . Octroyée, cette liberté, qui figure en bonne place sur la longue liste des « origines républicaines de Vichy » où l’anticommunisme occupait une part centrale , flétrit précocement l’honneur de l’État héraut proclamé des droits de l’Homme. Mais dans sa phase munichoise, la Troisième République de « Daladier, Reynaud » et Bonnet avait déjà dépassé le stade de la collaboration passive contre les victimes allemandes du IIIème Reich. Reçu le 25 janvier 1939 par un haut fonctionnaire de la Sûreté nationale, « en présence de M. Belin, commissaire divisionnaire », Boemelburg, toujours parisien, évoqua les « conversations qu’il aurait eues à Paris, en décembre 1938 [...] à la suite [desquelles ...] ses chefs l’avaient désigné pour représenter dans notre capitale la Police allemande et assurer une liaison permanente plus étroite avec la Police française ». « Liaison permanente plus étroite » établie en vue de quoi, s’il avait vraiment été prévu « qu’à titre de réciprocité un Commissaire de police français se rendrait à Berlin » ? Malgré la servilité sur l’affaire Grynzspan-von Rath puis sur la Nuit de Cristal du gouvernement français, qui Bonnet en tête, battit à plate couture les autres grands Apaiseurs (américain et britannique) , il est improbable que l’enquête commune sur le « meurtre de von Rath » ait épuisé cette collaboration. Les activités anticommunistes et antisoviétiques notoires à Paris de Boemelburg suivi attentivement par les services , n’étaient pas d’objet strictement allemand (il organisa par exemple la fouille des trains de la SNCF « venant de Russie » pour transmettre à Berlin de la documentation sur la propagande soviétique en direction du mouvement ouvrier occidental ). Bref, « les historiens » devront dans les années à venir, se montrer plus curieux sur l’objet de cette « liaison permanente plus étroite » qui saute aux yeux à l’été 1940. Car, quand bien même elle aurait été interrompue par l’assaut militaire allemand, elle fut renouée avec une ardeur intacte ou accrue. Elle est longuement décrite par une note de décembre 1943 d’un haut fonctionnaire gaulliste sur « le haut personnel de la préfecture de Police à Paris » où coexistaient toujours « l’équipe Langeron et l’équipe Chiappe » (largement maintenue après février 1934) qui, hantées « depuis les dernières offensives russes [par] de sombres pressentiments », préparaient alors une reconversion gaulliste dans le cadre de la Pax Americana attendue. Je me bornerai ici à la première catégorie, vu les illusions de Jean-Pierre Besse et Claude Pennetier sur Roger Langeron. On reprit langue sous l’égide du préfet « républicain » allégué qui, entre juillet 1940 (après une brève période d’inquiétude sur sa carrière) et janvier 1941 (phase de difficultés administratives avec les Allemands qu’il ne méritait pas), posa les bases d’une collaboration totale. La réalité dément cruellement le portrait que dressent les deux historiens du résistant qui, « suspendu par les autorités d’occupation le 23 juin, assigné à résidence, [...] revient à la préfecture le 16 juillet, mais est arrêté par les Allemands le 24 janvier 1941, emprisonné un temps puis mis à la retraite » . Ce manque de curiosité sur ce que Roger Langeron fit en revenant « à la préfecture » de juillet à janvier 1941 (comme certains de ses collaborateurs directs, aussi fallacieusement « résistants ») - contrastant si vivement avec l’attention portée aux semaines d’errements communistes ‑ oblige à citer les archives originales, françaises et allemandes. « M. Langeron [...] se donne pour un dur de la résistance. Il se répand en démarches et multiplie les déjeuners de propagande. À ceux-ci, bien entendu, les uniformes verts ne figurent plus. Pourtant, c’est bien M. Langeron qui a ouvert le premier la préfecture aux Allemands. C’est lui qui, le premier, a prodigué à ses services les consignes de docilité et les encouragements au zèle. Il a mis en œuvre, parmi les premiers, et avant même que l’expression n’ait circulé, la politique de collaboration. M. Langeron, au lendemain de l’occupation de Paris, ne s’est point contenté, purement et simplement, de rester à son poste. Suspendu par ordre de l’envahisseur et consigné dans son logis, il a mis aussitôt en mouvement toutes les influences dont il savait pouvoir jouir dans les milieux du défaitisme ‑ soumis, la veille encore, à sa surveillance ‑ afin d’être réinstallé dans ses fonctions. Il n’a pas hésité, pour le faire, à recourir à d’authentiques suppôts de la 5è colonne, comme le fameux Boitel, indicateur, agent double et repris de justice, titulaire de six condamnations, qui apparut, tant que M. Langeron resta en place, comme une sorte de préfet adjoint. C’est ce Boitel qui transmit aux Allemands les protestations de soumission de son patron, et qui leur servit auprès d’eux d’honnête caution. M. Langeron lui devait beaucoup. Il le payait donc largement, et selon des modes inattendus : ordre avait été donné par exemple, de remettre audit Boitel toutes les voitures abandonnées sur la voir publique pendant l’exode, et qu’il lui plairait de choisir pour les revendre à sa guise et à son profit. La préfecture, pour lui, se faisait recéleuse et complice de vol d’autos. M. Langeron a présidé à la création du service juif. Il a mis à la disposition des occupants, pour organiser la persécution, ses bureaux et son personnel. Il a recruté pour le faciliter et l’accélérer, des centaines d’auxiliaires. Des services politiques de la préfecture, il a fait, purement et simplement, une annexe de la Gestapo. Il a promu, par des avancements fulgurants, toutes les créatures de l’ennemi. Et, tout cela, sans élever une protestation ni formuler une réserve. M. Langeron, pourtant, a un titre, pendant deux mois il a été incarcéré au Cherche-Midi. Pour un acte de résistance ? Non pas. Lui-même n’ose pas le prétendre » . Ce texte impitoyable est confirmé par les fonds policiers allemands AJ 40 de 1940-1941, qui prouvent 1° sa flagornerie générale, attestée notamment, à la suite d’une série de réunions tenues à la Kommandantur à la mi-août 1940 , par sa longue lettre du 19 au chef de l’administration militaire de Paris : elle l’assurait, détails à l’appui, de la sévérité de sa répression « au cours du dernier mois » contre tous les manquements au salut militaire aux officiers allemands dont s’étaient rendus coupables « les agents de la police française » ; 2° son élan antisémite immédiat et spectaculaire, révélé par ses offres au KVR Dr Kiessel au cours de leur entretien du 13 septembre 1940 entièrement consacré aux juifs . Mais cet enthousiasme collaborationniste porta aussi d’emblée sur la lutte anticommuniste qui ne changea jamais de nature ni pour les dirigeants français ni pour leurs homologues allemands. Même Jean-Marc Berlière, dans Les policiers français sous l’Occupation, ouvrage universitaire sans doute un des plus virulents de la série de ceux qui ont traité du rôle du parti communiste sous l’Occupation, admet (tardivement, à partir du chapitre 5) que la croisade policière qu’avait glorifiée le radical Albert Sarraut 19 avril 1927 (« Le communisme, voilà l’ennemi ! ») « remont[ait] aux années 20 » (le courant bolchevique supplantant alors diverses catégories antérieures de rouges) ; que, après une brève « pause » ‑ imaginaire, vu le maintien en place de l’appareil policier ‑ observée sous le Front populaire, tout était revenu à la normale avec les événements Clichy de mars 1937 et la grève générale de novembre 1938, autrement dit « avant le pacte Molotov-Ribbentrop » ; et que la croisade permanente avait emprunté les formes successives conformes à la conjoncture (présumée) « patriotique » de Daladier (et Reynaud) puis collaborationniste de Vichy. « Surprenantes continuités entre la 3e République et Vichy », relève M. Berlière , comme Michel Lefebvre, qui s’en arrêtent à ce constat, sans préciser ce qui rend oiseux le débat sur la date de l’entrée en résistance du PCF. D’août 1940 à juin 1941 Un passage du premier article de Michel Lefebvre suggère que l’appareil d’État français travailla d’abord séparément de l’occupant allemand : « Depuis l’interdiction de la presse communiste en août 1939, puis la dissolution du parti lui-même, en septembre, la police traque les dirigeants et les militants soupçonnés de reconstituer leur organisation dans la clandestinité. La défaite et l’Occupation n’ont pas interrompu le travail des policiers » français. Or, on travailla en cœur depuis l’été, ainsi le 30 août 1940, où le duo de septembre de la persécution policière antisémite se rencontra à 11 heures en plus large compagnie : le Dr Kiessel, flanqué du Dr Bandorf, fut reçu par Langeron, entouré des spécialistes chevronnés et notoires de la chasse aux rouges sous la république défunte, le directeur général de la Police municipale, Marchand, le directeur de la police judiciaire, Meyer, et le directeur des RG, Simon. Les interlocuteurs convinrent que la Préfecture de police ferait chaque matin à 10 heures un bref rapport à l’administration militaire allemande à Paris et qu’auraient lieu en outre des conversations franco-allemandes « au cas par cas » si « des observations [avaie]nt été faites sur des tendances ou opinions particulières au sein de la population française ». Ils convinrent « qu’un contact personnel continu représent[ait] la meilleure garantie pour une collaboration loyale entre les deux services », son initiative pouvant venir des deux parties. La conversation fut tenue, selon les Allemands, « dans l’esprit d’une collaboration compréhensive [...] très fructueuse pour les intérêts de l’administration militaire » . L’identité des interlocuteurs et une mesure prise l’avant-veille par les Allemands désignent pour cible prioritaire le PCF. Le dispositif anticommuniste publié le 10 mai venait en effet d’être complété par « les paragraphes 1, 4 et 9 de l’ordonnance du 28 août 1940 du chef de l’administration militaire en France sur les associations, réunions, etc., interdisant celles-ci » de même que les syndicats, avec pour « objectif », commenta la Préfecture de police, « d’établir un calme total » . Le rapport Cerny relève que « vers le début de septembre [...] eurent lieu des manifestations communistes devant les mairies de banlieue exigeant le retour des municipalités dissoutes. Ces manifestations furent réprimées par la garde mobile et la police françaises avec l’autorisation des Allemands » . Le 26 septembre 1940, le directeur de la Feldpolizei rappela la réglementation policière allemande prise depuis mai et aggravée fin août, qui avait interdit « toute activité des communistes [...], même uniquement dirigée contre le gouvernement français ». Il renvoya Abetz au néant de sa manœuvre estivale en requérant discussions et prise de position des « services compétents » (Gestapo, MBF, etc.) . Il se prononça le 29 pour un traitement de « la propagande communiste » sur la base d’un règlement de principe unifié , cinq jours, donc, avant la mise en terre du mort-né par le Militärbefehlshaber in Frankreich : « L’Ambassade n’a plus d’intérêt à la collaboration avec les communistes français » . L’occupant ne s’était pas contenté, comme l’a cru Philippe Burrin, de « laiss[er] la police française agir à partir d’octobre 1940 » . Le directeur de la Feldpolizei dressa fin septembre le bilan des contacts franco-allemands quotidiens, le constat commun d’un renforcement continu de la « propagande communiste, par tracts, étiquettes collées et propagande orale » : aux attaques contre le gouvernement de Vichy « et les couches dirigeantes ploutocratiques de la France » s’était ajouté « un tract » (le seul trouvé « jusqu’ici ») contenant « des attaques voilées contre le Reich ». La limite à l’action commune était en partie factuelle : elle impliquait « un grand engagement de forces de police - dont on ne dispos[ait] pas actuellement en nombre suffisant ‑ et l’utilisation des moyens les plus durs contre les communistes » . Le règlement de la question des effectifs, supposant entre autres des libérations massives de policiers prisonniers de guerre, serait définitivement acquis à l’ère de l’action armée, sous Bard (préfet de police depuis mai 1941) et Pucheu (ministère de l’intérieur depuis juillet) . Mais la stratégie anticommuniste fut définie au tournant de l’an 40, à l’époque où - ainsi le 4 décembre ‑ Langeron discuta avec Kiessel, Roller et Bandorf « les derniers détails » des mesures à prendre pour l’organisation commune d’une « grande opération d’arrestations [...] dans tout le département de la Seine de 4 000 personnes ». Cette « mesure militaire en rapports avec la conduite de la guerre » serait appliquée en complète collaboration entre la Préfecture de police, la Feldgendarmerie et la Feldpolizei . Le « résistant » Langeron orchestra-t-il ainsi une rafle franco-allemande de juifs ? Quoiqu’il en soit, la collaboration visait les communistes aussi. Début 1941, la police, française et allemande, associait gaullistes et communistes mais jugeait l’action des communistes plus dangereuse - bien qu’elle ne fût pas encore « armée » : fin février « M. Blanc, inspecteur général de la Sûreté, [fut] nommément convoqué par le chef de la Gestapo à Paris, M. Boemelburg, pour assister à une réunion qui [devait] avoir lieu à Paris entre les différents chefs de la Gestapo en France, d’une part et M. Blanc, Inspecteur général, le capitaine de frégate de Molric, secrétaire général de la police à Marseille, et probablement M. Marchand, Préfet de police intérimaire, d’autre part. Le but de cette convocation est d’étudier le moyen de réprimer de façon active la propagande communiste et la propagande de Gaulliste (sic) en France Libre et en France occupée, et de refreiner l’activité du parti communiste qui a l’air d’inquiéter sérieusement les Allemands. » J’ignore depuis quelle date précise la Préfecture de police fournit aux Allemands, en français et avec traduction allemande, les rapports hebdomadaires comportant les listes d’arrestations de communistes (rapports spécifiques) ou surtout de communistes (rapports sur gaullistes et communistes), « arrestations » effectuées par ses soins « depuis juillet 1940 ». Dans les dossiers incomplets, relatifs à la « propagande communiste et gaulliste » que j’ai consultés, puisés surtout à deux volumes , le premier des rapports date du 27 octobre 1940, et cette littérature policière n’est alors précise, voire intarissable, que sur les communistes. Il est significatif que les Allemands en aient retenu la formule « rapport hebdomadaire du préfet de police sur la lutte contre le communisme et la propagande de de Gaulle » . Les lecteurs et les historiens se reporteront aux deux volumes AJ cités ici : ils y trouveront une autre démonstration formelle que, d’octobre 1940 au 22 juin 1941, les communistes furent plus nombreux et plus précoces que toute autre catégorie de résidents français - on leur doit cette précision, vu le nombre d’étrangers dans leurs rangs ‑ à se dresser contre l’occupant. L’union des forces franco-allemandes dans la répression, de même que les rapports gaullistes depuis l’automne 1940, pulvérisent l’argument de Jean-Marc Berlière que le PCF n’aurait tourné casaque qu’après le 22 juin 1941 et que « dans le but de soulager l’URSS », se lançant d’ailleurs alors dans une folle action terroriste condamnée par de Gaulle . Le dernier rapport de la Préfecture de police destiné aux Allemands rédigé avant le lancement de l’opération Barbarossa, qui se flattait d’avoir procédé « depuis juillet 1940 » à un total de 2 411 arrestations, constata : « la propagande communiste attaque de plus en plus durement les autorités d’occupation et la “collaboration”, coïncide avec la propagande “gaulliste”, traite le gouvernement français d’“instrument dans les mains de l’impérialisme allemand” » et veut « convaincre la population que cette politique est particulièrement dirigée contre les travailleurs » . Au jour même de l’attaque allemande, il ne restait donc presque rien à faire sur l’effectif communiste connu, selon le commentaire par le commandement du Gross Paris des « mesures contre les Russes et les communistes » prises « le 22 juin 1941 » : les Allemands avaient « demandé au préfet de police [...] de se saisir des militants communistes restant à Paris de toutes nationalités. L’arrestation systématique des communistes actifs connus ayant été réalisée depuis longtemps (2 400 se trouvent au camp d’Ancourt), l’arrestation par la Police française du reste connu des militants communistes à hauteur de 130 personnes doit être effectuée aujourd’hui entre 4 et 6 heures du matin », avec « remise à la Geheime Feldpolizei [...] vers 10 h 15 » . Cette lettre allemande est confirmée par celle du 23 du préfet de police [désormais l’amiral Bard] signée Jacques Simon , un des fleurons de « l’équipe Langeron » -que Boemelburg appelait « le “petit Juif de Langeron” » et que son limogeage postérieur ne rabaissa pas au rang des réprouvés Un parti qui compta si peu de fusillés ? Reste à régler le problème des effectifs des victimes définitives de la répression franco-allemande. Nul ne saurait reprocher aux historiens de souhaiter recenser avec exactitude ceux qui furent fusillés après le verdict de mort des tribunaux militaires allemands et des tribunaux spéciaux de Vichy. En revanche, le titre que Jean-Pierre Besse et Thomas Pouty ont donné à leur ouvrage ‑ qu’ils en aient eu l’initiative eux-mêmes ou que cette idée « vendeuse » ait surgi du cerveau de leur éditeur ‑ est inacceptable par son caractère général : Les fusillés, répression et exécutions pendant l’Occupation 1940-1944. Les critères choisis surprennent s’il s’agit vraiment d’évaluer la contribution du PCF au martyrologe de la résistance française. J’ignore le chiffre exact de fusillés en France, mais il y eut, selon les chiffres officiels de l’après-Libération, plus de 300 000 morts civils par répression, allemande et française : 1° « hors du territoire », 257.000 morts par déportation, exécution, etc. ‑ dont « 95 000 [...] déportés politiques [...] pour les départements français autres que le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle » ; 2° « sur le territoire », 169.000 morts pour « faits de guerre » (« bombardements », allemands (1940) et alliés (1942-1944) ‑ précision d’origine et de date de mon fait ‑, « exécutions, etc. » . Le mode de calcul qu’ont retenu Jean-Pierre Besse et Thomas Pouty puis à leur suite Michel Lefebvre exclut les effectifs de résidents français (pas tous français), dont une partie de résistants, morts « hors du territoire ». Serait-il invraisemblable que les communistes, qui auraient représenté « 80 à 90% » des 4 520 fusillés des deux catégories sélectionnées par les auteurs des Fusillés, aient également compté pour une part notable des 50 000 « déportés politiques » qui ne revinrent pas de déportation (« ont été rapatriés en France environ 45 000 déportés politiques ») ? Les sources directes incitent à penser que ces champions toutes catégories des résistants actifs groupèrent l’essentiel de cet effectif, de même que celui des victimes d’« exécutions, etc. [...] sur le territoire ». Si l’on se fie aux deux premières années de la répression - le dernier rapport hebdomadaire de la Préfecture de police des volumes consultés date du 26 mai 1942 -, la police parisienne avait « depuis juillet 1940 » arrêté près de 2 500 militants communistes par an (2 411 avant Barbarossa, 4 461 au tournant d’avril 1942) . Chiffres qui confirment que juin 1941 ne constitue pas une césure aussi décisive qu’on l’affirme : en tout cas, puisqu’il est exclu que l’association policière franco-allemande ait été plus clémente pour les communistes après le 22 juin 1941, ces chiffres prouvent qu’il n’y eut pas rupture du point de vue des forces de répression. Procédons enfin à la comparaison d’origine politique entre résistants assassinés que Jean-Paul Scot évoque dans un article de L’Humanité sur « le fusillé, figure syncrétique de toutes les victimes » pour la balayer ainsi : « Qu’importe la concurrence victimaire ! » . La formule est curieuse, vu les objectifs de l’ouvrage analysé, les préoccupations politiques des journaux qui en rendent compte - et les mea culpa entonnés par un PCF incriminé et contrit sur juin 1940, l’autre sujet de la mise en cause « du parti ». Car c’est bien de « concurrence victimaire » qu’il s’agit, comme Michel Lefebvre l’admet presque, en observant que « le rôle du PCF dans la Résistance a longtemps été un enjeu politique » : la teneur de son article atteste qu’il le demeure. Par ailleurs, un historien en quête de recensements a pour simple devoir de recenser, et, lorsqu’il a recensé diverses catégories en vue de comparaison, devoir de comparer ensuite les effectifs respectifs : si l’un des éléments de l’échantillon dépasse de cent coudées les autres, il doit en prendre acte ‑ il a droit de s’en réjouir ou de le regretter, mais on entre alors dans un autre domaine que sa sphère spécifique. Bref, on bat sa coulpe quand on pense qu’il y a lieu, mais on se dérobe à la comparaison quand le bilan est glorieux : tout ceci est très politique et très peu historique. La comparaison que je propose, arrêtée en mai 1942, défavorise le PCF puisque le déséquilibre chiffré ne cessa, au fil des ans, de se creuser entre les victimes de la répression policière franco-allemande au détriment (ou à l’avantage) des communistes. Entre « juillet 1940 » et la fin de 1941, les rapports hebdomadaires consacrés aux arrestations pour « menées communistes » ou « propagande communiste » emplissent de 9 à 16 p., précises et alertes sur les « prises ». Ceux qui recensent les arrestations pour « propagande gaulliste » (incluant tous les résistants non communistes) occupent en général 1 p., très rarement 2, une fois seulement 10, le 11 août 1941 ; ils relèvent un nombre modeste d’arrestations, aucune certaines semaines, jamais plus de 23 ‑ niveau unique et exceptionnel du dernier rapport cité ‑, l’éventail s’étirant de 0 à 10 : en moyenne 45 communistes par semaine « depuis juillet 1940 », et sur la base des seuls rapports hebdomadaires ‑ je n’ai pas trouvé de document sur les arrestations totales de gaullistes ‑ 2 à 3 pour les gaullistes . Si l’on se fie à la « note sur l’activité des services de police répressive [...] depuis le 22 juin 1941 » que la Préfecture de police adressa au MBF en septembre suivant, l’hégémonie victimaire, pour reprendre le néologisme en vogue, demeure communiste. Les arrestations effectuées par « la Brigade spéciale des Renseignements généraux, plus spécialement chargée de la répression de l’action communiste », ne visaient que cette catégorie (« 1 064 perquisitions qui ont permis 195 arrestations suivies d’envoi au dépôt et 638 envois dans un camp d’internement »). « La police judiciaire a procédé à 401 arrestations, se décomposant comme suit :

juin juillet août septembre propagande communiste 54 111 66 49 280 propagande gaulliste 23 39 35 24 126 nombre total 77 150 110 73 401 « L’activité de la Police municipale a été particulièrement importante [...] 76 567 personnes ont été interpellées sur la voie publique, depuis le 7 septembre dernier [1941], au cours des rondes et battues de nuit, et [...] la police municipale » ‑ sa « Brigade spéciale de répression contre le de Gaullisme (sic) et le communisme » créée « dès juin 1940 [...] à Paris et en banlieue ». La « collaboration active avec la Feldgendarmerie » eut pour objet deux cibles exclusives, les juifs et les communistes, et le bilan suivant : « Opérations d’arrestation des juifs (Paris et banlieue), les 18, 20, 21, 22 août ‑ arrestations : 3 477. Opérations de perquisitions dans groupes d’immeubles à Paris et banlieue, pour recherche de dépôts d’armes, tracts communistes, etc. Les 26, 28 août, 3, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 17, 20 septembre ‑ arrestations : 179. Ces opérations ont été effectuées en commun avec les services de Feldgendarmerie auxquels ont été indiqués les îlots et groupes d’immeubles qui constituent des foyers communistes. » Dans les premiers mois de 1942, la littérature policière fut plus précise sur « la propagande gaulliste », qui occupa dans les rapports entre 1/5 et 1/3 du volume de ceux consacrés aux communistes, sans qu’augmente le chiffre des arrestations de gaullistes . Si l’on applique à l’estimation démographique globale des morts civils résistants, hors du territoire ou sur le territoire national, le pourcentage respectif des arrestations de communistes et de gaullistes (regroupant tous les non-communistes), on atteint ou on dépasse l’énorme pourcentage concédé aux premiers par le minuscule échantillon de Jean-Pierre Besse et Thomas Pouty. Reste à établir le rapport entre arrestations et exécutions. Ce qu’on sait de la frénésie anticommuniste des forces de répression - notamment de Bousquet et de Pucheu ‑ et de leur prudence grandissante à l’égard des gaullistes alourdirait encore la part des communistes dans « la concurrence victimaire ». L’un et l’autre, comme tous leurs pairs ou subordonnés, ne niaient plus, à partir de 1942, que les gaullistes constitueraient l’État futur ou l’influenceraient sensiblement . Sur le sort des communistes, le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord ou la victoire soviétique de Stalingrad demeurèrent sans effet. Les « sombres pressentiments [qui] hant[ai]ent le haut personnel de la Préfecture de Police à Paris » fin 1943 avaient fait « chang[er...] le ton » de presque tous les services. « Les uns voudraient se faire oublier et supputent qu’il n’est peut-être pas trop tard pour y parvenir. D’autres en appellent de leur attitude apparente à la pureté sans taches de leurs secrètes intentions. D’autres, encore, gémissant de leur servitude, imputent la responsabilité de leurs actes à l’amère exigence des disciplines professionnelles. Quelques exemples : à la tête de la police municipale, M. Hennequin [nommé directeur adjoint, en novembre 1940 par Langeron, puis directeur général en décembre 1942 sous le second successeur de celui-ci, Bussière ] se donnait, hier encore, pour ce qu’il était : un fanatique de l’ordre nouveau. Quand ses agents appréhendaient ou abattaient un patriote, des télégrammes intérieurs rédigés dans la forme sommaire mais triomphale des ordres du jour du Maréchal Canrobert propageaient aussitôt la bonne nouvelle. Le style s’en est modifié. Ce ne sont plus des bulletins de victoire, mais des comptes rendus “à toutes fins utiles”. Et leur auteur, soudain prudent s’abstient, désormais, de les signer. Monsieur François, à la police administrative, a été le premier et le principal organisateur du Service Juif. Il a dû à son enthousiasme antisémite sa promotion au grade de directeur. Nommé sur les démarches pressantes d’un officier allemand, c’est en lui dénonçant la froideur dont son chef faisait preuve à l’égard des persécutions qu’il avait pu gagner sa gratitude. Et son zèle persévéra longtemps. Maintenant il verse de pieuses larmes sur ses victimes. Il se plaint de la triste besogne qu’il lui a fallu assumer. Il jure que, lui non plus, n’avait pas voulu ça. Et M. Tulard, son adjoint, a suivi la même évolution. Monsieur Dallier était directeur du personnel en 1938. Nommé par la faveur de l’amiral Bard directeur général, et promu, par celle du Maréchal, dans l’ordre de la francisque, il reste directeur général, mais ne porte plus la francisque. Ses fils, fonctionnaires au Maroc, et dont, il y a un an, il se plaisait à dire qu’ils avaient été “pris par les Américains”, se sont mués, par les miracles d’une métamorphose, lorsque, à voix basse, il se confie en intrépides volontaires de la libération. Et voici, qu’oubliant comment il lui advint naguère de traiter d’imbécile, en termes vifs et crus, un sous-ordre assez hardi pour envisager devant lui le retour à la France de l’Alsace et de la Lorraine, il se remémore en revanche, lèvres tremblantes et regard humide, ses origines alsaciennes, sûres cautions de son patriotisme. Et puis, il y a Monsieur Tanguy. Directeur de la police judiciaire, par la grâce de la révolution nationale ; cet innocent ne s’embarrasse point, dans sa candeur, de transitions. Il cherche, purement et simplement, à s’aboucher avec des comités de résistance. Il voit. Il croit. Il est désabusé... Depuis quelque mois, par ailleurs, ces Messieurs rivalisent de discrétion dans l’exercice de leur autorité. L’on écarte les dossiers ; l’on fuit les décisions, l’on se cuirasse d’incompétence. Un mot d’ordre sévit : surtout ne rien signer. Les temps sont révolus où les chefs de service, jaloux de leurs prérogatives, s’efforçaient de gagner sur celles de leurs voisins. Chacun veut, désormais, restreindre son ressort. Et le jeu des attributions se joue, maintenant, à qui perd gagne. » Un seul service, qui n’avait cessé de mettre les bouchées doubles, continuait : « Il en est dont la brutalité s’exaspère. Ce sont les plus marqués, les plus violents, ceux qui, sans doute, se sentent définitivement discrédités, les plus redoutables, ceux qui resteront à craindre jusqu’au bout. Ils sont rares. Si, à la direction des RG, la sauvagerie des supplices que l’on fait endurer aux inculpés politiques de tout âge et de tout sexe, atteint un paroxysme, s’il semble qu’une haine de plus en plus désespérée y anime un certain nombre de techniciens de la torture et, s’il est parfaitement exact, enfin, que les commissaires, David, Cougoule et autres (comme le directeur lui-même, M. Rottée [successeur de Simon depuis la mi-août 1941]) ne dédaignent point d’y mettre la main à la pâte, cravache en main, il en va dans les autres services bien autrement. » Toutes les archives établissent la spécialité anticommuniste dudit service, « fer de lance de la lutte anticommuniste », selon J.-M. Berlière, qui reconnaît l’« enthousiasme » de ses chefs « contre leurs adversaires de toujours » (pas seulement animés d’un « enthousiasme » patriotique d’après 23 août 1939, donc ?) L’échange entre trois dirigeants communistes, dont Fernand Grenier, et Pucheu, lors du procès de ce dernier à Alger, en mars 1944, livre l’écho de la documentation directe de 1941-1942. Le Pucheu, si humble devant ses juges, qui seraient ceux du futur État gaulliste, retrouva le 7 mars les réflexes de l’« homme de sang » des années trente , chef des tortionnaires de 1941-1942 - lui qui avait tenu à assister en personne, à la Préfecture de police, à la torture du philosophe et dirigeant communiste Georges Politzer : il interrompit souvent Grenier, le député communiste Mercier et le cheminot Maurice Deloizon qui lui rappelaient ses œuvres, effroyables tortures des militants comprises, et ironisa sur les communistes « renégats [qui...] renseignaient les Allemands ». « Ce massacre, c’est l’extermination des cadres du mouvement ouvrier », lança Grenier . La quasi totalité de « ce massacre », dont tous les types d’archives soulignent en effet le caractère de classe, ne résulta pas du verdict des tribunaux spéciaux allemands ou français. Georges Politzer et la plupart des dirigeants et militants communistes qui avaient empli les rapports de la Préfecture de police - et sans aucun doute de la police de la France entière ‑ ne font pas partie des fusillés de l’échantillon de Jean-Pierre Besse et Thomas Pouty, qui ne sont donc pas « les fusillés ».

Qui peut sérieusement réduire la contribution des communistes à la résistance et leur part dans la liste des morts résistants de France, tombés sur le territoire ou en dehors, au chiffre de 4 000 qui plaît tant à ceux qui voudraient toujours pousser plus loin la révision à la baisse du rôle du « “parti” [dans] la résistance » ? Maurice Thorez et les siens se seraient trompés ou auraient procédé à un regroupement de catégories diverses de morts en recensant « 75 000 fusillés » ? Sans doute, mais combien de dizaines de milliers de communistes tombèrent entre 1940 et 1944, morts en déportation après avoir été livrés à l’occupant par la police française, morts sous la torture de la police ou de la milice, fusillés ou non ? Cette histoire - à la différence de celle de « juin 40 » ‑ reste à faire. Les historiens devront pour ce lever des tabous, de l’étude comparée des classes sociales sous l’Occupation à « la concurrence victimaire ». Il conviendrait de s’atteler tranquillement à la tâche, bien que le fruit d’une telle recherche n’ait aucune chance de meubler la « Page trois » du Monde ou d’autres journaux.


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