Le Front de gauche et la tectonique des pauvres

mercredi 16 juillet 2014.
 

Comment comprendre que le Front de gauche échoue à constituer une force politique puissante, un front populaire. Pour le sociologue Richard Dethyre, son problème majeur est précisément de s’intéresser, de s’adresser et faire avec les catégories populaires, et tout particulièrement avec les chômeurs, les précaires et tous les "sans".

Sociologue, Richard Dethyre crée en 1988 l’association pour l’emploi, l’information et la solidarité (APEIS, www.apeis.org/). En 1992, il publie La révolte des chômeurs (Robert Laffont), suivi en 1998 de Chômeurs La révolte ira loin (La Dispute), puis chez le même éditeur Avec les saisonniers Une expérience de transformation du travail dans le tourisme social, en 2007. En 2010, il coordonne avec Karine Delpas le premier Forum social des saisonniers.

En 2012, il est l’un des auteurs de L’envers de la fraude sociale, ouvrage collectif sous la direction de Philippe Warin (La Découverte). La même année, il participe à la création de la troupe des Z’en Trop. Il est l’auteur de la pièce Comment ils ont inventé le chômage, mise en scène Muriel Righeschi.

L’échec du Front de gauche prend sa source dans son incapacité à s’enrichir de ce qui pourrait faire sa force. Le vote des chômeurs, des jeunes, des ouvriers pour 30 à 35 % d’entre eux pour le FN est analysé chez "nous" avec ce qui me semble être une distance sociale qui éclaire ou révèle la nature du problème que je voudrais développer ici. Chacun peut sans mal établir un lien entre ce vote, les abstentions massives, la crise sociale, la crise de confiance, le désespoir, le sentiment d’abandon… Ce qui me parait plus difficile, c’est d’évaluer réellement les ruptures que cela recouvre, et de tenter d’y pénétrer. Par exemple, en s’interrogeant sur la disparition du "sujet chômeur" dans les campagnes successives des élections municipales et européennes ; ou en s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles aucun maire de la gauche alternative ne tente de réunir ceux qui sont privés de travail afin de leur donner une place, une visibilité politique, de les aider à se rassembler.

Culpabilisation et individualisation

S’interroger, c’est se plonger au cœur de la crise de la politique. Hier encore, à la fin des années 90, les maires réunissaient 850 chômeurs à Saint-Denis, 250 à Ivry, 400 à Aubervilliers, 350 à Vitry, et bien d’autres à Champigny, Valenton, Gentilly, Stains, Bobigny, Chevilly, Choisy-le-Roi, Montreuil, etc. En lieu et place de cette belle démarche, beaucoup d’élus ont ces dernières années créé des "forums pour l’emploi" avec stands pour apprendre à établir des CV, évaluer son employabilité… Que s’est-il donc produit pour renoncer à ce qui était si précieux ? Se poser la question, ou tenter d’y répondre, c’est déjà reconnaitre qu’il y a là un problème qui nous concerne directement. Alors, comment décortiquer la chose ?

Les institutions ont multiplié des programmes qui sont baptisés remobilisation, accompagnement… Personne ne croit à leur efficacité, personne ne veut envisager les effets politiques et sociaux pervers qu’ils produisent.

Les campagnes de culpabilisation des chômeurs et la mise en place de suivis personnalisés par les institutions ont fait reculer l’approche collective, l’image du collectif, la responsabilité collective, la mobilisation collective. La massification du chômage n’est plus évaluée comme un phénomène relevant de décisions économiques et politiques. De fait, sur fond de campagne de culpabilisation, l’idée que pour y faire face il faut mettre en place des stratégies individuelles s’est imposée. Les institutions ont multiplié des programmes qui sont baptisés remobilisation, accompagnement. Laissant entendre que le retour à l’emploi passe par la capacité individuelle des chômeurs à être dans le moule duquel ils seraient sortis ou dans lequel ils ne seraient jamais entrés. Ces programmes, à l’efficacité desquels personne ne croit, personne ne veut envisager les effets politiques et sociaux pervers qu’ils produisent.

Après les récents résultats électoraux, à lire ce qui est couramment écrit, on croirait que personne n’ose considérer le sujet, comme s’il nous renvoyait une image que l’on ne veut pas voir.

La massification de la précarité

L’émiettement du travail, c’est notamment l’explosion du nombre de contrats à durée déterminée : en dix ans, il y a eu + 120 % des CDD de moins d’un mois et + 80 % des CDD de moins d’une semaine. 45 % des inscriptions mensuelles à Pôle emploi sont des fins de CDD. S’y ajoute le recours systématique aux emplois aidés.

35 % des SDF ont une feuille de paie. 10 % des plus pauvres ont 38 % de leurs ressources qui dépendent des allocations. Notre solidarité glisse vers un système de perfusion sociale minimale. La charité privée vient en relai de la charité publique. 2 290 000 personnes sont au RSA.

Un séisme caché, nié

Il nous faut déjà illustrer cette profonde rupture par les chiffres officiels (bien qu’ils soient largement triturés) : il y a 8,5 millions de chômeurs et travailleurs précaires ; 1 offre d’emploi pour 57 demandes, 130 millions de repas distribués au resto du cœur. Il s’agit du marqueur le plus tragique de la France d’aujourd’hui. Après avoir été licenciés, les "fins de droits" font la queue à la soupe populaire. Double humiliation.

Cette réalité là, un véritable séisme, n’a pas sa place dans la vie politique d’aujourd’hui. Pourquoi ? Qu’est ce qui est en jeu ?

Au-delà des chiffres, la connaissance de ce qu’ils représentent est essentielle. Parmi les forces militantes de la gauche alternative une distance sociologique s’est établie avec ce peuple. On assiste à une certaine "gentrification" de la gauche alternative. Qui révèle et alimente une désincarnation de son rapport à la société réelle, une distance avec le peuple tel qu’il est aujourd’hui ; à cela s’ajoute le dictat des comptables et des gestionnaires. Ainsi, rien ne pourra bouger si nous ne modifions pas la place que doit avoir le peuple dans une démarche de rassemblement : réelle, concrète, symbolique. Il faut avoir l’ambition première d’être POPULAIRE. Comment ?

C’est un long, mais indispensable processus. Bougeons nos représentations, notre manière de voir, nos priorités, notre militantisme. Mettons-nous résolument aux côtés de ceux qui sont délaissés, méprisés, humiliés, oubliés : comment parler du peuple sans rien partager avec lui ? J’ai lu pas mal de contributions intelligentes, mais aucune ne m’a convaincu quant à une réponse à ce besoin crucial.

Quelques fois, quand l’actualité est dramatique, Pôle emploi apparaît comme un lieu actif d’invalidation identitaire pour ceux qui y sont soumis… Mais qui s’y rend en portant un regard militant ? Quelles expériences échangeons-nous ? De quelles nouvelles pratiques est-il question ? Pour moi, la plus grande défaite, c’est de ne pas voir que le terrain de combat essentiel se trouve là, dans ces lieux de détresse. On peut en fait y puiser les arguments, les sujet et … les mots, y fourbir les armes. Comment faire émerger face aux logiques libérales la parole du peuple qui dit "Non, je ne peux pas payer les transports, ni mon loyer" ? Comment créer un rapport des forces à Pôle emploi, qui va vous demander pour la troisième fois le papier que vous avez déjà fourni, qui aura perdu votre dossier, qui soutiendra que vous ne l’avez pas déposé ? Nous sommes remplis d’émotion lorsque les frères Dardenne ou Robert Guédiguian mettent en scène la réalité sociale… Le réel est tout aussi émouvant.

On assiste à une certaine "gentrification" de la gauche alternative, qui révèle et alimente une désincarnation de son rapport à la société réelle, une distance avec le peuple tel qu’il est aujourd’hui.

A-t-on réellement idée de ce qu’endurent tous ceux qui se heurtent aux guichets de la Sécu, de Pôle emploi ? Ou celui qui subit l’accueil glacial en mairie pour n’avoir pas payé la cantine ou la colo, ou pour qui les courriers de sommation se succèdent. Ce sont les mêmes qui ne peuvent pas payer de loyer, les mêmes dont les enfants arrivés en âge de partir resteront à la maison surpeuplée. Mais qu’y pouvons-nous ? Nous ne sommes pas responsable du manque de logement, ce sont les gouvernements… Et comme le dit un maire adjoint : « On est bien obligé de faire un premier tri en fonction des ressources, il n’y a pas de logement. »

Que veut dire être privé de resto, de vacances, de projets ? Jamais de ciné, la voiture trop vieille que l’on ne peut plus réparer. Tout cela, pour le savoir, il faut le partager. Les plus fragiles sont poussés à une consommation à haut risque. Si tu n’as pas, tu n’es pas, dit la publicité ! À l’angoisse de ne pas pouvoir s’ajoute la honte, les humiliations, le sentiment de ne pas être capable. Ne jamais être en paix, et puis abandonner, ne plus demander, renoncer tellement tout parait difficile, impossible, et puis ruminer. Comme une lente maladie, la dérive s’impose et fait passer des millions de personnes de l’autre côté de la rive.

Eh bien, toutes ces personnes ne rencontrent pas ceux qui devraient les entendre, leur faire confiance, organiser avec eux l’action. Alors s’installe très vite en lieu et place de la citoyenneté un "Tous les mêmes" désignant tous "les politiques".

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