Alain Boscus : « Le socialisme jaurésien puisait au meilleur du mouvement ouvrier »

dimanche 15 juin 2014.
 

Historien spécialiste de Jaurès, du mouvement ouvrier et du mouvement socialiste, Alain Boscus analyse les liens féconds qui ont uni le leader socialiste aux syndicalistes révolutionnaires.

Il interviendra sur cette question le 17 juin prochain lors de l’initiative proposée par l’Institut CGT d’histoire sociale et « l’Humanité » à Montreuil (1).

Si les liens de Jean Jaurès avec le mouvement ouvrier sont bien antérieurs, les premières années du XXe siècle marquent un tournant dans son engagement en faveur du syndicalisme ouvrier et du socialisme. Quels sont les événements politiques et sociaux qui conduisent à cette évolution ?

Alain Boscus : La pensée et l’action de Jaurès n’ont rien d’un bloc monolithique qui, sur trente ans, n’aurait pas bougé. Sur des questions décisives comme la guerre, le rapport à l’Etat, les alliances politiques ou encore la question ouvrière, son analyse et ses positions évoluent. Lorsqu’il entre en socialisme comme leader militant à partir de son élection à Carmaux en janvier 1893, à l’issue de la grève à but politique des mineurs de ce bassin, il comprend toute l’importance des liens entre question sociale, pouvoir économique et conservatisme républicain. Sa conviction est faite : la question sociale ne se réglera que par la propriété sociale et l’intervention des classes populaires. Or, lorsqu’il entre en socialisme, le mouvement ouvrier n’est pas celui de 1906. Le syndicalisme est un magma de regroupements partiellement fédérés. Le syndicalisme révolutionnaire en tant que tel n’existe pas. Il s’autonomise et se structure véritablement autour de 1900, après une période de tâtonnements marquée, entre autres, par la multiplication des groupes de base et le développement de leur force, puis par la lutte des verriers de Carmaux et la constitution de la Verrerie ouvrière d’Albi. Le mouvement ouvrier s’organise fortement ensuite. La fédération des Bourses a rejoint la CGT en 1902 et celle-ci adopte en 1906 la fameuse Charte d’Amiens qui affirme l’autonomie du mouvement ouvrier et syndical, mais aussi la volonté d’être créatif dans le cadre de la transformation sociale, à côté des groupements existants, socialistes, anarchistes, coopératifs ou autres.

On observe justement dans la vie politique de Jaurès et du socialisme un « tournant global », aux alentours de 1905-1906 ; la vie politique elle-même a été auparavant secouée de scansions particulières auxquelles Jaurès a été directement mêlé. Lors du très grave épisode politique de l’affaire Dreyfus qui a divisé les socialistes, il fut un des principaux dreyfusards, permettant à une partie du mouvement ouvrier de s’inscrire dans cette dynamique et favorisant ainsi la sauvegarde de la République. Cette période marque aussi un tournant politique avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. Non pas la gauche socialiste, mais la gauche radicale qui possède alors un programme de gauche. Ce programme porte en partie sur des questions sociales comme la baisse du temps de travail, la valorisation de droits sociaux, l’impôt sur le revenu, mais il comporte également de grandes lois qui seront notamment préparées et/ou votées sous le gouvernement Combes, comme la loi de séparation des églises et de l’Etat ou celle abaissant à deux ans la durée du service militaire. Qu’Alexandre Millerand ait viré à droite après être entré dans le gouvernement de défense républicaine en juin 1899 n’autorise pas à affirmer que ces gouvernements n’ont rien fait. Jaurès les soutient dans le cadre d’une alliance entre une partie des socialistes et la gauche radicale.

Pourtant, un virage s’amorce autour de 1905

Alain Boscus : Effectivement. Les radicaux n’ont pas d’autre programme que celui porteur de quelques mesures sociales et des grandes lois sociétales nécessaires que je viens de signaler. Jaurès est convaincu qu’une fois leur programme appliqué, c’est le socialisme qui devra se déployer. Mais avec quelles forces ? Les socialistes sont alors très divisés. Les partisans de Guesde, Vaillant, Allemane et Brousse ne sont pas sur la même longueur d’onde que lui, même si ces dissensions apparaissent souvent factices sur le terrain. Et le groupe des Indépendants lui-même, au sein duquel évolue Jaurès, n’est pas homogène. L’unité socialiste piétine puis recule aboutissant d’abord en 1902 à une scission qui donne naissance à deux organisations : le Parti socialiste français et le Parti socialiste de France. Sur le terrain, on constate lors de ce court épisode la déliquescence des forces socialistes. Cette division est mortifère. L’alliance que Jaurès et ses amis ont nouée avec le radicalisme et les républicains modérés révèle de nombreux côtés pervers. Le « réformisme en acte », assumé et passablement théorisé alors, ne peut se prolonger indéfiniment dès lors qu’il tend à refouler les éléments les plus dynamiques et novateurs des luttes de classe en cours. Il y a risque de rupture entre le socialisme politique (fragile et divisé) et le mouvement ouvrier, en train de s’organiser, mais lui-aussi vulnérable et morcelé, alors même que la croissance retrouvée favorise la montée des revendications et des grèves. Jaurès considère que l’unité socialiste doit être l’élément moteur des transformations en cours et des aspirations nouvelles ; d’autant que la République n’est plus en danger. Des éléments proprement nationaux conduisent donc à la recherche de l’unité et à de fortes exigences en matière d’alliance politique et de programme. De plus, au congrès d’Amsterdam en 1904, l’Internationale socialiste demande aux différents courants du socialisme français de s’unir.

La SFIO voit le jour en 1905. Un an plus tôt, Jaurès créait son journal « l’Humanité ». Je renvoie sans retenue, pour tout cela, à la dernière grande biographie de Jaurès, récemment parue chez Fayard : celle de Gilles Candar et Vincent Duclert.

Avec l’arrivée au pouvoir en 1906 de Clemenceau comme ministre de l’Intérieur puis comme président du Conseil, les relations de Jaurès avec les radicaux se détériorent rapidement. Quels sont les points de fractures essentiels ?

Alain Boscus : D’emblée, Jaurès est plutôt de bonne composition face au cabinet Sarrien puis face à ce gouvernement Clemenceau vraiment radical. Il considère que le leader historique du radicalisme peut encore mener à bien des réformes comme les retraites ouvrières et paysannes, l’impôt sur le revenu...

Mais quand Clemenceau accède au pouvoir, il doit faire face à des contestations sociales très vives et au développement des luttes sociales, dans les secteurs privé mais aussi chez les Postiers, les instituteurs, dans le Midi viticole… Et il y répond à sa façon, c’est-à-dire par une répression rarement égalée, en portant atteinte au droit de grève, et en le refusant aux fonctionnaires. A la suite de la catastrophe de Courrières en mars 1906 qui se solde par 1099 morts exactement, des dizaines de milliers de mineurs se mettent par exemple en grève. Face à eux, il déploie la force armée dans le Nord Pas-de-Calais : un militaire pour deux grévistes ! Clemenceau est également un premier ministre manipulateur, fourbe et retors, usant et abusant de tous les moyens à sa disposition : menaces, intrigues, promesses, force répressive, emploi d’indicateurs et agents provocateurs… Notamment en 1908 à Draveil, Vigneux et Villeneuve-Saint-Georges (épisode qui se traduira par plusieurs morts). Il fait aussi arrêter préventivement les dirigeants de la CGT, en inventant de toute pièce un complot contre la République. Cette attitude négative et autoritaire porte bien la marque de l’individualisme forcené de l’ancien « tombeur des ministère ». Mais il convient de ne pas personnaliser cette affaire ; Clemenceau est en fait le reflet de la crainte de diverses composantes de la bourgeoisie, apeurées par la montée du socialisme et du mouvement ouvrier. Surtout, cette attitude négative va durer jusqu’à la fin de son mandat en 1909. Jaurès et les socialistes vont se dresser vent debout contre ce gouvernement radical.

Ce n’est pas tout, aucune loi prévue ne passe, faute de volonté et de travail réel de la majorité parlementaire, alors même que Clemenceau aurait pu vraiment s’appuyer sur elle. C’est l’enlisement le plus total. La répression, le refus d’avancées sociales (en dépit de la création du ministère du travail, il est vrai depuis plusieurs années en gestation), la politique extérieure équivoque et dangereuse, criminelle même au Maroc, caractérisent le gouvernement de Clemenceau et sa politique alors que la gauche n’a jamais eu une majorité aussi forte. On comprend les vives confrontations sur le fond de juin 1906, de juillet 1907, ou encore de 1908 et 1909, entre Jaurès et Clemenceau à la Chambre des députés et par le biais de la presse. « Le néant de l’homme et de sa politique apparait » écrivait-il dans la Dépêche en décembre 1908, et cinq mois plus tard : « M Clemenceau ramène cette législature finissante à la politique des Périer, des Méline et des Dupuy […] A travers des soubresauts, des incertitudes, des contradictions, c’est en pleine réaction qu’elle finit ». Son ministère, écrira-t-il encore en août 1912, a été « un de grands avortements politiques de la troisième République »…

Revenons à la volonté d’autonomie des syndicalistes révolutionnaires nettement affirmée avec la Charte d’Amiens adoptée par la CGT en 1906. Comment Jaurès analyse cette situation et se positionne ?

Alain Boscus : Cette volonté d’autonomie est plutôt réaffirmée en 1906, car en fait il y a plus d’une dizaine d’années qu’elle structure la dynamique sociale et le syndicalisme. Comme toujours, Jaurès étudie la question sans chercher à redessiner le présent suivant ses souhaits. En 1905, le mouvement ouvrier atteint sa première maturité, bien qu’il soit encore faible et hétérogène, à tous les points de vue. Mais le syndicalisme révolutionnaire qui en constitue le ciment idéologique poursuit le même objectif de transformation que le socialisme. Pour Jaurès, c’est un atout essentiel ; il y a une classe ouvrière et des revendications qui lui sont propres. Il reconnaît donc cette autonomie, cette « intégrité de pensée et d’action », comme il le dit à plusieurs reprises. Il s’agit donc de trouver les moyens de faire avancer dans le même sens les divers éléments de la classe ouvrière, qu’ils soient politiques, syndicaux ou coopératifs. C’est l’idée que la classe ouvrière est une, qu’elle constitue l’élément de la transformation sociale souhaitée, puis que l’unité conduira à cette transformation. Jaurès a une approche à la fois pragmatique et théorique qui lui permet de maintenir le lien avec le syndicalisme révolutionnaire. Il analyse la puissance syndicale en devenir, en la percevant de façon non monolithique. Pour lui, la Confédération est en construction, elle évolue et continuera à évoluer. Dès lors qu’elle se fortifiera, que ses forces grandiront, elle se confrontera de mieux en mieux au réel, et sera amenée à limiter tout verbalisme révolutionnaire inutile, elle pourra mieux articuler les deux éléments de la « double besogne » qui est au cœur même du syndicalisme d’alors : la lutte quotidienne contre l’exploitation patronale, sous toutes ses formes, et le patient travail d’organisation et de formation en vue de la transformation sociale complète. Il espère, et c’est son objectif, que les syndicats regrouperont de plus en plus de salariés (jusqu’à une majorité), qu’ils formuleront des propositions concrètes, qu’ils parviendront à mettre en œuvre une démocratie ouvrière de masse... Il souhaite que la confédération, à son plus haut niveau, soit le reflet de cette vie ardente, qui est selon lui la mieux à même de faire déboucher positivement la lutte des classes. Et pour cela, la classe ouvrière ne doit négliger aucun atout. L’action politique, le socialisme organisé en est un, et non des moindres, lui-même devant agir et penser de façon autonome, mais en étant en phase avec les mouvements sociaux et les aspirations ouvrières et prolétariennes (nous dirions aujourd’hui salariales). De ce point de vue, son « modèle » le plus proche, mais non l’unique, reste celui du syndicalisme minier, de masse et de classe et, du point de vue politique, celui de la Fédération d’unité socialiste de Tarn qui a longtemps fait agir cote à cote des syndicats, des cercles et associations ainsi que des groupes socialistes.

Les liens étroits qui se tissent entre Jaurès et les syndicalistes révolutionnaires n’excluent pas pour autant des désaccords persistants. Quels sont-ils ? Comment les uns et les autres tentent de les surmonter ?

Alain Boscus : Insistons tout d’abord sur les points d’accord : la critique de la société capitaliste, l’idée que le mouvement ouvrier doit s’organiser et se renforcer toujours plus et, enfin, le but commun à atteindre. Entre aussi en ligne de compte la compréhension par Jaurès de la culture ouvrière. L’idée que les ouvriers sont collectivement porteurs d’une intelligence propre, nécessaire à l’analyse et à la transformation de la société. L’idée du travail créateur (bien qu’aliénant et aliéné dans la société capitaliste) et d’une sorte de morale de classe, faite de dignité, de solidarité, de courage et de vérité. L’idée que les questions les plus profondes peuvent et doivent être discutées au sein même du mouvement ouvrier. Les « fondamentaux » de la lutte ouvrière et socialiste se rattachent à tout cela : la lutte des classes, la théorie de la valeur et de l’exploitation, le rôle des classes populaires, le combat contre toutes les formes d’aliénation (parmi lesquelles le cléricalisme et le nationalisme). Le fondement de sa pensée, comme celle des syndicalistes, repose bien sur l’idée que la lutte des classes s’impose, même si les formes de celle-ci sont diverses. La transformation ne peut avoir lieu que par la disparition des classes et l’abolition de la propriété privée. En cela, il est un marxiste conséquent qui ne s’ignore pas et qui puise en même temps dans la déjà longue histoire des luttes de classes et de la pensée socialiste.

Jaurès n’est pas pour autant un homme de consensus ; c’est un homme d’unité, d’alliance, de compréhension y compris de ses adversaires. De fait, des désaccords existent entre les syndicalistes révolutionnaires et lui. Il désapprouve par exemple l’ouvriérisme et l’antiparlementarisme. Il a aussi horreur de la violence. Elle le bouleverse bien qu’il en comprenne les raisons : la société inégalitaire et chaotique est violente ; les décisions feutrées des conseils d’administration des grandes sociétés par actions sont violentes ; le pouvoir concentré et combiné (jusqu’à l’absolutisme) des élites économiques, politiques, militaires, judiciaires est violent. Mais il veut tout faire pour l’éviter. Ses analyses profondes des grèves en portent la marque, de même que sa démarche « étapiste », sa volonté de ménager des transitions pour la transformation de la société. Sa crainte, en ce domaine, vient plus des réactions des classes possédantes, prêtes à tout pour maintenir leurs privilèges, et pouvant demeurer aveugles aux évolutions nécessaires de la justice et aux aspirations émancipatrices. D’où la richesse de sa pensée qui ne ferme la porte à aucune hypothèse historique tout en laissant une place éminente au travail d’organisation et d’éducation, jusqu’à vouloir convaincre les plus réticents afin de leur montrer que la société socialiste ne violentera personne et pourra être le creuset du plein épanouissement individuel et collectif.

Il n’en reste pas moins vrai que Jaurès, comme la quasi-totalité des socialistes de son temps, répugne à dessiner les contours de la société future. Elle sera ce que les rapports sociaux et les forces collectives en feront. D’où sa son intérêt pour le présent et pour le moyen terme, c’est-à-dire pour le temps de l’action humaine et politique, éclairée par les enseignements du passé et par l’idéal de justice de la société à-venir. Cela le conduit, dans ses rapports avec le syndicalisme révolutionnaire, à discuter et à reconsidérer des thèmes, eux-mêmes âprement débattus au sein des organisations syndicales, à différents niveaux. Des thèmes qui dessinent finalement un axe de convergence, là même où le clivage pouvait paraitre initialement insurmontable. Il en est ainsi des analyses de l’Etat, de l’appréciation du rôle des minorités agissantes, du rapport du syndicalisme à la démocratie politique, toutes choses, impossibles à détailler dans le cadre de cet entretien, que j’ai développées dans une brochure édité par l’Institut régional CGT d’histoire sociale Midi-Pyrénées.

Si la pensée de Jaurès s’affine, celle des militants syndicalistes évolue aussi. La tribune qu’il leur a ouverte en une de l’Humanité, en 1906, joue son rôle. Après le 1er Mai de cette année-là et après la tentative de grève générale de 1908, qui se traduit par un fiasco et est durement réprimée, un courant monte au sein de la CGT, autour de Monatte et Merrheim mais aussi, d’une certaine façon autour de Jouhaux lorsqu’ il aura accédé au secrétariat général, pour répudier tout verbalisme réducteur et dangereux et pour arrêter de se bercer d’illusions. Ces militants de valeur conviennent de mieux analyser les rapports de forces réels et constatent qu’aux côtés de la CGT, le Parti socialiste et l’Internationale œuvrent de manière positive. La convergence est donc nette en ce qui concerne la lutte contre la guerre et l’appréciation de la grève générale. Si Jaurès réfute l’idée de « grand soir » par l’arrêt de travail généralisé, il retient ce mode de lutte pour la défense de droits fondamentaux comme le suffrage universel. Et il finit par comprendre la force mobilisatrice de l’idée à l’heure des grandes concentrations industrielles. Il souligne même son ancrage dans le réel : à mesure que l’organisation ouvrière grandit et que les problèmes du salariat se généralisent, la lutte elle-même élargit son territoire et regroupe des forces corporatives disparates. Cela le conduira donc, on le sait, à emprunter cette idée pour lutter contre la guerre.

Ultime combat commun entre Jaurès et la CGT, celui contre la guerre. Où en sont leurs rapports dans les mois qui précèdent le déclenchement de la grande tuerie de 1914 – 1918 ?

Alain Boscus : Ils partagent en commun l’idée que les premières victimes de la guerre qu’ils entrevoient seront les peuples. Ils appréhendent les risques de conflagration mondiale dès 1905 avec la crise de Tanger au Maroc, en 1911 avec la crise d’Agadir, puis avec la guerre des Balkans en 1912. Derrière ces conflits, ce sont pour eux les impérialismes qui s’opposent, attisés par le militarisme et le nationalisme. Jaurès estime que seuls les socialistes et le mouvement ouvrier sont à mêmes d’empêcher l’escalade car l’internationalisme est un de leurs fondements. Il participe très régulièrement aux réunions du Bureau socialiste internationale depuis sa création en 1902, et ce jusqu’en 1914. Il pense que la vigilance et l’action du « prolétariat international » peuvent faire reculer la guerre. Cela le conduit à rester optimiste et même parfois à se bercer d’illusions.

La CGT est également internationaliste. Cependant, elle l’est moins dans la pratique en raison de sa coupure avec les autres grands mouvements ouvriers, d’Allemagne et de Grande-Bretagne. Dans tous ses congrès, la CGT prend fermement position contre la guerre. Depuis la première Internationale, le mouvement syndical et socialiste a toujours été sur cette longueur d’onde. Toutefois, le syndicalisme révolutionnaire tire des conclusions pratiques, fondées sur la phraséologie antipatriotique, antimilitariste et « insurrectionnaliste », qu’il est ensuite incapable de décliner sur le terrain. Les déclarations de dirigeants « ultras », en ce domaine, sont répétées en permanence dans les congrès de la CGT et de temps en temps dans des réunions publiques. Mais, franchement « hors sol », elles sont loin de résumer à elle seules l’attitude des militants syndicaux et des organisations de base. Les dirigeants socialistes le savent bien, Jaurès tout particulièrement, et critiquent ce verbalisme. Il n’empêche ! L’idée reste forte à l’époque, dans les milieux militants, que les prolétaires n’ont pas de patrie à défendre coute que coute en prenant les armes, et qu’il faudra tout faire pour empêcher la guerre, y compris en organisant une grève générale, dans tous les pays concernés. La force de Jaurès est d’avoir pris la mesure de cela, alors même qu’il s’échinait à mieux défendre la patrie en combattant la loi des Trois ans et en proposant une autre organisation militaire de la France, une « Armée nouvelle ».

D’où précisément cette idée de grève générale simultanée contre la guerre qu’il peine à imposer au sein même de la SFIO et qui n’aboutit pas au sein de l’Internationale. Que cette idée ait été interprétée différemment ici et là importait peu dans l’immédiat. Imposer un arbitrage international ? Faire peur aux gouvernants et aux puissants ? Arrêter l’escalade meurtrière ? Profiter de ce moment pour prendre le pouvoir ?... L’essentiel se situait bien de part et d’autre dans cette pédagogie de la paix et dans cette lutte de tous les instants qu’il fallait gagner … On connaît la suite, mais cela n’empêche pas de considérer la justesse du combat mené, bien que perdu, et permet de rappeler qu’en bien des domaines, lorsque Jaurès est assassiné, il se situe à la gauche de la SFIO ; l’affirmation nette du socialisme contre le radicalisme, les rapports avec le mouvement syndical et sa discussion serrée avec le syndicalisme révolutionnaire, sa proposition de grève générale contre la guerre, tout cela ne fait pas de lui le réformiste consensuel que tous les partis de gauche, y compris le tout jeune PC, fagoteront dans un « jauressisme » simplet a-historique et « instrumentalisable » à souhait…

Propos recueillis par Alain Raynal

(1) « Jean Jaurès et le syndicalisme : une pensée et une action sociale ». Mardi 17 juin, de 9 h à 12 h, siège de la CGT, porte de Montreuil. Conférences avec les historiens Jean-Numa Ducange, Alain Boscus et Gilles Candar. Discussion avec Thierry Lepaon secrétaire général de la CGT et Patrick, Le Hyaric, directeur de l’Humanité.

Ce week-end Jaurès dans le Tarn

C’est un long week-end tarnais qui commence ce vendredi par une visite au musée de Castres en présence de Patrick Le Hyaric, directeur de l’Humanité, suivie d’une rencontre à la bourse du travail. Dans l’après-midi, découverte des manuscrits de Jaurès aux archives départementales d’Albi, puis passage par Cagnac-les-Mines et Cap’Découverte. À 19h, dîner à Carmaux, suivi du spectacle les Grandes Bouches. Samedi, la verrerie ouvrière d’Albi sera au cœur de cet hommage. Dimanche, 
à Carmaux, conférence à 10h de Charles Silvestre. À 12h, dépôt de gerbe place Jean-Jaurès, suivie d’un déjeuner républicain à la Fête de l’Humanité au parc du Candou et débat, à 15h, avec Patrick Le Hyaric.

Bio express Maître de conférences à l’Université Toulouse-Jean Jaurès, Alain Boscus est membre des conseils d’administration de la Société d’études jaurésiennes et de l’Institut régional CGT d’histoire sociale de Midi-Pyrénées. Ses recherches portent sur l’histoire économique et sociale régionale, sur l’histoire du travail et de la propriété, sur Jean Jaurès... Entre autres publications et articles : « Jaurès, la CGT, le syndicalisme révolutionnaire et la question sociale, 2008 » ; le chapitre II de l’ouvrage collectif « Jaurès – L’intégrale des articles dans La Dépêche » (sous la dir. de R.Pech et R.Cazals), 2009.


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