Une crise de régime sans précédent

jeudi 13 avril 2006.
 

Dans le Journal du dimanche daté du 9 avril, l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing porte un jugement sans appel : avec la crise du CPE, « la désorganisation des institutions a atteint un niveau inconnu depuis le début de la Ve République ». L’entêtement du premier ministre - dont un président d’Université a pu dire, en sortant d’une entrevue, qu’il était « à la masse » (sic) - l’incapacité du président de la république à prendre une décision et à l’assumer entretiennent le chaos depuis les sommets de l’État.

La république piétinée

Sous le désordre apparaît crûment la réalité de l’organisation du pouvoir sous la Ve république. Ce qu’on a longtemps pu masquer sous des dehors « respectable » se révèle sous le jour impitoyable des évènements : le président donne des ordres au Parlement ; les chefs des groupes parlementaires du parti majoritaire - la « société du 10 décembre » de notre bonapartisme chancelant - se voient investis du pouvoir de négocier avec les organisations syndicales, qui acceptent cette pantalonnade... Le gouvernement n’existe plus - à l’exception d’un premier ministre en sursis que le Canard Enchaîné caricature en « fou qui se prend pour Napoléon ». Le Parlement n’existe plus. Restent le chef de l’exécutif et ses affidés.

Dans le camp de ce pouvoir discrédité, c’est la panique. Les lieutenants se battent entre eux et cherchent le moyen de quitter le navire qui prend eau de toutes parts en minimisant la casse. Le « numéro deux » officiel du gouvernement, le ministre de l’intérieur, prend de plus en plus ouvertement ses distances et prononce à intervalles réguliers des allocutions d’une violence étonnante et à peine déguisée contre le président et son premier ministre. Hervé Morin, président du groupe parlementaire UDF, un groupe pourtant membre de la « majorité présidentielle », affirme que Jacques Chirac aurait dû démissionner le 30 mai 2005 et que Villepin devrait démissionner aujourd’hui.

Morin a raison. Si les Chirac et les Villepin avaient encore un reste d’honneur et de sens de l’intérêt national, ils démissionneraient immédiatement pour redonner la parole au peuple. Mais c’est visiblement trop demander. L’intérêt qu’ils défendent n’est pas l’intérêt national, mais l’intérêt du capital financier et s’ils s’accrochent au CPE, c’est parce que celui-ci est un des éléments du montage des accords de Barcelone. Ils savent que s’ils doivent céder sur ce maillon faible, c’est tout le dispositif qui est menacé.

Ouvrir une issue politique

L’enjeu est en effet de taille : la Grande-Bretagne vient de connaître sa plus grande grève depuis les années 1920 ; les grèves de fonctionnaires paralysent depuis plusieurs semaines les services de certains Länder allemands. Et, contrairement à ce que répètent les laquais de la presse française, les autres peuples d’Europe suivent avec attention et sympathie ce qui se passent en France. Dans ces circonstances, on ne peut que s’étonner des appels pressants des dirigeants du PS pour un « retour à la normal ». Abrogez tout de suite le CPE, répète Hollande, afin qu’on sorte de cette crise et qu’on retourne à nos petites affaires, « as usual ». Lorsque Julien Dray dénonce la prise de pouvoir par Sarkozy, c’est une diversion. Sarkozy n’a pas pris le pouvoir. Il a seulement pris la mesure de la crise et tente de sauver l’essentiel du système de la Ve république, fût-ce en se débarrassant du capitaine. Mais les dirigeants hollandistes et leurs alliés veulent maintenir la vieille ligne « tout sauf Sarkozy » qui permet d’épargner Chirac et Villepin, c’est-à-dire d’attendre tranquillement les échéances officielles. Encore un instant, monsieur le bourreau !

Il est pourtant clair que c’est l’incapacité ou le refus de la gauche d’ouvrir une issue politique qui constitue finalement l’obstacle essentiel sur lequel ce vaste mouvement butte. On peut sans doute reprocher aux grandes centrales syndicales ne pas avoir appelé à la grève générale illimitée jusqu’au retrait du CPE et de la loi dite « pour l’égalité des chances ». Mais, « sur le terrain », les choses ne sont pas si simples. Les débrayages dans le secteur privé sont restés très limités. Sauf dans l’enseignement où les grévistes étaient près de 50%, partout ailleurs (transports, poste, télécommunications), le 28 mars, comme le 4 avril, le mouvement n’a guère pas dépassé la frange des militants. La sympathie pour le mouvement s’est marquée dans les manifestations : ceux qui le pouvaient manifestaient, mais de là à faire grève, il y a un grand pas. Chacun sait bien que la grève générale aurait eu presque immédiatement un aspect révolutionnaire : elle n’aurait pas d’autre but ou d’autre résultat possible que de chasser Villepin et Chirac dans la foulée.

Les dirigeants de la gauche se sont bien gardés d’exiger la démission de Villepin. Au contraire, quand ce dernier a fait mine de mettre sa démission en balance, ils ont protesté contre le « chantage ». Villepin rassuré a pu alors affirmer qu’il n’avait jamais eu l’intention d’abandonner son poste.

S’il y avait un parti de gauche sérieux, un parti vraiment républicain, il exigerait sans attendre la démission des fauteurs de trouble qui siègent au sommet de l’État : ce président dont les 82% de 2002 font irrésistiblement penser à ceux de Lukaschenko ou de Bouteflika, ce Chirac qui négociait déjà les accords de Grenelle il y a près de 40 ans doit prendre sa retraite. Et si Villepin veut continuer de faire de la politique, il devrait recommencer par le commencement et tenter de se faire élire conseiller municipal dans une petite commune.

Un parti de gauche sérieux, un parti vraiment républicain, se battrait que pour la prochaine assemblée élue soit constituante, car il est urgent d’en finir avec ce régime ubuesque. Il est urgent d’établir une république parlementaire, où les députés seraient vraiment représentatifs du peuple dans sa diversité et où les pouvoirs seraient rigoureusement séparés.

Un parti de gauche sérieux, un parti vraiment républicain, enfin, ne se contenterait pas de demander l’abrogation du CPE. Il supprimerait tous les régimes d’exception et rétablirait strictement la règle du code du travail qui est le CDI. Du même coup il dénoncerait les accords de Barcelone par lesquels la France s’est engagée à mettre sa législation en accord avec la « flexibilité » exigée par l’UE.

Denis Collin (Respublica)

www.la-sociale.net


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