Redonner au peuple le pouvoir d’inventer

lundi 3 novembre 2014.
 

- Pour la 6ème république
- Par Christian Salmon, écrivain

De la Politique à la Littérature, il n’y a pas si loin lorsqu’elles sont à leur plus haut niveau d’exigence et que, pour ainsi dire, elles sont au plus près de leur raison d’être : elles créent des mondes possibles, elles explorent des possibilités de vie, elle inventent un peuple à venir. C’est à cela qu’on reconnaît les grands romans comme les révolutions : ils accomplissent un changement de perception, une révolution du sensible ; ils enregistrent de nouveaux rapports au corps, au temps et à l’espace. Lorsque cette exigence se perd, politique et littérature régressent aussitôt au niveau de la gestion au jour le jour de l’attention publique : spectacle de la politique et feuilleton des destins personnels. Inutile d’y insister c’est notre vie quotidienne médiatique, le plafond de verre de notre pauvre imaginaire collectif. C’est ce plafond de verre que le « mouvement » pour la 6ème République se propose de faire sauter.

Inventer un peuple dans le champ de la politique ou de la littérature, cela signifie actualiser une virtualité, donner à voir une communauté qui vient, et les formes qu’elle prend : assemblées virtuelles, marches, manifestations, mobilisations numériques, conseils, concerts… c’est révéler, comme on le fait d’une photographie, non pas une vérité mais une image, c’est renommer cette image, c’est inventer un peuple. Non pas le peuple de la sociologie électorale, non pas le peuple qu’auscultent, comme un patient, les instituts de sondages… Le peuple manque car il n’est pas une donnée objective, c’est une marée, un mouvement : il manque à lui même et aux autres. Il peut s’absenter pendant des décennies de la scène de l’Histoire et faire une réapparition surprenante sous des formes toujours nouvelles et imprévisibles, dans certaines circonstances, par exemple lorsqu’il s’assemble en 2011 lors des révolutions arabes sur les places publiques pour faire entendre sa voix ou lors des grandes apparitions historiques sur la scène du roman comme ce fut le cas du peuple d’Amérique latine dans Cent ans de solitude ; le roman-genèse de Garcia Marquez qui fut un événement qu’on peut qualifier de politico-littéraire puisque tout un peuple s’est soudain reconnu dans une communauté fictive de villageois. « Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt. »

Les fictions littéraires ont un pouvoir constituant. Les œuvres constituantes des révolutions relancent l’invention démocratique. L’une et l’autre créent des mondes possibles. Inventer un peuple c’est « repeupler » le monde de possibilités humaines mais aussi animales, végétales, et même de produits manufacturés d’une autre espèce, dont on n’avait pas idée ; c’est libérer des devenirs à l’oeuvre et les relier à des minorités… Entreprise écologique par excellence. Car si les majorités ont un avenir seules les minorités ont des devenirs. Seules les minorités, les exclus, les sans-quelque chose, les denizens peuvent entrer dans des devenirs mutants, dans des processus de transformation car ils n’ont rien à perdre, étant sans-quelquechose. Les majorités, les citizens, les ayants droits ont un passé, un héritage à conserver, un statu quo à préserver. Ils ne peuvent pas muter, trop de droits à transmettre, trop de puissance à exercer, trop de lobbying à exercer. Les majorités se forment, se constituent, se coalisant, en excluant les devenirs…

Les minorités sont obliger de muter, de devenir. C’est à elles que l’appel pour une 6ème République s’adresse. Elle ne prétend qu’une chose à son commencement : redonner à ces minorités multiples, divisées, repliées sur elles-mêmes, un droit imprescriptible, un droit d’invention, le droit aux devenirs imprévus. Le droit d’inventer sa vie, les formes qu’elle prend avec d’autres, les figures et les couleurs du commun, le pouvoir de se constituer en sujets vivants d’une aventure commune. Non plus seulement la résistance mais la persistance et la relance d’un récit commun : le droit de se constituer en sujets : une fiction constituante.


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