Syrie : pourquoi la Turquie laisse Kobané tomber

mercredi 15 octobre 2014.
 

L’image est terrifiante. D’un côté de la frontière syro-turque, des combats d’une violence inouïe entre les djihadistes de l’organisation État islamique (EI) et les combattants des Unités de protection du peuple kurde (YPG). De l’autre, des chars de l’armée turque observant, immobiles, l’EI planter, au fur et à mesure de ses succès fulgurants, ses drapeaux noirs en haut des collines de Kobané (Aïn el-Arab en arabe). Pourtant, si la troisième ville kurde de Syrie tombait entre les mains de l’EI, les djihadistes ne se trouveraient plus qu’à quelques kilomètres de la Turquie, s’assurant le contrôle d’une longue bande continue de territoire à la frontière.

Si les peshmergas, ces combattants kurdes rattachés à la région autonome du Kurdistan irakien, sont armés par la coalition internationale, les combattants de l’YPG, branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD), demeurent totalement livrés à eux-mêmes face aux djihadistes surarmés, et les rares frappes américaines dans la région ne parviennent pas à freiner l’avancée de l’EI.

"Le PYD n’est autre que la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation turque considérée comme terroriste par les États-Unis et l’Union européenne", rappelle Jordi Tejel, professeur d’histoire internationale à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. "Et la Turquie ne veut pas entendre parler de soutien au PKK, engagée depuis 2012 dans une délicate négociation de paix avec Ankara."

À la faveur du conflit syrien, le PYD a administré en 2012 trois grandes régions du nord de la Syrie abandonnées par le régime. "Les liens entre le PYD et Bachar el-Assad ont toujours été très ambigus", pointe le professeur Jean Marcou, de l’observatoire de la vie politique turque. "Tout d’abord opposés à Damas, les Kurdes ont par la suite conclu une sorte d’alliance objective avec le président syrien. De fait, l’abandon des territoires du nord de la Syrie au PYD, et donc du PKK, a été ressenti comme une revanche que Bachar el-Assad prenait vis-à-vis de la Turquie."

Farouchement opposée au président syrien depuis le début de la révolte en 2011, Ankara a tout mis en oeuvre pour obtenir rapidement sa chute. Outre le soutien politique à l’opposition syrienne à l’étranger, la Turquie a laissé passer sur son territoire combattants et armement en direction de la majorité des groupes rebelles syriens, y compris les plus radicaux. "Il y a eu un double jeu de la Turquie vis-à-vis de l’organisation État islamique", poursuit Jean Marcou. "Tout d’abord parce qu’Ankara aidait tout ce qui pouvait contribuer à la chute de Bachar el-Assad. D’autre part, il se servait du prétexte que ces mouvements extrémistes avaient été engendrés par la répression des populations sunnites en Syrie et en Irak." Sauf que le "monstre" djihadiste est bientôt devenu incontrôlable.

Deux mois après avoir proclamé leur califat à cheval sur la Syrie et de l’Irak, les djihadistes ont lancé le 16 septembre une vaste offensive dans les régions kurdes de Syrie, qui a fait plus de 400 morts en trois semaines. Après s’être emparés en un temps record de quelque 70 villages, ils ont pénétré lundi dans la ville d’Aïn al-Arab (Kobané en kurde), où leur progression a été fulgurante. Experts en guérilla urbaine, les quelque 2 000 islamistes présents n’ont pas tardé à faire reculer les combattants du PYD, certes ultra-motivés mais bien moins nombreux, et sous-équipés. Une bataille "terrifiante", se sont émus les États-Unis, dont la dizaine de bombardements depuis le début de la semaine n’a guère changé la donne. D’autant que la Turquie, en plus de rester passive, bloque désormais tout passage de renfort kurde à sa frontière.

Depuis le début de la "crise de Kobané", Ankara frappe par son double discours. L’espoir, suscité la semaine dernière par le Premier ministre Ahmet Davutoglu, qui a indiqué que la Turquie ferait "tout ce qu’elle peut" pour empêcher la chute de Kobané a vite été douché par le président Recep Tayyip Erdogan, qui a déclaré mardi que la ville syrienne était "sur le point de tomber" entre les mains des djihadistes. Pourtant, le Parlement turc avait donné jeudi dernier son feu vert à une intervention militaire en Irak et en Syrie.

"La Turquie, qui a déjà payé le prix du conflit syrien en accueillant près de deux millions de réfugiés chez elle, ne veut pas se laisser entraîner seule dans cette intervention", analyse le spécialiste Jean Marcou. Rappelant la semaine dernière que le départ de Bachar el-Assad constituait toujours une priorité à ses yeux, le président Erdogan a invité la semaine dernière la coalition internationale à trouver une solution "durable" contre l’EI. "Tandis que les États-Unis demeurent focalisés sur l’anéantissement de l’EI, la Turquie souhaite s’attaquer à la cause profonde de la crise syrienne, c’est à dire Bachar el-Assad."

C’est ainsi que, lors d’une rencontre avec le président du PYD, Salih Muslim, samedi à Ankara, des responsables du renseignement turc ont indiqué qu’ils étaient prêts à apporter un soutien logistique aux combattants kurdes de Syrie si ces derniers gagnaient les rangs de l’opposition syrienne modérée et affirmaient clairement leur opposition au président syrien. À en croire le quotidien Hürriyet, les Turcs ont également conseillé au chef du PYD de se distancier du PKK. Renvoyant dos à dos le PKK et l’EI, qu’ils considèrent tous deux comme des mouvements terroristes, Recep Tayyip Erdogan compte bien tirer profit de la crise sur le plan intérieur. "Le PKK sortirait très affaibli d’une défaite du PYD à Kobané", souligne l’expert Jordi Tejel. "De façon indirecte, l’EI fait le jeu de la Turquie en affaiblissant le PKK, ce qui pourrait permettre à Ankara d’être en position de force dans les négociations de paix."

Depuis l’île-prison turque d’Imrali où il est emprisonné à vie, le chef du PKK Abdullah Oçalan a averti que les pourparlers seraient "terminés" si Kobané tombait.

10-2014 - Armin Arefi


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