Abstention. Au Havre, la gauche victime de ses propres électeurs

vendredi 28 mars 2014.
 

Dans le grand port industriel de Seine-Maritime, ex-mairie et bastion communiste le maire sortant UMP a été élu, dimanche, dès le premier tour. Ici, la «  vague bleue  » tient d’abord au manque de participation dans les quartiers populaires, où les électeurs, traditionnellement favorables au PS et surtout au PCF, ont traîné les pieds.

Dans un bar du centre-ville, hier matin, à quelques pas de la mairie, les garçons en pantalons taille basse s’embrassent en arrivant, commandent un café et jettent un coup d’œil aux journaux sur le comptoir. L’Équipe, d’abord – pour le rugby –, puis le quotidien local qui titre «  Victoire par K.-O.  » avec une photo d’un homme bras levés et boutons de manchette en l’air, chemise Vichy, cravate et veston bleu marine, yeux rouges. À sa table, un des jeunes, chaussures en daim pointues et couleurs pétantes, est pendu au téléphone, affairé en vue d’une fête pour l’élection au conseil municipal d’un ami. «  Ce n’était pas prévu aussi tôt, mais maintenant qu’Édouard a gagné, on peut y aller  », explique-t-il au serveur. Soudain, un gars, casquette vissée sur le crâne, nez dans le journal, rit à gorge déployée  : «  Oh, voilà qu’ils expliquent leur déroute par l’abstention de leurs électeurs, la gauche… N’importe quoi, ils avaient qu’à voter s’ils ne sont pas contents  !  »

La veille, dimanche soir, Édouard Philippe, désigné comme successeur en 2010 par Antoine Rufenacht, a, avec 26 664 voix et 52 % des suffrages exprimés, remporté le scrutin dès le premier tour dans cette ville de 174 000 habitants. Face à la victoire de cet homme qui, selon l’expression de la presse havraise, «  ne touche plus terre  », la gauche est au fond du trou, victime d’une abstention particulièrement forte de ses propres électeurs  : au niveau de la ville, la participation plafonne à 47 % (contre 55,5 % en 2008). Désigné, en octobre 2013, comme candidat du PS à l’issue d’une primaire où la participation avait déjà été très faiblarde (1 500 votants environ), Camille Galap (8 581 voix et 16,7 % des suffrages exprimés) pointe une «  victoire de l’abstention  »  : «  Les gens ne croient plus en l’appareil politique  », se désole-t-il. Laurent Logiou, son prédécesseur à la tête des socialistes locaux, lâche  : «  Quand on faisait campagne, on sentait les gens non pas agressifs, mais désabusés et désenchantés. On aurait dû se méfier.  » Au soir du premier et dernier tour, la communiste Nathalie Nail n’en revient pas, avec 8 385 voix et 16,4 % des suffrages exprimés, de voir sa liste de rassemblement entraînée dans la «  spirale  » sanctionnant la gauche de François Hollande, «  reflet de la désespérance engrangée par la politique gouvernementale de renoncements  ».

Quelques heures plus tard, lundi midi, au siège monumental de la section du PCF du Havre, Nathalie Nail soupire, à l’issue d’une réunion avec son équipe de campagne  : «  Ce sont nos électeurs qui ne se sont pas mobilisés, c’est tout à fait évident dans tous les quartiers populaires, ce sont tous ceux qui prennent les coups du gouvernement aujourd’hui qui ne se sont pas rendus aux urnes. Ce qui est dur, c’est qu’on a tenu la ville pendant un an. On a fait des questionnaires, des ateliers citoyens, on sentait de la sympathie… Puis les gens ne sont pas allés voter, comme s’ils attendaient le deuxième tour  !  » À ses côtés, Baptiste Bauza, jeune militant du PCF et membre de l’équipe de campagne, sort un tableau avec les résultats sur toute la ville. «  On a des taux d’abstention extrêmement élevés dans les quartiers qui nous sont les plus favorables, explique-t-il. On retrouve, comme dans le reste du pays, une tendance à la claque pour la gauche, qui déçoit tellement au plan national… Sauf qu’ici, dans la tête des gens, la gauche, c’est d’abord nous  ! Parfois c’est bien, mais ce coup-ci, cela fait très mal…  »

Dans le détail, sur les quatre cantons du Havre tenus par l’UMP, où le maire sortant flirte avec les 60 % des suffrages exprimés au premier tour, la participation moyenne est de 52,6 %, alors que, dans les cinq cantons avec des conseillers généraux de gauche (quatre pour le PCF et un pour le PS), elle culmine à 42,4 %. Dans deux de ces cantons traditionnellement ancrés à gauche, à Caucriauville, au Bois de Bléville, à La Hêtraie ou à la Mare-Rouge, l’abstention s’approche même des 62 %. «  Au sud de la voie ferrée, tous ceux qui ont voté pour nous, on les a vus pendant la campagne  », ironise, non sans amertume, Nathalie Nail. Secrétaire du PCF au Havre, Gilles Croguennec décrit un paysage inquiétant  : «  Ce n’est même pas de la contestation frontale, c’est juste un désintérêt radical, un rejet de la forme politique dans son ensemble. Avec ce gouvernement, les coups les plus durs pour les couches populaires passent, leurs effets ne se sont pas encore tous faits sentir.  » Dans ces conditions, le danger, ça serait, pour Baptiste Bauza, de ne pas entendre le message. «  Il y a dans les résultats du vote un avertissement d’une grande violence  ! lance-t-il. La gauche peut disparaître, c’est arrivé ailleurs, en Grande-Bretagne ou en Italie… Comment faire pour que les socialistes au pouvoir finissent par entendre le fatalisme qu’ils nourrissent dans les classes populaires  ?  »

Dans le quartier de Mont-Gaillard, au bar-tabac, tout est tranquille. Les habitués parlent du prix du diesel à la station-service. Un gars veut tout savoir du «  match d’hier soir  », le Clasico, entre le Real et le Barça  : «  Si ils n’avaient pas pris de carton, ils auraient gagné, non  ?  » Au comptoir, un autre scrute l’écran, et peste  : «  Quand je ne joue pas, ce sont toujours mes numéros qui sortent.  » Dans ce quartier populaire, les abstentionnistes gardent le cap, sans crier gare.

Thomas Lemahieu


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